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29 janvier 2020

Compter son travail, travailler sans compter, loin des contes de fées

On compte qu’un Français vivant actuellement aura passé 2 heures par jour (en moyenne, tout au long de sa vie) à travailler. Cela paraît peu, et pourtant, cette durée baisse encore. Il convient de préciser ce que l’on mesure (et pourquoi). Cette analyse ne saurait être complète sans esquisser un décompte de ce que l’on ne mesure pas : après tout cela nous occupe près de 22 heures par jour…

Mesurer le temps de travail : une préoccupation qui nait avec la révolution industrielle

Le temps de travail n’est guère mesuré avant la révolution industrielle. Au début de celle-ci se développe un salariat dans les activités extractives ou manufacturières dont les conditions de travail apparaissent vite comme extrêmes. Des premières lois (le « Factory Act » de 1833 au Royaume-Uni) limitent le travail des enfants (interdit avant neuf ans, limité à 10 heures par jour avant 14 ans …). On considère alors qu’une durée journalière de travail de 13 à 14 heures est courante, 15 heures n’étant pas exceptionnel. Ces conditions laissent imaginer qu’alors un ouvrier aura passé près de la moitié de sa vie à travailler, à comparer aux 8 % actuels. En France, toutefois, la première mesure « exhaustive » de la durée du travail semble remonter à la fin du XIXème siècle [Marchand et Thélot]. Elle établit que les ouvriers non agricoles travaillent un peu plus de 3 000 heures par an. Le temps de travail des femmes ou des travailleurs agricoles, bien que considérable n’est pas compté, en partie parce que ces deux populations ne sont pas structurées politiquement.

Pour produire, il faut des producteurs … et du temps

Ecrivons l’équation de base : par exemple Y = πH, où Y désigne la production, H, le nombre d’heures pour la produire et π la productivité (ici, il s’agit de la productivité apparente du travail). Augmenter la production (souvent vue comme « proxy » du bien-être) peut se faire en augmentant la productivité … ou le nombre d’heures travaillées. Dans cette approche très macroéconomique, et faute de pouvoir augmenter le nombre d’heures travaillées par tête et par an, augmenter H suppose d’augmenter le nombre de travailleurs, d’où les recommandations actuelles d’augmenter le taux d’activité des séniors, des femmes, des jeunes, voire de favoriser la venue de travailleurs allochtones... Les politiques sociales ont en effet eu pour effet de diminuer la durée du travail. En 1950 [1], la durée annuelle du travail « mesuré » dépassait 2 200 heures, dans le contexte d’un âge de la retraite élevé et d’une espérance de vie faible. Près de 70 ans après, cette durée est de l’ordre de 1 600 heures [2]. Comme la production a fortement augmenté, les bienfaits des gains de productivité sont de deux ordres : augmentation de la production (ou du bien-être ?), réduction de la durée du travail.

Mesurer H : qui croire ?

La mesure de cette durée n’est pas simple et des estimations assez différentes sont données suivant la méthode employée [3]. Une explication de cette différence tient à la nature des sources employées. Les « LFS » (Labor force survey, enquête emploi dans le cas de la France) reposent sur les déclarations des personnes enquêtées. Les sources administratives basées sur les déclarations des employeurs mesurent (autant que possible) les heures rémunérées. Généralement, la déclaration des premières est supérieure à celles des seconds. Néanmoins, la mesure se base d’abord sur un schéma « historique » : heures d’un temps plein salarié, sur le modèle des horaires réguliers en vigueur dans l’industrie, dominant une grande partie du XXe siècle. Les formes d’emplois moins structurées, dans les services ou des secteurs où le non-salariat domine, ne donnent lieu que récemment à des mesures assez précises. Toutefois des différences importantes peuvent subsister entre une durée « contractuelle » et une durée réelle (équivalences dans le commerce, temps de travail des cadres ou de certaines professions intellectuelles comme les enseignants, ... où d’ailleurs, le concept même de production ne va pas de soi).

Mesurer H : l’histoire d’un jour ou d’une vie ?

