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06 avril 2020

Etre ensemble et temporalités politiques – Thèse de philosophie de Jean-Paul Nicolaï (ENSAE 1985) sous la direction d’Olivier Abel

Avant de rejoindre le SGPI fin 2018, Jean-Paul a partagé sa vie professionnelle entre l’économie (Chef du département économique de France stratégie, Directeur adjoint des études économiques et financières d’Indosuez, économiste à la CDC et à EDF/GDF), la finance (Directeur de la gestion d’Ecureuil Gestion, Directeur des investissements de Legal & General (France)) et les PME (Directeur général de WiseAM, Witam MFO, OTC Conseil).

Il a soutenu en janvier dernier une thèse assez loin a priori de ce parcours d’économiste statisticien.

Jean-Paul, d’où test venue lidée de faire une thèse de philo ?

Je me suis retrouvé à échanger régulièrement avec Paul Ricœur dans ses dernières années de vie. Avec Nathalie Ricœur-Nicolaï, mon épouse et sa petite-fille, nous étions en effet les plus proches de sa résidence aux Murs blancs, le site historique de la communauté d’Esprit, fondée par Mounier. C’est ainsi que j’ai commencé à lire de la philosophie, d’abord Temps et récit, puis la plupart de ses autres ouvrages, puis ceux dont il parlait (c’était un grand lecteur) puis, tirant le fil, pas mal d’autres livres.

Les thèmes de Temps et récit – la réponse narrative aux apories du temps, les variations imaginatives, l’identité narrative… – firent écho à de nombreuses questions que j’avais croisées. Mon bagage était maigre : des maths, de l’économie, essentiellement celle enseignée par Roger Guesnerie lors de mon DEA (équilibres à anticipations rationnelles, common knowledge, …), et des questions plus anthropologiques ou politiques qu’avaient ouvertes Jean-Pierre Dupuy à l’X, avec Bateson, Varela ou encore Illich. Mes travaux de recherche avaient par la suite enrichi cette base d’économétrie théorique et appliquée sur les questions de causalité et de cointégration.

Pour mettre de l’ordre dans mes idées j’avais rapidement commencé à rédiger des notes de lecture. Au décès de Paul Ricœur, Olivier Abel, l’un de ses proches, m’a incité à m’inscrire en thèse pour avoir l’opportunité d’échanger avec d’autres chercheurs. C’était il y a 15 ans… Pas si facile de faire un thèse en bossant à côté !

Que pensais-tu pouvoir apporter ?

Mon premier réflexe fut de déplorer que Paul Ricœur n’ait pas eu à disposition certains concepts qui sont les nôtres, en statistique comme en économie, même s’il était allé voir du côté de la philosophie analytique. Il est d’ailleurs connu pour être l’un des rares auteurs du monde continental (les phénoménologues pour faire simple) à avoir lu et travaillé les textes des auteurs de l’autre bord, ceux de la philosophie analytique. Les philosophes sont souvent aussi sectaires que les économistes lorsqu’il s’agit d’écoles de pensée.

Ma formation m’a rendu plus naturel l’accès à Carnap ou Davidson (analytiques) qu’à Heidegger ou Husserl (phénoménologues). De fait, j’ai essayé d’entrer dans ces différentes pensées. J’ai jubilé chaque fois que j’ai aperçu les convergences entre des auteurs qu’on oppose traditionnellement. J’ai fini par en faire une méthode, l’encompassing, terme qu’il me restait de l’économétrie. Il n’existe pas de mot français pour traduire parfaitement l’idée d’encompassing. Elle signifie à la fois inclure, englober, comprendre…  D’une certaine façon, un modèle encompass un autre s’il le « comprend », au sens de contenir et au sens d’en appréhender l’idée, à condition d’adopter un certain angle de vue, éventuellement réducteur. Lorsque l’on étudie deux pensées, plutôt que de les confronter, de chercher un consensus sur le plus grand dénominateur commun, il peut être plus riche de chercher la pensée la plus simple qui puisse les « comprendre » toutes deux – le plus petit multiple commun, pour filer la métaphore.

