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01 juin 2018
Colloque « Intelligence Artificielle : fiction ou actions ? » : Intelligence Artificielle et emploi
Publié par
Nicolas Le Ru
| Intelligence artificielle
Quel pourrait être l’effet sur l’emploi de l’Intelligence Artificielle, c’est-à-dire de l’automatisation des métiers ? Faire de la prospective est souvent complexe, alors il n’est pas forcément inutile de commencer par revenir dans le passé. Dans un premier temps, je vais donc tenter de voir ce qui a pu se passer sur l’emploi, lors des précédentes révolutions technologiques, et ensuite d’analyser quels pourraient être les impacts du déploiement de l’Intelligence Artificielle en matière de travail et d’emploi.
Plus près de nous, la couverture ci-dessus du New York Times en date du 26 février 1928 montre que dès l’arrivée des premières machines est apparue quasi-simultanément la crainte de savoir quelle machine allait pouvoir remplacer de nombreux travailleurs.
Le rapport entre progrès technologique et emploi-chômage est également très présent aux Etats-Unis dans les années 40, illustrée par une autre couverture du New York Times du 25 février 1940.
Et dans ces mêmes années 40 se posent des interrogations qui ont été d’actualité très récemment : le sujet des taxes sur le travail. Si les machines remplacent les travailleurs, que faut-il taxer ? Pourquoi ne pas taxer les machines plutôt que les actifs ? Cette question, abordée aux Etats-Unis dès 1940 par le sénateur Joseph O’Mahoney, a encore été l’un des thèmes des élections présidentielles. Donc les craintes des incidences des technologies sur l’emploi ont toujours existé.
En France, la lecture des journaux montre que, dans les années 55, des articles apparaissent sur ce qui se passe aux États-Unis et si cette situation pourrait traverser l’Atlantique. Un peu plus tard, avec les débuts de l’informatique, année 60 et 70, réflexions et débats fleurissent sur les possibles évolutions du marché du travail avec les nouvelles technologies.
La conclusion de leur article était plutôt négative pour l’emploi ; ils montraient qu’aux Etats-Unis, 47 % des emplois avaient un risque élevé d’être automatisés d’ici une décennie ou deux. Dans notre monde numérique à forte résonance, la conclusion quasi-générale a été l’annonce de la fin de l’emploi aux États-Unis et donc dans la majorité des pays.
L’un des intérêts de cet article de recherche a été d’estimer la probabilité d’automatisation de chaque métier, ce qui a permis de mettre en évidence que, finalement, avec l’Intelligence Artificielle, toutes les catégories d’emplois étaient désormais potentiellement automatisables et remplaçables. Auparavant, technologie et machines étaient une menace pour le travail des ouvriers, facilement remplaçable par les automates en usines. Frey et Osborne montrent que l’impact existe quels que soient les types d’emplois, comme le montre le graphe ci-après présentant la probabilité d’automatisation en abscisse et le volume d’emploi en ordonnée.
Ainsi, même les métiers de services (partie rose du graphe), métiers où existe le contact avec le public et des tâches paraissant auparavant être vraiment le propre de l’activité humaine et pour lesquelles les automates ne pouvaient pas fonctionner, présentent désormais une probabilité d’automatisation élevée.
Ce travail des chercheurs d’Oxford a été transposé dans de nombreux pays. Par exemple, chez nous, s’est posée la question : ce qui est « vrai » aux États-Unis va-t-il arriver en France ?
Pour la France, une étude du cabinet Roland Berger a abouti à la conclusion que 42 % des emplois ont un risque d’être automatisés. Ce taux est de 54 % pour l’Union Européenne, est le plus bas en Norvège (35 %), et le plus élevé au Portugal (59 %). La méthodologie utilisée dans ces travaux consiste à appliquer la probabilité d’être automatisé de chaque emploi, telle qu’estimée par Frey et Osborne à structure des emplois de chaque pays. Cela explique que la différence entre les pays est assez faible : c’est davantage l’écart de distribution des emplois selon les pays qui explique la différence du taux global que des questions pertinentes comme « est-ce que la technologie va être utilisée de la même manière dans les différents pays ? ».
Le chiffre global de 47 % d’emplois potentiellement automatisables aux Etats-Unis qui a été largement repris dans les médias, sans toujours une réflexion approfondie d’accompagnement. Si ce résultat est valide, 47 % des emplois sont automatisés, ce qui nous conduit un monde sans caissiers, sans vendeurs au détail, sans personnel administratif de support… bref : un monde radicalement différent.
