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Mesurons le commerce mondial plutôt en termes de valeur ajoutée !
Le projet Trade in Value Added (TiVA, en français, EVA – Échanges en valeur ajoutée) est issu d’une initiative conjointe de l’OCDE et de l’OMC. Il a pour objectif d’améliorer la mesure du commerce international en développant de nouveaux indicateurs plus adaptés à la mondialisation. Dans un monde où les chaînes mondiales de valeur sont de plus en plus longues et complexes, les statistiques classiques ne suffisent plus.
Une production « fragmentée »[1] entre les pays
Un cas typique de l’allongement et de la complexification des chaînes de production au niveau international est celui d’Apple. L’iPod[2], par exemple, est le fruit de l’incorporation progressive de nombreux biens et services dans plusieurs pays. Le logiciel et le microprocesseur viennent des Etats-Unis ; l’émetteur-récepteur, d’Allemagne ; les puces mémoire, de Corée ; le disque dur, du Japon. L’assemblage se fait à Taïwan ; et la distribution et la vente, de retour aux Etats-Unis. Un autre produit typique à cet égard est l’avion. L’image ci-dessous montre la provenance multiple de ses différents composants : Etats-Unis, Europe (France, Italie, Suède, Royaume-Uni), Japon, Corée… [3]
Les innovations technologiques des dernières décennies, tels les containers et Internet, ont permis aux entreprises de diviser le processus de production entre les pays. Le schéma de production le plus simple, selon lequel un bien est produit dans un pays avant d’être exporté, ne concerne plus aujourd’hui que 30% des échanges[4]. Les 70% restants font circuler des biens et services intermédiaires le long des chaînes mondiales de valeur, en les incorporant peu à peu aux biens finals qui seront, à leur tour, exportés aux quatre coins du monde. Peut-on mesurer ces deux types d’échanges de la même manière, avec les statistiques classiques du commerce international ?
Des statistiques classiques mal adaptées à la complexité des chaînes mondiales de valeur
L’indicateur usuel est celui des flux commerciaux bruts et bilatéraux. Dans le cas de l’iPod, on peut par exemple examiner les exportations de Taïwan vers les Etats-Unis. Mais le produit assemblé à Taïwan a un fort contenu en biens intermédiaires importés d’Allemagne, des Etats-Unis, de Corée et du Japon. Or ces achats de biens intermédiaires à l’étranger ne sont pas reflétés dans le chiffre des exportations brutes. À la sortie de l’usine, le prix de l’iPod est de 144 dollars, mais seuls 10% de ce montant contribuent à la valeur ajoutée nationale (100 dollars de composants sont notamment importés du Japon)[5]. Cet indicateur présente en outre un biais pour le calcul de la valeur totale du commerce international, puisque, en agrégeant ces flux, on compte les biens et services intermédiaires à chaque fois qu’ils traversent une frontière. Comment mesurer la valeur[6] réellement produite sur place par chaque pays et, in fine, la valeur totale produite ? Le schéma ci-dessous représente une petite chaîne de valeur entre trois pays A, B et C. Dans cet exemple simple, au vu des statistiques classiques, « brutes », le pays C a l’impression que son principal partenaire commercial est le pays B. En fait, la valeur, 110, des exportations brutes de de B vers C se décompose ainsi :
- la valeur ajoutée par A : 100 (biens et services intermédiaires exportés vers B) ;
- la valeur ajoutée par B : 10 (transformation de ces biens et services intermédiaires en un produit fini exporté vers C).
Ainsi, le véritable pays partenaire de C, mesuré en termes de valeur ajoutée, est le pays A. [7]
Les fournisseurs des fournisseurs des fournisseurs : la solution des données agrégées
Idéalement, il faudrait documenter la chaîne de valeur maillon par maillon : la liste complète des fournisseurs d’un produit permettrait de déterminer la valeur produite par chaque pays. Mais l’aperçu de cette liste – très incomplète – donné dans le cas de l’iPod montre bien le coût informationnel et la difficulté d’une telle démarche. Les composants cités sont eux-mêmes produits à partir de biens et services intermédiaires en provenance d’autres pays (notamment de Chine). Il faudrait donc connaître les fournisseurs principaux, et leurs fournisseurs, et les fournisseurs de leurs fournisseurs… Plutôt qu’au niveau détaillé des produits, le projet TiVA procède à une estimation au niveau plus agrégé des secteurs, ce qui présente l’avantage de pouvoir utiliser des données déjà disponibles pour beaucoup de pays : les tableaux entrées-sorties de la comptabilité nationale (dits aussi « Tableaux Input/Output »). Comment recouper ces données nationales en une carte internationale de la valeur créée ?