L‘encompassing ne prétend pas identifier une pensée qui permettrait d’en dériver toutes les autres. Il s’agit plutôt d’identifier ce qui est irréductible dans chacune, et d’en vérifier le caractère axiomatique. La démarche n’est pas la confrontation dans l’espoir de convaincre ou de parvenir au consensus, mais de laisser libres les choix axiomatiques une fois révélés – considérés comme autant d’instanciations différentes d’un même modèle plus vaste – et, en revanche, de mettre à disposition de tous, y compris de ceux qui feraient d’autres choix axiomatiques, la richesse des concepts apportés par une pensée. L’encompassing, c’est un nom pour ce qui fait la spécificité de la démarche de Paul Ricœur : ne pas chercher les failles chez l’autre, mais trouver des ouvertures…

Tu as quelques exemples en tête ?

Oui, plein. Parmi les plus surprenants, il y a Peirce, logicien et père du pragmatisme, qu’il est très facile de rapprocher de la phénoménologie herméneutique de Ricœur, car pour tous les deux, rien n’existe qui ne soit interprétable, et le langage et les autres sont premiers dans l’accès au réel. Il y a également la réduction phénoménologique d’Husserl qui ressemble étrangement à une inférence statistique, ou encore Heidegger que je rapproche de Ricœur et dont j’utilise le concept de Dasein, cet « étant » du monde qui est aussi celui qui le configure. Certains rapprochements nécessitent un peu de recul historique. L’analyse davidsonienne de l’événement qui en fait un élément à part entière de « l’ameublement du monde » a donné lieu à des développements en linguistique. Ceux-ci ont abouti à des modèles structurels de causalité avec relations rhétoriques, que je rapproche des travaux sur l’induction et l’apprentissage statistique et que je synthétise dans ce que j’appelle l’ontogénèse narrative. D’ailleurs, l’ontogénèse de la référence, le terme est de Quine, philosophe analytique, offre de multiples liens avec la phénoménologie herméneutique, pour qui veut bien les reconnaître. Il y a aussi la pensée du second Heidegger, que j’appelle « pensée du miroitement », que je rapproche du double bind de Bateson ou des koans bouddhistes, du rire et du sublime de Kant…

Mais il me semblait que c’était une thèse de philosophie politique ?

Oui ! Mais toute ambition politique d’aider à vivre ensemble réclame un cadre conceptuel au sein duquel une organisation de la cité et une politique peuvent ensuite être légitimées. J’ai trop reproché aux discours politiques de ne pas être assez fondés pour ne pas avoir voulu repartir du début. Il y a donc deux parties. La première essaie de décrire le monde positivement, comme aurait dit Malinvaud, la seconde réfléchit en termes de philosophie morale et politique.

J’ai été formé au miracle des deux théorèmes du bien-être : il serait possible de décentraliser un optimum collectif en respectant la liberté de chacun. J’ai d’ailleurs commencé ma vie professionnelle à EDF du temps où la tarification au coût marginal de Boiteux était encore un dogme. Je voulais trouver une anthropologie plus pertinente que l’homo economicus, mais en ayant en tête la même finalité. L’individualisme complexe de Dupuy qui intègre la spécularité (anticiper les anticipations des autres, le common knowledge, …) était un premier pas, mais il fallait aller plus loin.

Une des difficultés est la place du philosophe dans sa philosophie. Comment décrire un monde dont on est l’un des acteurs ? Les philosophes ont souvent peur des régressions à l’infini, comme s’il s’agissait d’une faute de logique. Les économistes s’embarrassent moins. Les équilibres avec anticipations rationnelles sont un exemple où le modèle est supposé connaissance commune par chaque agent. On a là le cadre dont nous avons besoin. Pour le replonger dans la phénoménologie herméneutique, je reprends l’idée de Dasein d’Heidegger, à la fois dans le monde et configurateur de ce monde, ainsi que son hypothèse comme quoi le Dasein, c’est toi, c’est moi, c’est chacun d’entre nous. Pour pousser cette idée, j’ai recours au terme probabiliste d’ergodicité. Je prends garde à user des statistiques comme d’une métaphore, et celle-ci me paraît apporter quelque chose : elle permet de nommer l’hypothèse qui justifie que, de ma propre histoire, je tire des hypothèses sur ce que vivent les autres, et que de ce que j’observe des autres je tire leçon sur ma propre histoire. Une telle hypothèse est requise pour que la phénoménologie ne s’enferme pas dans l’idéalisme transcendantal et son solipsisme.

