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18 juin 2018

Qu’attendre des réformes du marché du travail ?

Publié par Gilbert Cette | Emploi
Les réformes structurelles visent généralement à élever de façon pérenne le niveau soutenable du PIB et/ou de l’emploi. De telles politiques peuvent être engagées dans de très nombreux domaines, dont par exemple le marché du travail, le marché des biens et services, l’Etat, l’éducation initiale et la formation professionnelle, … Certaines de ces réformes peuvent dynamiser la croissance de la productivité et donc du PIB (comme par exemple celles qui renforcent les incitations à innover) tandis que d’autres peuvent élever le niveau du PIB et donc seulement transitoirement sa croissance (comme par exemple celles qui permettent d’augmenter le taux d’emploi d’une ou plusieurs catégories de personnes). De nombreux rapports et études soulignent que la France et les quatre pays d’Europe du sud qui sont également membres de la zone euro (Espagne, Grèce, Italie et Portugal) font partie des très rares pays de l’OCDE à pâtir d’un chômage massif et de déficit courant ou/et publics récurrents et ont un grand besoin de réformes structurelles ambitieuses pour sortir de ces difficultés[1].

Les canaux de transmission des réformes

Les canaux de transmission des effets des réformes structurelles sont nombreux. Une abondante littérature économique s’est intéressée à les caractériser, indirectement par l’étude de l’impact sur la productivité de distorsions et régulations, par exemple sur les marchés des biens et du travail (Cf. Aghion et Howitt, 2009[2], pour une large synthèse ou Barthelemy et Cette, 2013, 2015[3] pour le seul marché du travail). Sur le marché du travail, de telles régulations peuvent réduire l’offre de travail ou élever le pouvoir de négociation salariale, la baisse conséquente des profits des entreprises réduisant leurs efforts d’innovation. Une réglementation dense élève les coûts de gestion des contraintes juridiques et le coût de la prise de risque et bride donc l’initiative économique (par exemple, par crainte des difficultés et des procédures liées aux licenciements). Par ailleurs, l’utilisation performante des technologies les plus avancées nécessite certaines formes de flexibilité organisationnelles qui peuvent être contrariées par des régulations trop lourdes sur le marché du travail. L’investissement dans ces technologies, et en conséquence les gains de productivité spécifiques qui lui sont associés, sont donc, toutes choses égales par ailleurs, d’autant plus faibles que les régulations sur le marché du travail sont lourdes.

Du fait de ces effets défavorables, des régulations trop importantes sur le marché du travail abaissent l’équilibre macroéconomique au-delà d’une moindre productivité par une diminution du taux d’emploi. Une illustration de cet impact défavorable sur le taux d’emploi des régulations sur le marché du travail est fournie par le Graphique 1. Celui-ci met en relation, pour l’ensemble des pays de l’OCDE en 2013 (dernière année où les indicateurs de régulation mobilisés sont disponibles), le taux d’emploi de l’ensemble de la population en âge de travailler (15 à 64 ans) ou seulement des jeunes (15 à 24 ans) avec l’intensité de la protection de l’emploi par des normes réglementaires (LPE pour législation protectrice de l’emploi, cet indicateur étant construit par l’OCDE). Il fait apparaître que plus l’intensité de la protection de l’emploi par des normes réglementaires est élevée et plus le taux d’emploi est faible. Cette relation est plus forte pour les entrants sur le marché du travail, et parmi eux les jeunes. Par rapport aux autres pays de l’OCDE, la France associe une forte protection réglementaire de l’emploi à un faible taux d’emploi. Ce graphique illustre ainsi le préjudice, sur l’équilibre macroéconomique via son impact sur le taux d’emploi, de régulations trop lourdes sur le marché du travail[4].

 

Graphique 1 : Intensité de la protection de l’emploi par des normes réglementaires (LPE) et taux d’emploi (en %) des populations âgées de 15 à 64 ans et de 15 à 24 ans - En 2013 -  Source des indicateurs : OCDE

L’indicateur LPE (pour législation protectrice de l’emploi), qui mesure l’intensité réglementaire de protection de l’emploi, est construit par l’OCDE. Cet indicateur varie de 0 (pour les réglementations les plus réduites) à 6 (pour les plus fortes).