Comme la plupart des articles de recherche, il présente des limites, dont la principale est, d’une part, de raisonner par métier, et, d’autre part, de garder complètement figée la liste des professions existantes. Calculant une probabilité pour chaque métier, Frey et Osborne raisonnent de manière binaire : si un métier est automatisable, l’ensemble des emplois associés à ce métier risque d’être automatisé ; dans le cas contraire, aucun de ces emplois n’est exposé à ce risque. Avec un tel raisonnement binaire, les auteurs concluent par exemple, pour la force de vente, que tous les vendeurs aux États-Unis vont être remplacés., alors qu’une analyse plus approfondie montrerait que tous les vendeurs ne réalisent pas les mêmes tâches dans leur travail, et que de ce fait le risque d’automatisation varie d’un vendeur à l’autre.
Néanmoins, pour réaliser ceci, il faut se poser la question de l’identification des métiers possiblement automatisables.
France Stratégie s’est basée sur un papier de David Autor, intitulé « Why are there still so many jobs ? The history and future of workplace automation », publié en 2015 dans Journal of Economic perspectives. Autor met en avant le concept d’avantage comparatif. Il considère qu’existent des dimensions pour lesquelles l’homme a encore un avantage sur la machine. Il en identifie quatre qui sont les interactions interpersonnelles, la flexibilité, l’adaptabilité et la résolution de problèmes.
Nous nous sommes appuyés sur ces quatre dimensions en utilisant les sources statistiques publiques françaises et plus précisément l’enquête conditions de travail de 2013, qui contient des informations sur comment les salariés réalisent leur métier.
Dans cette enquête, deux questions permettent, selon nous, de résumer les quatre avantages comparatifs de David Autor.
La première aborde le fait que pour réaliser son travail, un salarié applique des consignes, critère qui permet de savoir si la question de la flexibilité et de l’adaptabilité est une solution.
La deuxième question touche le rythme de travail : est-il imposé ou non par une demande extérieure, ce qui correspond alors à la dimension interpersonnelle avec le public impliquant une réponse immédiate et donc adaptabilité et flexibilité du travail ?
A partir de cette approche toute simple, on peut cerner le pourcentage des emplois ayant un risque élevé d’être automatisés, correspondant aux personnes appliquant strictement des consignes de travail et sans contact avec le public, ou, plus généralement, n’ayant pas une demande du public imposant leur rythme de travail. La proportion d’emplois qui seraient automatisables tombe à 13 %. Nous voici loin de quasiment un emploi sur deux, selon Frey et Osborne. Le Conseil d’orientation pour l’emploi, à partir de la même base de données, mais en identifiant les emplois automatisables à partir d’un nombre de caractéristiques bien plus élevé, aboutit au même ordre de grandeur (10 % des emplois).
L’intérêt de cette approche corrélée aux conditions de travail actuelles est d’être suivie dans le temps, alors que le travail de Frey et Osborne portait seulement sur une coupe instantanée par la consultation de leurs collègues experts en Intelligence Artificielle sur leur avis de l’état de l’art des technologies et des données disponibles pour automatiser les métiers. Ici, l’analyse sur plusieurs périodes autorise l’étude d’un phénomène qui est alors non plus limité aux destructions d’emplois dues à l’Intelligence Artificielle ou plus largement aux évolutions technologiques, mais s’ouvre à la transformation des emplois.
L’approche n’est donc pas simpliste et binaire - emploi créé ou emploi détruit -, et intègre l’évolution du contenu des emplois. L’étude des conditions de travail montre notamment qu’entre 2005 et 2013, la transformation de l’emploi – c’est-à-dire de la manière d’exercer les métiers – a été plus importante que l’effet des créations ou destructions d’emploi.
Croire qu’avant l’arrivée d’une technologie les emplois étaient statiques, et qu’après son déploiement ils vont devoir faire face à une menace très forte, est une limite d’analyse, car les emplois évoluent en permanence. Cela s’est toujours produit par le passé et se poursuivra dans l’avenir. Finalement, c’est plus une transformation des emplois qui s’est produite, parfois importante, plutôt que l’émergence dichotomique d’un risque de menace de création ou de destruction.
Cet angle d’attaque de France Stratégie et du Conseil d’orientation de l’emploi a été également mis en lumière par l’OCDE, avec des sources de données différentes. Leur résultat est à peu près identique : la transformation de l’emploi est l’élément essentiel sur le marché du travail et sur l’emploi, et non pas l’effet de destruction.