L’approche suivie jusqu’ici met en avant la durée annuelle de travail car l’angle d’attaque est macroéconomique : la contribution du travail à la production. Le temps de travail est aussi un sujet social, cette approche étant d’ailleurs beaucoup plus discutée que la première. On a vu que les références à la durée journalière sont faites dès le début de l’ère industrielle. La norme est depuis longtemps de huit heures par jours. En France, dès avant la deuxième guerre mondiale, la référence hebdomadaire est de cinq jours de travail par semaine, soit 40 heures. Toutefois, ce n’est que vers 1970 que ces 40 heures seront la norme réelle, du fait du recours aux heures supplémentaires. En termes annualisés, la norme est d’environ 1 900 heures, les jours fériés s’ajoutant aux congés légaux. Depuis le début des années 2000, la référence est d’environ 1 600 heures, en légère hausse tendancielle [4]. En effet, les assouplissements de la législation sur les 35 heures permettent de faire davantage d’heures par semaine. On souligne souvent que la durée hebdomadaire des travailleurs français est quasi identique à celle des travailleurs de l’UE (soit un peu plus de 40 heures). L’annualisation, donc le nombre de semaines travaillées est le facteur discriminant. On peut y ajouter la dimension du cycle de vie. Actuellement, l’espérance de vie au travail est d’un peu plus de 35 ans. D’où l’estimation d’environ 8 % du temps de vie consacré au travail. Cette espérance est d’un peu plus de 37 ans pour les hommes, d’un peu moins de 34 ans pour les femmes. Etudes plus longues et interruptions pour s’occuper d’enfants en bas âge expliquent cet écart, qui est plutôt faible par rapport à d’autres pays (9 ans en Italie).

Une mesure plus facile dans le cas du salariat

Revenons à la durée annuelle. En comptabilité nationale, la mesure de ce temps plein repose sur une estimation hebdomadaire des heures rémunérées : heures contractuelles (« 35 heures légales », qui se déclinent suivant les conventions de branche). On multiplie cette durée par le nombre de semaines dans l’année (52). Il convient alors de faire différentes corrections : d’abord déduire les congés, et tenir compte des jours fériés. La correction pour temps partiel, qui concerne près d’un salarié sur cinq (surtout des salariées, d’ailleurs), doit tenir compte de la proportion d’employés à temps partiel et de « l’intensité » de ce temps partiel. Il convient encore de déduire les jours non travaillés pour raison de maladies, maternités, accidents du travail, grèves, puis d’éventuelles corrections de moindre importance (chômage technique par exemple). On rajoute bien sûr les heures supplémentaires rémunérées. La mesure du temps de travail hors salariat est plus délicate. On peut arbitrer entre différentes approches pour obtenir cette mesure, qui reste de moins bonne qualité. Parmi ces approches, estimer une « suractivité » déclarée en comparant le temps de travail des salariés et des non-salariés d’un même secteur, supposer que la productivité ne dépend pas du statut et utiliser l’équation de base, … La diminution tendancielle du non-salariat pouvait laisser espérer que ces imprécisions seraient de moindre importance au fil du temps, mais cette tendance s’est renversée récemment. De ce point de vue, une bonne mesure de « H », couplée avec une bonne mesure de « Y » renseigne sur la productivité, signal d’efficience économique.

H diminue : un acquis social ou un ajustement macroéconomique ? 

On date du 17 octobre 1973 (date de la décision d’embargo des pays producteurs de pétrole) une rupture majeure dans les cycles économiques des pays développés. Date symbolique car la transition entre forte croissance et relative stagnation débute dès le milieu des années 1960, mais il est vrai que de nombreux changements s’amorcent vers 1970-1975, notamment en France. Citons les principaux :

1) La massification des études (d’abord secondaires, ultérieurement supérieures) et l’élévation du niveau de formation.

2) L’émergence d’un chômage important, qui n’était guère que frictionnel auparavant

3) L’apparition du temps partiel

4) L’augmentation du taux d’activité des femmes, notamment comme employées.

5) La tertiarisation accélérée de l’économie : l’emploi industriel commence à décliner, avec lui la catégorie sociale des ouvriers.

On se reportera à [5a et 5b] pour des descriptions récentes et détaillées de ces évolutions. Les économies occidentales cessent d’être en surchauffe, vient le temps de la réduction du temps de travail (ou son partage). La France va suivre une voie différente de pays comme l’Allemagne ou plus encore les Pays-Bas. Dans ce pays, le développement du temps partiel est rapide et massif. Il concerne beaucoup plus les femmes que les hommes, les premières étant actuellement 74 % à travailler à temps partiel. La France choisit plutôt de réduire le temps de travail d’un temps plein : cinquième semaine de congés, 35 heures. Toutefois, en dépit de fortes réticences quant au développement du temps partiel, celui-ci a contribué à peu près autant à la réduction globale du temps de travail que les mesures législatives relatives à la réduction du temps de travail à temps plein.

Le travail à temps partiel : bienfait ou malédiction ?