 

Ces effets défavorables sur la productivité et le taux d’emploi de régulations trop fortes sur le marché du travail ont suscité de nombreuses préconisations de réformes structurelles. Ces propositions définissent un équilibre entre la protection des travailleurs et l’efficacité économique. Celles avancées par Barthelemy et Cette (2013, 2015, op. cit.) visent à élever conjointement ces deux objectifs par la promotion d’un rôle déterminant accordé à la négociation collective entre partenaires sociaux pour concevoir et mettre en œuvre les changements. Ces propositions ont trouvé une concrétisation sur les dernières années dans divers processus de réformes, dont par exemple la loi El Khomri du 8 août 2016 et les ordonnances travail du 22 septembre 2017 auxquelles la récente loi Pénicaud a donné force de loi.

Quelques travaux s’efforcent de caractériser l’interaction des effets des régulations sur les marchés des biens et du travail, généralement sur données macroéconomiques. Parmi ces derniers, l’analyse de Blanchard et Giavazzi (2003)[5]confirmée ensuite par différents travaux[6]suppose que les régulations sur le marché des biens aboutissent à la création de rentes, le partage de ces rentes entre salaires et profits étant ensuite largement influencé par les régulations sur le marché du travail. En d’autres termes, les régulations sur le marché du travail n’ont un impact sur les performances productives que si des régulations anticoncurrentielles induisent la création de rentes.

Les effets des réformes

De nombreux travaux fournissent des évaluations des effets de réformes structurelles sur l’emploi et la croissance. Il s’agit souvent de réformes spécifiques engagées sur les marchés du travail ou des biens et services dans un pays particulier[7]. Il en ressort que l’ampleur de ces effets favorables peut être importante, qu’elle est croissante avec celle des réformes et très spécifique à chaque pays et chaque situation. L’effet des réformes dans un domaine est en effet en lien avec les régulations dans les autres domaines et, au-delà, avec les institutions existantes dans le pays considéré. Aghion, Cette et Cohen (2014)[8] fournissent une analyse des effets sur la croissance du PIB et de la productivité de vastes programmes de réformes engagées dans les décennies 1980 et 1990 par différents pays. Ces programmes associaient généralement des réformes sur les marchés du travail et des biens et services, mais aussi dans plusieurs cas des réformes de l’Etat visant à en augmenter l’efficacité, en particulier via une réduction de coût de fonctionnement. Il en ressort que les effets y ont souvent été de grande ampleur. De tels vastes programmes de réformes ont par exemple été engagés aux Pays-Bas au début des années 1980 (en lien avec les accords tripartites de Wassenaar signés en 1982) ou au début des années 1990 en Australie, au Canada ou en Suède. Dans ces quatre pays (mais les illustrations nationales pourraient être étendues à d’autres pays) le PIB et la productivité ont accéléré d’un point ou plus par an dans la décennie suivant la mise en œuvre des réformes.

Une évaluation des effets sur le niveau global de la productivité globale des facteurs et du PIB de réformes structurelles ambitieuses sur les marchés du travail et des biens et services est proposée par Cette, Lopez et Mairesse (2016)[9]. L’évaluation est faite sur une quinzaine de pays parmi les plus développés. Concernant le marché des biens et services, les réglementations sont prises en compte par deux indicateurs construits par l’OCDE. Dans les services et réseaux, par les indicateurs de réglementations anticoncurrentielles des secteurs Non-Manufacturiers (NMR) des secteurs des services et réseaux (énergie, transport, communication, distribution et services professionnels) car, au sein des pays de l'OCDE, les réglementations sont concentrées dans ces secteurs. Et dans les secteurs manufacturiers, par un indicateur de Tarifs Harmonisés (HT) sur les biens importés, l’ouverture aux échanges internationaux étant en effet un facteur important de la concurrence dans ces marchés. Les régulations sur le marché du travail sont appréhendées via les indicateurs usuels de la législation sur la protection des emplois (EPL, pour Employment Protection Legislation) également construits par l’OCDE.

Les programmes de réformes structurels évalués correspondent à l’ajustement des réglementations sur les ‘meilleures pratiques’. Les valeurs des 'meilleures pratiques' sont obtenues pour chaque secteur de chaque pays par la moyenne des trois plus faibles valeurs des indicateurs observées dans les données. Les scénarios de réformes correspondent donc à la résorption complète des écarts entre les valeurs observées et les valeurs correspondant à ces 'meilleures pratiques'. Cette variation des indicateurs correspondant ainsi à l’adoption des ‘meilleures pratiques’ est ensuite articulée avec les résultats d’estimations économétriques d’un modèle liant la PGF avec les régulations.