L’estimation d’un tableau entrées-sorties international : le problème des réimportations
En Amérique du Nord, en Europe et en Asie de l’Est, en particulier, les échanges commerciaux sont souvent circulaires[10] : des produits de base sont exportés, puis réimportés une fois transformés. Ces réimportations contiennent donc de la valeur ajoutée nationale, ce qu’il faut prendre en compte. La solution est de combiner les tableaux entrées-sorties nationaux aux données commerciales bilatérales pour obtenir un tableau entrées-sorties international, qui relie les processus de production inter et intra-pays. On peut alors décomposer tout produit exporté par un secteur I en valeur ajoutée : nationale directe (provenant de I), nationale indirecte (provenant de transactions avec tous les autres secteurs nationaux), nationale indirecte incorporée dans les importations et importée indirecte.
Couverture des données TiVA : pays, années et secteurs[13]
L’OCDE produit des tableaux entrées-sorties internationaux depuis 1995. La couverture de l’édition 2016-2017 incluait jusque-là 63 pays sur la période 1995-2011, avec l’estimation par now-casting des années 2012-2014[14]. La nouvelle édition de 2018 s’étend à 64 pays, dont notamment les membres de l’OCDE, de l’Union Européenne et du G20, plusieurs économies d’Asie de l’Est et du Sud-Est. Elle couvre la période 2005-2015, avec des projections pour 2016. Le détail est disponible pour 36 secteurs. Cette édition est basée sur les versions les plus récentes du système des comptes nationaux (SNA08) et de la classification sectorielle (ISIC Rev. 4).
Les indicateurs TiVA [15]
Un grand nombre d’indicateurs a été développé par l’OCDE à partir des données TiVA :
* des mesures de base : exportations et importations brutes, balance commerciale avec les pays partenaires, valeur ajoutée par secteur ;
* le contenu en valeur ajoutée des exportations et importations brutes ;
* la décomposition en valeur ajoutée nationale dans les exportations brutes, avec 3 origines nationales : directe, indirecte et réimportée ;
* des mesures de la demande finale : origine nationale et étrangère de la valeur ajoutée ;
* les importations intermédiaires réexportées ;
* le contenu en valeur ajoutée des services ;
* l’origine de la valeur ajoutée par pays source et par secteur ;
* la valeur ajoutée incorporée dans les exportations par destination finale ;
* la participation dans les chaînes mondiales de valeur : valeur ajoutée étrangère incorporée dans les exportations nationales et valeur ajoutée nationale incorporée dans les exportations étrangères.
L’analyse des flux du commerce international : l’apport de ces nouveaux indicateurs
L’OCDE distingue six principaux domaines d’application[16] :
1. Les déséquilibres mondiaux
Comme illustré par notre schéma simpliste ci-dessus, les indicateurs bruts surestiment le déficit d’un pays avec les pays producteurs de biens finals. Si les indicateurs en valeur ajoutée ne modifient pas le total de la balance commerciale du pays utilisateur avec le monde entier, ils redistribuent surplus et déficits de manière plus réaliste entre les partenaires. L’exemple typique est celui des Etats-Unis et de la Chine : l’OMC estime ainsi qu’en valeur ajoutée, la balance commerciale de ces deux pays en 2008 est 40% plus faible. Le tableau ci-dessous l’illustre dans le cas d’Apple, cette fois pour les iPhones. En valeur ajoutée, le total reste 1646 millions de dollars. Par contre, au lieu de considérer qu’il ne s’agit que de la contribution de la Chine (qui produit le bien final), on détaille à présent celle de tous les pays de la chaîne de valeur.
2. L’accès aux marchés et les disputes commerciales
Dans les chaînes mondiales de valeur, l’accès aux inputs et aux technologies compétitives détermine la compétitivité des entreprises. Estimer la valeur ajoutée nationale contenue dans les exportations et les importations permet d’examiner les effets de la régulation commerciale sur les producteurs nationaux et étrangers.
3. L’impact des chocs macro-économiques
Les indicateurs bruts donnent une estimation biaisée de l’impact du commerce sur la demande de court terme. Lors de la crise financière de 2008, un effet « coup de fouet » des chaînes mondiales de valeur dans la transmission du choc a ainsi été mis en évidence.
4. Le commerce et l’emploi
La question des gagnants et des perdants du commerce international fait l’objet d’une forte actualité médiatique. Les indicateurs bruts décrivent la perte des emplois, généralement peu qualifiés, due aux délocalisations hors des pays industrialisés. Les indicateurs en valeur ajoutée, en déterminant les pays et les secteurs où les échanges commerciaux créent de la valeur, font aussi apparaître les gains en termes d’emplois plus qualifiés (recherche et développement, marketing).
