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24 janvier 2020

Note de lecture : « L’imposture économique » de Steve Keen*

Publié par Jean-Jacques Pluchard | Dans les rayons

Cet article a été diffusé sur le site de vox-fi


Après la lecture du manuel de Jacques Mistral, remarquablement chroniqué par François Meunier sur le blog vox-fi[1], s’impose celle de l’essai (852 pages) de Steve Keen, au titre provocateur : « l’imposture économique ». L’ouvrage, réédité en 2019 et traduit du livre original « Debunking Economics : The naked emperor of the social sciences », a connu un succès mondial. A partir d’une analyse critique du célèbre manuel de macroéconomie rédigé par Samuelson, Keen procède à une déconstruction systématique des fondamentaux de l’école économique néo-classique. Il déplore « l’incroyable inertie de la théorie économique au regard des sciences dures, telles que les sciences physiques ». Son livre a suscité de vastes débats au sein des communautés académiques et des milieux d’experts.

Keen dénonce la fragilité du premier pilier de la théorie néoclassique,  en montrant que pour passer de l’analyse des comportements individuels de consommation (la microéconomie) à celle de l’ensemble des acteurs économiques (la macroéconomie), afin d’asseoir la « théorie des prix d’équilibre », les théoriciens néoclassiques ont dû adopter deux hypothèses qu’il juge « invraisemblables et contradictoires » : tous les consommateurs doivent avoir les mêmes goûts et ces goûts ne doivent pas changer quand leur revenu varie. Ces hypothèses n’étant pas vérifiées, il en conclut qu’en l’absence de concurrence pure et parfaite, la courbe de la demande n’a aucune raison d’être décroissante quand le prix augmente. Elle peut avoir n’importe quelle forme. Keen critique ainsi la théorie de l’équilibre général posée par Walras et le théorème « Sonnenschein-Mantel-Debreu ». Ces théoriciens de l’équilibre général ont eux-mêmes admis que l’élasticité de la demande par rapport au prix n’était pas toujours négative et que, paradoxalement, la « loi n’est vraie que si on est déjà à l’équilibre ».  Keen en déduit également que l’invalidation de la « loi de la demande » entraîne logiquement celle du principe (posé par Adam Smith) selon lequel « une économie de marché concurrentiel maximise le bien-être social ». Il constate donc que « les inégalités de revenus sont collectivement optimales ».

Keen critique également la courbe de l’offre, sur laquelle repose l’analyse de la production. Il observe que dans la plupart des cas – et notamment dans l’économie digitale -, la courbe du coût marginal n’est pas croissante mais décroissante, et qu’elle peut même tendre vers 0. Il soutient que « seules les marchandises qui ne peuvent être produites dans des usines (comme le pétrole) sont susceptibles d’avoir des coûts de production qui se comportent selon les attentes des économistes néo-classiques ».

Keen déconstruit ensuite le troisième pilier de la théorie néoclassique, selon lequel le coût marginal est croissant lorsque les quantités produites augmentent, tandis que l’offre et la demande répondent à des comportements indépendants les uns des autres. Il montre, enquêtes à l’appui, que dans la plupart des cas, les coûts de production sont en réalité constants ou décroissants, et que la hausse des coûts est due à d’autres facteurs, de nature sociale ou environnementale. Keen conteste le raisonnement néo-classique selon lequel le prix doit correspondre à l’utilité marginale obtenue par la consommation du dernier bien acheté, mais il doit aussi être égal à la recette marginale obtenue par le producteur pour la dernière unité de production vendue.  Cette condition ne peut être remplie que sur un marché en situation de concurrence parfaite. Il prétend que « les coûts de production sont normalement constants ou décroissants pour la grande majorité des biens manufacturés, de telle sorte que la courbe de coût moyen - et même celle de coût marginal – est normalement plate ou décroissante ». Keen réfute au passage le traitement du travail comme une marchandise, assurant que les néoclassiques sont incapables d’expliquer le chômage autrement que par un arbitrage des individus en faveur du loisir au détriment du salaire. Aussi Keen s’interroge-t-il : « Comment quelqu’un peut-il profiter du temps de loisir sans revenu ? ».