Le Graphique 2 représente l’impact global à long terme des réformes sur la PGF, autrement dit sur le niveau du PIB de chaque pays. Cet impact est très varié selon les pays. Il est inférieur à 1,5 % dans deux pays dans lesquels le niveau des réglementations est le plus faible : le Royaume-Uni (1,1 %) et les Etats-Unis (1,3 %). A l’opposé, il est supérieur à 5 % dans quatre pays où le niveau initial des réglementations est le plus fort : l’Allemagne (5,8 %), la France (5,9 %), l’Italie (6,2 %) et la République tchèque (7,0 %). Il se situe entre ces deux groupes pour les autres pays. On voit donc que, dans de nombreux pays dont les pays européens et en particulier la France, les gains qui peuvent être attendus de la mise en œuvre de réformes structurelles ambitieuses sur les marchés du travail et des biens et services peuvent être importants.

 

Graphique 2 : Impact à long terme sur la PGF et le PIB de l’adoption des ‘meilleures pratiques’ en termes de régulation sur les marchés du travail et des biens et services

Source : Cette, Lopez et Mairesse (2016), op. cit.

 

Les résultats qui viennent d’être commentés témoignent des effets favorables importants qui peuvent être attendus de réformes sur les marchés du travail et des biens. Or, de nombreux autres domaines peuvent aussi faire l’objet de réformes structurelles de grande ampleur, comme l’Etat, l’éducation, … La mise en œuvre de programmes ambitieux de réformes structurelles peut ainsi permettre une forte dynamisation de la croissance et de l’emploi, en particulier dans les pays européens dont la France.

Les obstacles à la mise en œuvre des réformes

De nombreux pays, dont la France, semblent se heurter à de grandes difficultés à engager des réformes structurelles ambitieuses. Ces difficultés sont de différents types (pour une analyse détaillée, cf. Cette, 2018[10]). L’un d’entre eux est associé à l’existence d’une ‘culture de lutte de classes’ plus particulièrement développée dans certains pays, dont les pays d’Europe du sud et la France. Une telle culture est réfractaire à l’idée de possibles accords gagnants-gagnants pour les entreprises et les salariés. Elle postule au contraire que si les entreprises trouvent avantage à un changement, les travailleurs y perdent nécessairement (et vice-versa). Cette culture s’oppose à celle du compromis et de la réforme, ainsi qu’à l’idée de possibles gains mutuels via la négociation collective. Dans cette logique, les réformes structurelles sont perçues comme des changements favorables aux seules entreprises et défavorables aux salariés.

Plusieurs symptômes d’une telle ‘culture de lutte de classes’ peuvent être évoqués. Un premier symptôme est le résultat d’enquêtes réalisées par le World Economic Forum auprès de dirigeants de grandes entreprises internationales concernant la qualité coopérative des relations entre employeurs et salariés. Sans surprise, les pays d’Europe du sud (France, Italie et Espagne) apparaissent très mal classés, ce qui témoigne d’une forte prégnance d’une culture de lutte de classes. A l’inverse, les pays nordiques et scandinaves (Danemark, Norvège, Suède et Finlande) ainsi que, en Europe, la Suisse, l’Autriche et l’Allemagne et hors de l’Europe Singapour, le Japon et les pays anglo-saxons (Canada, Royaume-Uni et États-Unis) sont bien classés. Un autre symptôme de ‘culture de lutte de classes’ peut être fourni par les jours de travail perdus du fait de grèves et d’arrêts de travail. Les données rassemblées par le Bureau International du Travail indiquent que sur l’année 2015 (dernière année informée, la hiérarchie des pays étant très proche pour d’autres années antérieures), ce nombre de jours perdus pour 1000 salariés dépasse 50 en France et en Italie quand il est inférieur à 20 aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et bien sûr en Suisse, en Suède et aux Pays-Bas. Il connait une position intermédiaire, entre 20 et 50 jours, en Espagne.

Les pays d’Europe du sud semblent donc pâtir d’une plus forte ‘culture de luttes de classes’ qui peut y rendre plus difficile que dans d’autres pays développés la mise en œuvre de réformes structurelles. La seule réponse envisageable à cette difficulté ne peut être que celle d’une pédagogie de longue haleine, s’appuyant sur les comparaisons internationales et la mise en valeur de pays, en particulier nordiques et scandinaves, dans lesquels la culture du compromis social est forte avec, conjointement, un niveau de vie économique moyen très élevé et des inégalités réduites en comparaison avec les autres pays développés.