Mais la vraie difficulté était de trouver ensuite des concepts qui permettent à la fois de décrire le monde – le niveau ontique – et la conception du monde – le niveau ontologique. Ce dernier nécessitant de décrire ce qui nous constitue en tant que modélisateurs. C’est là où l’idée « d’histoires », comme ensemble configuré d’événements, est apparue clé. Il ne s’agit pas de story-telling, mais d’une autre métaphore qui dit que notre accès au monde n’est pas simple, qu’il se fait au travers d’éléments déjà complexes – des histoires –, que nous tamisons ensuite pour identifier des éléments récurrents, comme une table, des chaises…

Les opérateurs que je décris opèrent d’un ensemble d’histoires vers un ensemble d’histoires. Il y a un opérateur de possibilisation, qui s’appuie sur l’idée des variations imaginatives, et un opérateur d’universalisation. L’incorporation d’informations nouvelles doit servir à construire des règles, des catégories, à inférer un modèle, donc une simplification de toute cette information. C’est l’inférence inductive. D’histoires répétées suffisamment voisines, nous inférons des histoires types, identifions des régularités, nommons les choses à l’intersection de plusieurs histoires. D’un présent continu qui se répète, nous faisons un présent duniversalisation ou présent de vérité générale : de la répétition d’épisodes où l’on voit voler des oiseaux, nous inférons que « les oiseaux volent ». De l’observation répétée d’hommes qui mangent à table, nous finissons par identifier la table à manger.

En statistique, on a l’habitude de faire de l’analyse des données, c’est-à-dire, à partir d’une grande masse de données, d’identifier les axes principaux de cet ensemble qui vont réorganiser l’information pour mettre en exergue la plus redondante. Les axes principaux résument l’information. Cette logique s’applique également à un ensemble d’histoires. Pour la traiter analytiquement, il faut juste définir une distance entre les histoires, ce que commencent à faire de nombreuses recherches appliquées à l’analyse textuelle. Les axes principaux, ce vont être des « lois », au sens le plus large possible d’histoires au présent de vérité générale, comme dans l’exemple « les oiseaux volent ». Elles seront affectées d’un facteur de plausibilité. Elles recouvriront aussi bien les mots qui décrivent l’ameublement du monde, que des lois scientifiques, que d’autres vérités générales qui seront utilisées pour penser et agir au mieux – compte tenu de l’information disponible. D’une certaine manière une bonne part de notre activité est une activité de « nomographe », au sens de concepteur de lois.

As-tu fait dautres emprunts à la statistique ?

Le cœur de cette thèse, c’est l’endogénéité, celle de la conception du monde comme celle de ce qui nous constitue. Pour cela, je propose de voir l’apprentissage au travers de l’accumulation d’histoires, constituant un ensemble de connaissances sur la base duquel nous accueillons le « nouveau ». Les lois qui nous constituent sont alors les axes principaux de cet ensemble. Les travaux que j’ai pu faire sur les modèles à tendances communes soulignent que les facteurs propres définis de façon endogène structurent la dynamique tout en étant engendrés par elle.

Les recherches actuelles sur les distances textuelles permettent d’illustrer les mécanismes d’apprentissage avec des logiques hybrides, les éléments déjà connus d’un texte servent à la fois de base instructionnelle et de contexte pour accueillir le nouveau. Le calcul d’événement ou les modèles multi-agents permettent de simuler les apprentissages partagés d’un vocabulaire commun et même d’une grammaire commune.

Et tu en tires des leçons politiques et morales ?

Il faudrait d’autres pages pour présenter les résultats…

Dans le cadre d’une ontogénèse narrative, l’enjeu de la liberté semble être pour chacun de pouvoir choisir son histoire dans l’ensemble des plausibles qu’il peut envisager, et sur la base desquels il peut devenir ce quil est authentiquement. La définition de la liberté est alors la suivante : la capacité dinitier un cours dhistoire ambitieux et den sentir la cohérence avec une vérité sous-jacente. Le terme ambitieux renvoie à la possibilité du nouveau, voire du radicalement nouveau.