L’un des premiers numéros de « Populations et sociétés », signé Pierre Longone, démographe à l’Ined, s’intitule « la querelle du travail à temps partiel » [6]. Ainsi, en 1968, cette forme de travail ne concerne que 3 % des salariés (mais 8 % des femmes, déjà …). En 2020, elle concerne 30 % des femmes et 6 % des hommes. Les termes du débat n’ont guère changé. Cette forme de travail permet de « récupérer » une main d’œuvre maintenant très qualifiée, qui autrement ne travaillerait pas, trop mobilisées par les tâches domestiques. Cela est bon pour la production, et l’investissement éducatif n’est pas perdu. Il est souligné que cette forme de travail offre la possibilité aux femmes d’arbitrer (librement) entre vie professionnelle et vie domestique. Cette « liberté » est mise en question. On mesure depuis quelques années le « sous-emploi », qui concerne principalement les personnes à temps partiel qui souhaitent travailler davantage. Il concerne environ une personne à temps partiel sur quatre. Le « choix » n’est donc pas tout à libre … Dès l’article de Longone, cependant, était posée la question de rémunérer … les activités domestiques, notamment via les allocations familiales, les soins aux enfants en bas âge.

Le travail qui n’est pas du travail ou comment augmenter Y

En remarque liminaire, la quantité Y est une valeur (monétaire) plutôt qu’un volume, le recours à la valorisation permet d’agréger des quantités de biens et services très divers qui ne s’additionnent pas. La contrepartie H est ainsi le temps nécessaire pour créer cette valeur. En comptabilité nationale, on partage cette valeur entre rémunération du travail et rémunération du capital. H mesure ainsi le temps de travail faisant la contrepartie d’un revenu monétaire. Le plus souvent, le revenu monétaire (salaire) est défini à partir de la durée de travail plutôt que comme contrepartie d’une prestation. En première approche, Y est le produit intérieur brut (l’équation précise est VA= πL, reliant la valeur ajoutée, la productivité apparente du travail et le facteur travail). Rapporté au nombre d’habitants d’un pays, il donne ainsi une mesure du niveau de vie. On ne discute pas ici des lacunes du PIB comme indicateur de bien-être. Toutefois, il convient de remarquer que beaucoup d’activités, parmi elles certaines essentielles à la survie ne sont pas « valorisées ». Cela explique que les habitants de pays pauvres voire très pauvres « survivent » malgré un niveau de vie (mesuré) qui est très en-dessous du minimum vital dans un pays développé. Par exemple, le PIB / habitant français serait, en parité de pouvoir d’achat, plus de 50 fois plus élevé que celui de la République démocratique du Congo. La part de la production non valorisée est plus grande dans les pays pauvres que dans les pays riches. Mais même dans les pays développés, une part importante du « bien-être » provient d’activités non valorisées et cela est variable suivant les pays. Donnons quelques exemples d’activités non valorisées (en France)

1) Le temps passé en formation initiale et qui va bien au-delà des « obligations d’instruction »

2) Le travail domestique, production de repas pour consommation propre

3) Le travail domestique, entretien (qui peut inclure le bricolage)

4) Le soin aux enfants

5) Le soin aux personnes âgées

6) Activités illégales variées

A la frontière entre les activités illégales et les autres, se trouvent des activités « au noir ».  On parlera plutôt de fraude si l’employé perçoit une partie de son salaire hors mécanismes légaux (qui permettent le recouvrement des cotisations, …). Le « noir » qualifie plutôt les personnes nominalement non employées mais qui travaillent et perçoivent un salaire hors mécanismes légaux. Les secteurs comme l’artisanat (plus spécifiquement celui lié au secteur de la construction), la restauration et les services à la personne sont particulièrement concernés.

Le « breadwinner » et la breadmakeuse : un mauvais compte de fée (du logis)

Remarquons ensuite que ces activités sont majoritairement exercées par des femmes. Celles-ci font des études plus longues, restent bien plus concernées par le travail domestique et le soin aux enfants. Le déséquilibre est accentué quant aux soins aux personnes âgées : les aidants sont à 60 % des aidantes [7]. Deux activités illégales sont notoirement génératrices de profits importants (pas toujours pour ceux qui les exercent ….), la prostitution et le trafic de drogue. On ne revient pas sur les travaux conceptuels qui feraient « rentrer » les activités citées dans « Y ». Evoquons seulement quelques dispositifs ayant visé à faire apparaître cette production : la réglementation des « services à la personne », des réductions de cotisations par exemple. Plus finement, certains usages induisent des différences dans « Y » sans que le « bien-être » en soit modifié. En effet, si Madame est employée dans une boulangerie et fabrique le sandwich que Monsieur mange à midi, elle est payée, donc en emploi, même non qualifié et le repas de Monsieur sera compté dans le PIB. Inversement, si Madame prépare à la maison le sandwich de Monsieur, ce n’est pas le cas. La première pratique est ainsi plus répandue aux Etats-Unis qu’en France.