La conclusion de l’OCDE est que, pour la France, 9 % des emplois seraient automatisables et 21 % auraient un risque élevé de voir leur contenu, en tâches, diminuer fortement. Ce 9 % est à rapporter aux 13 % de France Stratégie. Le Conseil d’orientation de l’emploi estime pour sa part que la moitié de l’emploi présente un risque élevé de voir les tâches évoluer.
Le premier concerne l’industrie. On a coutume de déplorer le fait que l’industrie française n’est pas aussi robotisée que l’industrie allemande, notamment. Voici un beau paradoxe. Si la technologie se développe et se diffuse aussi facilement de chaque côté du Rhin, et s’il n’était question que de technologie, les industries des deux pays devraient être autant robotisées. La comparaison réelle sur des données objectives, y compris lorsque l’on corrige des écarts de structure de l’économie entre les deux pays, comme le nombre de robots par salarié, révèle des différences. La technologie ne fait donc pas tout.
Deuxième exemple : les caisses automatiques. En France, elles sont arrivées vers 2004. Dix ans après, en 2014, il y a encore 185 000 caissiers dans la grande distribution. Là encore, la technologie était prête bien avant son apparition opérationnelle, et les caissiers existent toujours. Plus que la technologie, les points essentiels sont l’organisation du travail, l’acceptabilité sociale et la rentabilité économique.
Restreindre une analyse sur l’emploi aux seules technologies et à leur disponibilité est forcément limitatif.
Enfin, les études regardent souvent les destructions d’emplois, en oubliant plus ou moins les créations d’emplois. La simple lecture des nomenclatures de professions montre l’apparition de métiers nouveaux. Les créations d’emplois peuvent être directement liées aux activités des technologies, et aussi être indirectes.
Intéressons-nous aux créations directes, et plus particulièrement comparons l’évolution des effectifs de secrétaires et d’ingénieurs informatiques. Au début des années 80, un fort écart existe entre ces deux groupes d’actifs. Désormais, les niveaux d’emploi sont comparables, l’un a augmenté et l’autre a diminué. Les créations directes peuvent être induites par l’apparition de nouveaux besoins de consommation ne se substituant pas nécessairement à d’autres, plus traditionnels.
Cet exemple sur secrétaires et ingénieurs informatiques se retrouve sur l’ensemble de l’économie. En partant des années 80, par grande catégorie, agriculteurs et ouvriers sont moins nombreux, avec une baisse relative de l’ordre de 10 %, artisans et employés sont restés stables, et les emplois de cadres et professions intellectuelles supérieures, de professions intermédiaires, ou d’employés non qualifiés, notamment pour les services à la personne, ont augmenté de 27 %.
Un dernier retour sur la technologie. Ce n’est pas parce qu’une technologie arrive qu’elle va forcément avoir un impact immédiat. Et pour compliquer l’analyse, si impact il y a, il n’est pas forcément négatif sur l’emploi. Ainsi, des chercheurs américains ont établi les conséquences de l’arrivée des distributeurs automatiques de billets, technologie capable de remplacer ou concurrencer aisément des employés aux caisses. Leur conclusion est que l’arrivée des distributeurs de billets a diminué fortement le coût de création d’une nouvelle agence bancaire, d’où un accroissement de ces agences. A moyen terme, le déploiement des distributeurs s’est accompagné d’une stabilité des emplois dans les banques. Pourquoi ce type d’impact ne se produirait pas pour des activités liées aux progrès de l’IA ?
Pour conclure, reprenons le texte de David Autor. Souvent, étudier le lien entre emploi et technologies se résume à deux mots : création et destruction. C’est oublier que les emplois se transforment, d’une part, et qu’existe une forte complémentarité entre emploi et technologies liée à la transformation du contenu des emplois.
Donc, se demander si oui ou non les technologies vont créer ou détruire des emplois est une fausse question. La vraie question est de se demander comment adapter le contenu des emplois aux progrès et aux évolutions technologiques.
Les prémices
Les ruptures technologiques ne sont ni nouvelles, ni récentes. En Angleterre, au début du XIXème siècle, l’utilisation des métiers à tisser mécaniques provoquera une crise majeure, appelée la crise des luddites, du nom de John Ludd.Plus près de nous, la couverture ci-dessus du New York Times en date du 26 février 1928 montre que dès l’arrivée des premières machines est apparue quasi-simultanément la crainte de savoir quelle machine allait pouvoir remplacer de nombreux travailleurs.