Les Français se déclarent majoritairement favorables aux réformes structurelles, de nombreux sondages en attestent. Ainsi, un sondage réalisé par Kantar pour la Banque de France en octobre 2017 indique que « 6 Français sur 10 sont favorables à un allègement des normes réglementaires qui encadrent l’activité économique »[11]. Mais, même minoritaires, les oppositions aux réformes sont fortes et souvent très organisées. Compte tenu de ces fortes oppositions aux réformes structurelles, quelle est la bonne stratégie pour les déployer ?

Blanchard et Giavazzi (2003, op. cit.)[12]proposent une stratégie concernant l’articulation des réformes sur les marchés des biens et du travail. Leur analyse part de l’idée que les régulations sur le marché des biens et services créent des rentes ensuite partagées entre salaires et profit en fonction de rapports de force liés aux régulations sur le marché du travail. Dans cette logique, la stratégie à suivre est de commencer par les réformes sur le marché des biens et services, ce qui assèche les rentes et émousse la résistance des syndicats aux réformes du marché du travail. Une telle stratégie, pour séduisante qu’elle soit, présente les deux défauts de ne pas concerner d’autres domaines que les marchés des biens et du travail (et par exemple la fonction publique, l’éducation, …) et d’être générale et sans prise en compte des opportunités politiques.

Les gains attendus des réformes structurelles sont économiques et sociaux, mais les obstacles à leur mise en œuvre sont politiques et électoraux. Pour ces raisons, il ne peut y avoir de stratégie universelle : la ‘stratégie gagnante’ est spécifique à la fois à chaque pays (compte tenu de ses régulations, de sa situation économique et de ses institutions) et à chaque moment (le climat social et la réceptivité de chaque type de réformes pouvant changer dans le temps). Le seul axe stratégique universel est qu’il faut engager toutes les réformes structurelles utiles quand l’opportunité s’en présente. Cela, en déployant continûment une forte pédagogie sur les effets de certaines régulations et les gains des réformes, et en envisageant la mise en œuvre de ces dernières dès les débuts de mandats électifs afin d’en tirer le plein bénéfice.




[1]     Concernant les besoins de réformes structurelles de la France, voir l’analyse fouillée proposée par l’OCDE (2017) : « Etudes économiques de l’OCDE – France », septembre, vol. 2017/18. Cf. : http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/economics/etudes-economiques-de-l-ocde-france-2017_eco_surveys-fra-2017-fr#.WnxwFmeHjiY#page1

[2]     Philippe Aghion et Peter Howitt (2009) : “The Economics of Growth”, The MIT Press, Cambridge.

[3]     Jacques Barthelemy et Gilbert Cette (2013) : « Refonder le droit social », La Documentation Française, 2ème édition et (2015) : « Réformer le droit du travail », Editions Odile Jacob.

[4]     L’impact sur le taux d’emploi des régulations sur le marché du travail a été empiriquement caractérisé par de nombreuses études dont une synthèse est proposée par Barthelemy et Cette (2013) et (2015), op. cit.

[5]     Olivier Blanchard et Francesco Giavazzi (2003) : “Macroeconomic Effects of Regulation and Deregulation in Goods and Labor markets”, The Quarterly Journal of Economics, 118, pp. 879-907.

[6]     Par exemple Philippe Askenazy, Gilbert Cette et Paul Maarek (2017) : « Rent Sharing and Worker Bargaining Power: A Panel Country-Industry Empirical Analysis », The Scandinavian Journal of Economics, forthcoming, à paraître.

[7]     Pour une synthèse de diverses évaluations des effets de réformes structurelles, sur le marché du travail cf. Jacques Barthelemy et Gilbert Cette (2013, 2015), op. cit., et sur le marché des biens et en particulier concernant les professions réglementées cf. Gilbert Cette (2015) : « La loi Macron et la réforme des professions réglementées », Droit Social, n° 10, octobre 2015, pp. 758-766.

[8]     Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen (2014) : « Changer de modèle », Editions Odile Jacob.

[9]     Gilbert Cette, Jimmy Lopez et Jacques Mairesse (2016) :« Market Regulations, Prices and Productivity », American Economic Review, Papers and Proceedings, 106(5), 2016, pp. 104-108.

[10]   Voir : https://www.telos-eu.com/fr/economie/pourquoi-est-il-si-difficile-de-reformer.html

[11]   Voir les résultats de ce sondage à l’adresse : https://www.banque-france.fr/communique-de-presse/les-francais-et-leconomie-publication-des-resultats-du-sondage-banque-de-france-pour-les-jeco-2017

[12]   Olivier Blanchard et Francesco Giavazzi (2003) : “Macroeconomic Effects of Regulation and Deregulation in Goods and Labor markets”, The Quarterly Journal of Economics, 118, pp. 879-907.

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