Les mesures du travail du travail non mesurable

Parce qu’il ne fait pas l’objet d’une transaction monétaire, le travail non valorisé se mesure beaucoup plus difficilement que l’autre. On remarquera seulement qu’une estimation [8] assez récente chiffre à près de 900 heures par an ce travail « domestique », à comparer aux 1600 heures de travail « mesuré » [4]. Le premier est réalisé aux deux tiers par les femmes, ce qui renverse la perspective usuelle selon laquelle les femmes seraient moins actives que les hommes. Les estimations de la « charge » des aidantes sont encore plus difficiles. Cette aide est surtout fournie par des femmes âgées de 50 ans ou davantage. Les personnes qui se déclarent aidantes déclarent à plus de 80 % passer plus de 1 000 heures par an à cette activité. L’impact sur Y (si l’on arrivait à intégrer ces activités, c’est-à-dire à les valoriser) est difficile à estimer. Une majoration de l’ordre de 50 % est considérée comme réaliste dans le cas de la France. L’attention s’est plutôt portée jusqu’à présent sur les soins aux enfants plutôt que sur les personnes dépendantes. Ce dernier sujet devient majeur avec le vieillissement de la population. Mesurer la durée du travail est utile pour piloter ou discuter de politiques économiques ou sociales. De ce fait, les mesures relèvent de conventions. La prise en compte d’activités non valorisées peut changer substantiellement les perspectives et analyses. Notamment, l’activité féminine est encore très mal prise en compte, en dépit de mutations récentes, qui voient les femmes investir massivement dans le capital humain, clé du bien-être de demain. 


Bibliographie

Pour réaliser cette tribune, l’auteur a pris grand plaisir à relire « Le travail en France, 1800-2000 », d’O. Marchand et C. Thélot, Nathan université, 1997. Plusieurs articles du tout récent « numéro spécial – 50 ans d’Economie et Statistique » sont consacrés à l’analyse du marché du travail, avec beaucoup d’éléments sur les évolutions de ces 50 dernières années (référence 5, complétée par 5c, qui décrit notamment l’impact, devenu prépondérant, des maternités, sur le retard salarial des femmes, en dépit de leurs plus grandes qualifications).

Liens

1 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281175 / http://variances.eu/?p=3651 2 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238439?sommaire=4238781 3 : https://ideas.repec.org/a/iza/izawol/journl2019n95.html 4 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238439?sommaire=4238781 5 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4253035?sommaire=4253159

5a :  Citation: Marchand, O. & Minni, C. (2019). The Major Transformations of the French Labour Market Since the Early 1960s. Economie et Statistique / Economics and Statistics, 510-511-512, 89–107. https://doi.org/10.24187/ecostat.2019.510t.1989 

5b : Citation: Goux, D. & Maurin, É. (2019). Forty Years of Change in Labour Supply and Demand by Skill Level – Technical Progress, Labour Costs and Social Change. Economie et Statistique / Economics and Statistics, 510-511-512, 131–147. https://doi.org/10.24187/ecostat.2019.510t.1991

5c : Citation: Meurs, D. & Pora, P. (2019). Gender Equality on the Labour Market in France: A Slow Convergence Hampered by Motherhood. Economie et Statistique / Economics and Statistics, 510-511-512, 109–130. https://doi.org/10.24187/ecostat.2019.510t.1990

6 : https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/la-querelle-du-travail-a-temps-partiel/ 7 : https://www.ocirp.fr/actualites/les-chiffres-cles-sur-les-aidants-en-france 8 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967

Auteur

1980-1983 : Bac C, CPGE Strasbourg (Lycée Kléber)
1983-1987 : Ens Cachan (mathématiques)
1986 : Agrégation mathématiques
1987-1988 : Service militaire, scientifique contingent
1988-1989 : Professeur collège (Aube)
1989-2001 : Professeur CPGE (Rhône-Isère)
2001-2002 : Préparation ENA (IEP Grenoble)
2002-2003 : Professeur lycée, proviseur adjoint, Isère
2003-2005 : ENSAE, - Administrateur Insee
2005-2008 : Insee, Chef d'unité, DESE, comptes nationaux
2008-2011 : Insee, chef de projet, DSDS, enquête handicap.
2011-2015 : Ministère intérieur, chef de division
2015-.... : Ministère de l'intérieur, adjoint chef du SSM Voir les 14 Voir les autres publications de l’auteur(trice)

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