Le rapport entre progrès technologique et emploi-chômage est également très présent aux Etats-Unis dans les années 40, illustrée par une autre couverture du New York Times du 25 février 1940.
Et dans ces mêmes années 40 se posent des interrogations qui ont été d’actualité très récemment : le sujet des taxes sur le travail. Si les machines remplacent les travailleurs, que faut-il taxer ? Pourquoi ne pas taxer les machines plutôt que les actifs ? Cette question, abordée aux Etats-Unis dès 1940 par le sénateur Joseph O’Mahoney, a encore été l’un des thèmes des élections présidentielles. Donc les craintes des incidences des technologies sur l’emploi ont toujours existé.
En France, la lecture des journaux montre que, dans les années 55, des articles apparaissent sur ce qui se passe aux États-Unis et si cette situation pourrait traverser l’Atlantique. Un peu plus tard, avec les débuts de l’informatique, année 60 et 70, réflexions et débats fleurissent sur les possibles évolutions du marché du travail avec les nouvelles technologies.
L’actualité
Le lien entre l’Intelligence artificielle et l’emploi a été mis au goût du jour par un travail publié en septembre 2013 par deux chercheurs d’Oxford, Carl B. Frey et Michael A. Osborne, intitulé « The future bof employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », Dept of Engineering Science, Oxford University.La conclusion de leur article était plutôt négative pour l’emploi ; ils montraient qu’aux Etats-Unis, 47 % des emplois avaient un risque élevé d’être automatisés d’ici une décennie ou deux. Dans notre monde numérique à forte résonance, la conclusion quasi-générale a été l’annonce de la fin de l’emploi aux États-Unis et donc dans la majorité des pays.
L’un des intérêts de cet article de recherche a été d’estimer la probabilité d’automatisation de chaque métier, ce qui a permis de mettre en évidence que, finalement, avec l’Intelligence Artificielle, toutes les catégories d’emplois étaient désormais potentiellement automatisables et remplaçables. Auparavant, technologie et machines étaient une menace pour le travail des ouvriers, facilement remplaçable par les automates en usines. Frey et Osborne montrent que l’impact existe quels que soient les types d’emplois, comme le montre le graphe ci-après présentant la probabilité d’automatisation en abscisse et le volume d’emploi en ordonnée.
Ainsi, même les métiers de services (partie rose du graphe), métiers où existe le contact avec le public et des tâches paraissant auparavant être vraiment le propre de l’activité humaine et pour lesquelles les automates ne pouvaient pas fonctionner, présentent désormais une probabilité d’automatisation élevée.
Ce travail des chercheurs d’Oxford a été transposé dans de nombreux pays. Par exemple, chez nous, s’est posée la question : ce qui est « vrai » aux États-Unis va-t-il arriver en France ?
Pour la France, une étude du cabinet Roland Berger a abouti à la conclusion que 42 % des emplois ont un risque d’être automatisés. Ce taux est de 54 % pour l’Union Européenne, est le plus bas en Norvège (35 %), et le plus élevé au Portugal (59 %). La méthodologie utilisée dans ces travaux consiste à appliquer la probabilité d’être automatisé de chaque emploi, telle qu’estimée par Frey et Osborne à structure des emplois de chaque pays. Cela explique que la différence entre les pays est assez faible : c’est davantage l’écart de distribution des emplois selon les pays qui explique la différence du taux global que des questions pertinentes comme « est-ce que la technologie va être utilisée de la même manière dans les différents pays ? ».
Le chiffre global de 47 % d’emplois potentiellement automatisables aux Etats-Unis qui a été largement repris dans les médias, sans toujours une réflexion approfondie d’accompagnement. Si ce résultat est valide, 47 % des emplois sont automatisés, ce qui nous conduit un monde sans caissiers, sans vendeurs au détail, sans personnel administratif de support… bref : un monde radicalement différent.
Comme la plupart des articles de recherche, il présente des limites, dont la principale est, d’une part, de raisonner par métier, et, d’autre part, de garder complètement figée la liste des professions existantes. Calculant une probabilité pour chaque métier, Frey et Osborne raisonnent de manière binaire : si un métier est automatisable, l’ensemble des emplois associés à ce métier risque d’être automatisé ; dans le cas contraire, aucun de ces emplois n’est exposé à ce risque. Avec un tel raisonnement binaire, les auteurs concluent par exemple, pour la force de vente, que tous les vendeurs aux États-Unis vont être remplacés., alors qu’une analyse plus approfondie montrerait que tous les vendeurs ne réalisent pas les mêmes tâches dans leur travail, et que de ce fait le risque d’automatisation varie d’un vendeur à l’autre.