Keen a été rendu célèbre en 2007 par sa prédiction de l’imminence d’une crise financière mondiale. Il prévoit aujourd’hui une nouvelle crise majeure dans les cinq ans, provoquée par l’éclatement de la bulle spéculative due à une accumulation des dettes publiques et privées. Selon lui, la plupart des modèles orthodoxes sous-estiment les rôles du crédit et de la monnaie, en omettant de faire apparaître les banquiers dans les transactions marchandes. Les économistes alignés évoluent dans « un univers sans monnaie et sans secteur bancaire, où le capital s’accumule tout seul sans être produit par personne... ». Keen préconise l’établissement d’une « économie monétaire de production » qui réintègre le crédit comme principe actif dans les circuits économiques. Keen prévient par un discours prémonitoire : « la monnaie empruntée pour acheter des actifs immobiliers et financiers existants s’ajoute à la dette de la société sans pour autant augmenter ses capacités productives » et « le danger survient quand le taux de croissance de la dette devient le déterminant décisif de la demande globale – comme c’est le cas dans l’économie à la Ponzi que sont devenus les États-Unis ».  « Quand les crédits sont octroyés pour la consommation ou pour l’investissement, la dette peut rester sous contrôle. Mais quand les prêts sont accordés pour spéculer sur les prix des actifs, la dette tend à s’accroître plus rapidement que le revenu ». Keen tire trois enseignements de ces constats. Le premier est la confirmation que la monnaie est endogène au système économique, elle est créée à sa demande. Le deuxième est que la monnaie est indispensable à l’accumulation, mais sa non maîtrise peut conduire aux catastrophes. Le troisième est celui apporté par Irving Fisher qui reconnait que « le marché n’est jamais à l’équilibre, et que les dettes peuvent ne pas être remboursées, non seulement par quelques individus, mais même de manière massive ». Keen pose alors la question : « les crises financières auraient-elles leur source uniquement dans la finance ou dans l’évolution des rapports sociaux dans le système productif » ?

Keen montre par ailleurs comment la pensée néoclassique ignore certaines leçons de Keynes et néglige parfois le rôle de l'incertitude et des anticipations dans certains comportements économiques. Il critique également la « loi des débouchés » de Jean Baptiste Say – déjà contestée par les marxistes et les keynésiens -, car les revenus issus de la production ne se transforment pas nécessairement en achats, en raison de la préférence pour la liquidité. Les revenus (comme les profits) étant distribués après la vente, ne contribuent qu’a posteriori au pouvoir d’achat des consommateurs dans une économie en croissance. Il conteste également le système de comptabilité sociale qui fonde la théorie de Karl Marx, en soutenant que, dans la nouvelle économie, le capital productif crée généralement de la valeur au-delà de sa durée normale de dépréciation…

Les dernières pages du livre de Keen sont consacrées à la présentation de plusieurs écoles de pensée alternatives, qui sont critiquées ou ignorées par la plupart des chercheurs  académiques et des décideurs politiques. Il cite notamment l’école autrichienne (animée par Menger et Von Mises), qui est centrée sur l’entrepreneur ; l'école post-keynésienne (représentée par Kalecki et Minsky),  qui souligne l'importance de l'incertitude ; l'école de Sraffa, qui repose sur le concept de production des marchandises par des marchandises ; la théorie de la complexité (avec Mandelbraut et Morin) et l'éconophysique  (avec Farjoun et et Machover), qui appliquent à l’économie les techniques de la dynamique non linéaire, de la théorie du chaos et de la physique ; l'école évolutionniste (avec Nelson et Winter), qui traite l'économie comme un système darwinien. Mais bien que créatifs, Keen reconnait que ces courants de pensée ne parviennent toujours pas à expliquer les contradictions et les paradoxes qui opposent la micro et la macroéconomie, l’économie d’entreprise et l’économie publique, l’économie de marché et l’économie du bien commun.

Steve Keen, professeur d’économie et de finance de luniversité de Kingston à Londres, est un des principaux chefs de file des économistes hétérodoxes. 

* « L’imposture économique » de Steve Keen  aux éditions de l’Atelier, préface de Gael Giraud, 852 pages  

Mots-clés : microéconomie - macroéconomie - théorie de l'équilibre économique - épistémologie économique


[1] Egalement consultable sur http://variances.eu/?p=4218

Autrice

Jean-Jacques Pluchard

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