5. Le commerce et l’environnement
Pour voir où la pollution, notamment en CO2, est émise, il faut connaître les pays et les secteurs de production des importations. Les indicateurs en valeur ajoutée permettent d’appréhender l’impact environnemental du commerce international.
6. Le commerce, la croissance et la compétitivité
Etudier la fragmentation de la production est crucial pour analyser la compétitivité à l’export des différents secteurs. Les indicateurs en valeur ajoutée permettent de mieux comprendre la distribution des avantages comparatifs entre les pays.
Conclusion : résultats et perspectives
Les résultats obtenus à ce jour à partir des indicateurs en valeur ajoutée soulignent les faits suivants[18] :
- le rôle majeur joué dans les chaînes mondiales de valeur par les services, lesquels représentent entre 25 et 40% du contenu des exportations pour les pays de l’OCDE et du G20, ainsi qu’on le voit dans le graphique ci-dessous ;
Figure 1 Contenu des exportations : part de la valeur ajoutée des services (nationale et étrangère), 2015[19]
- l’importance des dépenses des non-résidents, principalement issues du tourisme ;
- la forte interconnexion des économies mondiales en termes d’emploi. La part de l’emploi qui dépend de la demande finale étrangère a par exemple augmenté dans les pays de l’OCDE ces dix dernières années. Et même dans de grandes économies comme les Etats-Unis, le Japon et la Chine, jusqu’à 10% de l’emploi est concerné.
- la diminution du volume de CO2 importé par les pays de l’OCDE lors de la dernière décennie.
La fragmentation de la production mondiale, qui a progressé rapidement depuis les années 1990, semble aujourd’hui ralentir, notamment en Chine et aux Etats-Unis – vraisemblablement du fait d’une augmentation de l’approvisionnement national en biens et services –. La tendance varie cependant selon les pays et les secteurs, et le niveau mondial de fragmentation reste élevé. L’ampleur du projet TiVA, en termes de données produites et d’indicateurs développés, ouvre donc de nombreuses possibilités de recherche et d’analyse concernant le commerce international. Le défi est ensuite de communiquer efficacement cette information complexe et foisonnante auprès des utilisateurs – décideurs politiques, chercheurs et grand public.
[1] Jones, R. and H. Kierzkowski (2001), “A Framework for Fragmentation”. In: S. Arndt and H. Kierzkowski, Fragmentation: New Production Patterns in the World Economy, New York: Oxford University Press, 17-34.
[2] Dedrick, J., K.L. Kraemer and G. Linden (2010), “Who Profits from Innovation in Global Value Chains? A Study of the iPod and Notebook PCs”, Industrial and Corporate Change, 19(1), 81-116.
[3] Lequiller, F. and D. Blades (2014), Understanding National Accounts: Second Edition, OECD Publishing.
[4] OECD (December 2018), “Trade Policy Implication of Global Value Chains”, OECD Trade Policy Brief.
[5] OECD-WTO (March 2012), “Trade in Value-Added: Concepts, Methodologies and Challenges”, Joint OECD-WTO Note.
[6] Au sens des comptes nationaux, la valeur ajoutée est la rémunération des ressources utilisées par la production : travail, capital, ressources naturelles et actifs non financiers.
[7] Lequiller, F. and D. Blades (2014), Understanding National Accounts: Second Edition, OECD Publishing.
[8] OECD-WTO (March 2012), op. cit.
[9] http://www.oecd.org/fr/sti/ind/tableauxdesentrees-sorties.htm
[10] OECD-WTO (March 2012), op. cit.
[11] OECD-WTO (March 2012), op. cit.
[12] Guilhoto, J. and N. Yamano (March 2018), “Understanding and Working with OECD’s TiVA Indicators”, OECD STI, Séminaire du cabinet de la stratégie et des études, Ministère de l’économie, Lisbonne.
[13] OECD (2018), “The Changing Nature of International Production: Insights from Trade in Value Added and Related Indicators”, TiVA Indicators-2018 Update.
[14] OECD (June 2017), “Nowcast TiVA Estimates: Methodology” : estimation des tableaux entrées-sorties nationaux en t+1 à partir des tableaux en t, à l’aide de données récentes sur le PIB et ses composantes principales et sur le commerce de biens, notamment la consommation intermédiaire par secteur avec le détail par produit. Deux approches en prix courants et en volume sont combinées.
[15] OECD (March 2017), “TiVA 2016 Indicators – Definitions”.
[16] OECD-WTO (March 2012), op. cit.
[17] OECD-WTO (March 2012), op. cit.
[18] OECD (2018), op. cit.
[19] OECD (2018), op. cit.
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