Analyses du cas français
Dans le contexte français, France Stratégie et le Conseil d’Orientation pour l’Emploi ont réalisé d’autres travaux. Ils ont montré cet aspect réducteur de raisonner uniquement par métier, car tout le monde n’exerce pas le même métier de la même façon. Il faut nécessairement descendre au détail des tâches réalisées par le travailleur.Néanmoins, pour réaliser ceci, il faut se poser la question de l’identification des métiers possiblement automatisables.
France Stratégie s’est basée sur un papier de David Autor, intitulé « Why are there still so many jobs ? The history and future of workplace automation », publié en 2015 dans Journal of Economic perspectives. Autor met en avant le concept d’avantage comparatif. Il considère qu’existent des dimensions pour lesquelles l’homme a encore un avantage sur la machine. Il en identifie quatre qui sont les interactions interpersonnelles, la flexibilité, l’adaptabilité et la résolution de problèmes.
Nous nous sommes appuyés sur ces quatre dimensions en utilisant les sources statistiques publiques françaises et plus précisément l’enquête conditions de travail de 2013, qui contient des informations sur comment les salariés réalisent leur métier.
Dans cette enquête, deux questions permettent, selon nous, de résumer les quatre avantages comparatifs de David Autor.
La première aborde le fait que pour réaliser son travail, un salarié applique des consignes, critère qui permet de savoir si la question de la flexibilité et de l’adaptabilité est une solution.
La deuxième question touche le rythme de travail : est-il imposé ou non par une demande extérieure, ce qui correspond alors à la dimension interpersonnelle avec le public impliquant une réponse immédiate et donc adaptabilité et flexibilité du travail ?
A partir de cette approche toute simple, on peut cerner le pourcentage des emplois ayant un risque élevé d’être automatisés, correspondant aux personnes appliquant strictement des consignes de travail et sans contact avec le public, ou, plus généralement, n’ayant pas une demande du public imposant leur rythme de travail. La proportion d’emplois qui seraient automatisables tombe à 13 %. Nous voici loin de quasiment un emploi sur deux, selon Frey et Osborne. Le Conseil d’orientation pour l’emploi, à partir de la même base de données, mais en identifiant les emplois automatisables à partir d’un nombre de caractéristiques bien plus élevé, aboutit au même ordre de grandeur (10 % des emplois).
L’intérêt de cette approche corrélée aux conditions de travail actuelles est d’être suivie dans le temps, alors que le travail de Frey et Osborne portait seulement sur une coupe instantanée par la consultation de leurs collègues experts en Intelligence Artificielle sur leur avis de l’état de l’art des technologies et des données disponibles pour automatiser les métiers. Ici, l’analyse sur plusieurs périodes autorise l’étude d’un phénomène qui est alors non plus limité aux destructions d’emplois dues à l’Intelligence Artificielle ou plus largement aux évolutions technologiques, mais s’ouvre à la transformation des emplois.
L’approche n’est donc pas simpliste et binaire - emploi créé ou emploi détruit -, et intègre l’évolution du contenu des emplois. L’étude des conditions de travail montre notamment qu’entre 2005 et 2013, la transformation de l’emploi – c’est-à-dire de la manière d’exercer les métiers – a été plus importante que l’effet des créations ou destructions d’emploi.
Croire qu’avant l’arrivée d’une technologie les emplois étaient statiques, et qu’après son déploiement ils vont devoir faire face à une menace très forte, est une limite d’analyse, car les emplois évoluent en permanence. Cela s’est toujours produit par le passé et se poursuivra dans l’avenir. Finalement, c’est plus une transformation des emplois qui s’est produite, parfois importante, plutôt que l’émergence dichotomique d’un risque de menace de création ou de destruction.
Cet angle d’attaque de France Stratégie et du Conseil d’orientation de l’emploi a été également mis en lumière par l’OCDE, avec des sources de données différentes. Leur résultat est à peu près identique : la transformation de l’emploi est l’élément essentiel sur le marché du travail et sur l’emploi, et non pas l’effet de destruction.