Se pose alors la question de la puissance, qui peut être définie comme l’étendue de ces plausibles au sein desquels chacun « choisit » qui il est. L’étendue des plausibles est issue des lois – au sens large que nous retenons. Dès lors, la liberté est d’être conforme aux lois qui me constituent – ce qui élargit considérablement l’idée kantienne de liberté.

L’autonomie introduit donc la question de la puissance offerte aux autres. Cette idée va avec une autre qui consiste à rendre beau. Le beau est compris dans son acception simple, qui est d’offrir une satisfaction liée à la cohérence, mais aussi dans celle du sublime, qui s’accorde à l’inverse avec le radicalement nouveau et le vertige qui ouvre à une reconfiguration globale des perspectives.

Le sentiment du beau chez Kant s’appuie sur celui d’universalité, de partage d’un point de vue qui nous dépasse et qui définit un nous au travers du sens commun. Celui qui est jugé beau instancie l’idée du beau et, derrière, le nous qui la fonde ; celui qui juge beau instancie directement ce nous. En bref, ce qui est beau n’a pas besoin de moi pour être. Rendre beau est alors le plus beau cadeau à faire aux autres : leur donner la liberté et la puissance d’être sans nous.

Rendre beau, rendre libre, rendre puissant, pourrait alors constituer la base d’une éthique rationnellement fondée, c’est-à-dire indépendamment de toute transcendance extérieure justifiant nos valeurs. C’est ce que j’ai essayé de montrer…

L’ergodicité permet d’aborder les questions d’égalité et de fraternité. Elle suppose à chaque instant que je pourrais être l’autre et que l’autre pourrait être moi ; elle ne hiérarchise aucune expérience a priori puisque toutes sont sources d’apprentissage pour tous. Si l’on articule l’ergodicité à l’idée de puissance, il est rationnel d’agir de façon à donner plus de possibles aux autres de façon à ce que les trajectoires de tous s’enrichissent mutuellement.

J’ai ainsi cherché ce que la raison a à dire sur l’éthique, reprenant l’idée optimiste kantienne de maximes universalisables. Il est apparu que l’injustice est première et fondatrice d’un nous. C’est pour le moins ce que Camus montrait. Je n’ai pas pu néanmoins suivre les chantres de la juste mesure jusqu’au bout, et j’ai plutôt exploré ce qu’une juste démesure pourrait être. Celle-ci s’appuie sur notre sensibilité. La sensibilité est ce qui me rend attentif à ce monde autour de moi, que je constitue autant qu’il me constitue, et qui chaque fois s’écarte de ce que j’attendais. C’est elle qui va me conduire à ne pas supporter ce qui ne doit pas l’être.

Enfin, au-delà du sentiment d’injustice, les idées de propre et de proche conduisent au concept de vulnérabilité, pour lequel je propose une définition compatible avec mon cadre d’analyse. Ce travail permet de reprendre de façon positive le principe de gouvernementalité de Foucault, qui n’est autre que mon questionnement initial de la décentralisation d’un objectif collectif au travers du libre exercice de la volonté de chacun.

L’enjeu est de faire en sorte que puisse émerger un critère et réussir à le mettre en œuvre dans le respect de l’histoire de chacun, tout en réduisant les vulnérabilités individuelles et en surveillant la vulnérabilité globale du système.

Ce critère global peut reprendre les maximes issues de l’impératif catégorique de façon à en favoriser le recours : apprendre ensemble, rendre libre, beau et puissant, apporter justesse, fidélité et sensibilité semble constituer un programme éducatif, législatif et juridique digne d’être considéré…

Auteur

Directeur général OTC Conseil
97-2000 Directeur de gestion d'Ecureuil Gestion
95-97 Directeur des investissements de Legal & General (France)
93-95 adjoint au Directeur de la Recherche Indosuez
88-92 économiste CDC
85-87 ingénieur économiste EDF GDF
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