La conclusion de l’OCDE est que, pour la France, 9 % des emplois seraient automatisables et 21 % auraient un risque élevé de voir leur contenu, en tâches, diminuer fortement. Ce 9 % est à rapporter aux 13 % de France Stratégie. Le Conseil d’orientation de l’emploi estime pour sa part que la moitié de l’emploi présente un risque élevé de voir les tâches évoluer.
Raisonner par technologie ne suffit pas
Un autre élément est à mettre en avant : il est difficile de raisonner seulement par la technologie. Ce n’est pas parce qu’un emploi est automatisable qu’il va être automatisé. Illustrons cela par deux exemples.Le premier concerne l’industrie. On a coutume de déplorer le fait que l’industrie française n’est pas aussi robotisée que l’industrie allemande, notamment. Voici un beau paradoxe. Si la technologie se développe et se diffuse aussi facilement de chaque côté du Rhin, et s’il n’était question que de technologie, les industries des deux pays devraient être autant robotisées. La comparaison réelle sur des données objectives, y compris lorsque l’on corrige des écarts de structure de l’économie entre les deux pays, comme le nombre de robots par salarié, révèle des différences. La technologie ne fait donc pas tout.
Deuxième exemple : les caisses automatiques. En France, elles sont arrivées vers 2004. Dix ans après, en 2014, il y a encore 185 000 caissiers dans la grande distribution. Là encore, la technologie était prête bien avant son apparition opérationnelle, et les caissiers existent toujours. Plus que la technologie, les points essentiels sont l’organisation du travail, l’acceptabilité sociale et la rentabilité économique.
Restreindre une analyse sur l’emploi aux seules technologies et à leur disponibilité est forcément limitatif.
Enfin, les études regardent souvent les destructions d’emplois, en oubliant plus ou moins les créations d’emplois. La simple lecture des nomenclatures de professions montre l’apparition de métiers nouveaux. Les créations d’emplois peuvent être directement liées aux activités des technologies, et aussi être indirectes.
Intéressons-nous aux créations directes, et plus particulièrement comparons l’évolution des effectifs de secrétaires et d’ingénieurs informatiques. Au début des années 80, un fort écart existe entre ces deux groupes d’actifs. Désormais, les niveaux d’emploi sont comparables, l’un a augmenté et l’autre a diminué. Les créations directes peuvent être induites par l’apparition de nouveaux besoins de consommation ne se substituant pas nécessairement à d’autres, plus traditionnels.
Cet exemple sur secrétaires et ingénieurs informatiques se retrouve sur l’ensemble de l’économie. En partant des années 80, par grande catégorie, agriculteurs et ouvriers sont moins nombreux, avec une baisse relative de l’ordre de 10 %, artisans et employés sont restés stables, et les emplois de cadres et professions intellectuelles supérieures, de professions intermédiaires, ou d’employés non qualifiés, notamment pour les services à la personne, ont augmenté de 27 %.
Un dernier retour sur la technologie. Ce n’est pas parce qu’une technologie arrive qu’elle va forcément avoir un impact immédiat. Et pour compliquer l’analyse, si impact il y a, il n’est pas forcément négatif sur l’emploi. Ainsi, des chercheurs américains ont établi les conséquences de l’arrivée des distributeurs automatiques de billets, technologie capable de remplacer ou concurrencer aisément des employés aux caisses. Leur conclusion est que l’arrivée des distributeurs de billets a diminué fortement le coût de création d’une nouvelle agence bancaire, d’où un accroissement de ces agences. A moyen terme, le déploiement des distributeurs s’est accompagné d’une stabilité des emplois dans les banques. Pourquoi ce type d’impact ne se produirait pas pour des activités liées aux progrès de l’IA ?
Pour conclure, reprenons le texte de David Autor. Souvent, étudier le lien entre emploi et technologies se résume à deux mots : création et destruction. C’est oublier que les emplois se transforment, d’une part, et qu’existe une forte complémentarité entre emploi et technologies liée à la transformation du contenu des emplois.
Donc, se demander si oui ou non les technologies vont créer ou détruire des emplois est une fausse question. La vraie question est de se demander comment adapter le contenu des emplois aux progrès et aux évolutions technologiques.
2 Commentaires
Reste un theme permanent à traiter pour tous les apprentis philosophes,à savoir, " la machine libère l'homme "
On pourra également encore longtemps méditer sur cette sentence de Montaigne : " Science sans conscience ..."Voila un theme que les robots auront du mal à traiter,mais question: est ce que les robots auront une âme ?..je préfère m'arreter là,ça devient effrayant .Encore bravo pour cette conférence.
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