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12 avril 2017
Le futur de la relation humaine dans l’entreprise
Publié par
Pierre Bismuth
| Ressources Humaines
Le « tout digital » est pour les Ressources Humaines et pour la gestion de l'entreprise en général une bonne nouvelle. Comme la globalisation, la révolution digitale est d’abord un progrès. Néanmoins, mal gérée, elle risque de mettre en danger ce qui est le plus précieux dans une communauté, la qualité des rapports humains.
La montée du digital est une réalité et sa progression est inéluctable. Elle nous dépasse à chaque moment.
Comme dans l’histoire de la globalisation, il y a ici et la? des sursauts de résistance et paradoxalement, des choses que l’on croyait sur le point de mourir font des retours en force. On observe des records de vente pour les bons vieux carnets a? élastique Moleskine utilisés par Hemingway ! ; les disques vinyles sont a? nouveau recherchés, mais dans le même temps, on écoute de plus en plus de musique sur les différentes applications existantes et même, si l’on a dans la poche le fameux carnet Moleskine, on a aussi sur soi son iPad pour rechercher une information ou, très vite, envoyer un message.
Tout ce qui peut être digitalise? l’est et l’information s'écoule de nos ordinateurs comme l’eau de nos robinets. On a du mal à imaginer ce mystérieux réservoir qu’est le cloud et à comprendre son fonctionnement.
Les grandes entreprises sont déjà dans un mode « digital » de fonctionnement. Les informations nécessaires à la bonne marche des affaires sont disponibles sur des bases de données faciles d’accès. La relation en temps réel entre les divers acteurs d’entreprise - clients, fournisseurs, collaborateurs, candidats - est en grande partie orchestrée par des process et analysée par des algorithmes, puis transmise par les téléphones mobiles et autres moyens électroniques.
Le RH des entreprises à beau être conservateur, il devra s’y mettre.
Dans les ressources humaines, une paperasserie lente et poussive a déjà été en grande partie éliminée et remplacée par une extre?me rapidite? et flexibilite?. Le travail peut se faire ou? que l’on soit ; les contacts sont faciles, rapides, a? la demande et en temps re?el. Des ta?ches re?pe?titives et sans inte?re?t, comme la paie, sont maintenant accomplis par des process automatise?s et il est certain que les avance?es en intelligence artificielle, big data, automatisation, robotisation, re?alité virtuelle apporteront de plus en plus des changements spectaculaires qui bouleverseront le monde du travail.
Et la qualite? des relations humaines dans l’entreprise ? Que devient-elle dans ce nouveau monde en perpétuel bouleversement? Comment se construit, dans ce nouveau contexte, la culture d’entreprise ? Existe-t-elle encore dans les entreprises « du tout digital » ? Si oui, comment la garder vivante dans un monde digitalisé ? Comment cre?er un tissu de relations sur lequel reposent la confiance, l’engagement, la motivation et l’appartenance ? Peut-on tout confier au digital, même cet e?le?ment mystérieux qu’on appelle l’esprit d’entreprise et dont celles-ci sont si fières?
Sautons aux anne?es 1970 avec « L’Impre?cateur » de Rene?-Victor Pilhes (Prix Fémina 1974). Cette œuvre de?crit le monde d’une grande compagnie internationale, dirige?e par une ne?buleuse de managers. Il y a un pouvoir mais il est diffus, opaque, on ne sait trop qui le de?tient et, de ce fait, les complots, les intrigues abondent. Les syndicats ont un pouvoir myste?rieux eux aussi. Etablir ou consolider des relations dans l’entreprise est comme marcher sur un sentier mine?. Le DRH le sait et c’est l’expert de?mineur. Les relations entre les acteurs sont pleines de mystère, de non-dits et de sous-entendus. Cette repre?sentation donne un avant-gou?t des crises qui secoueront les grandes entreprises dans les de?cades qui suivront. La complexité des relations humaines au sein des équipes de management est le sujet.
2014. Avec la lecture de « The Circle» de Dave Eggers, on entre dans le monde d’une immense compagnie high tech, une extrapolation de Google et Facebook. Le « Syste?me» ge?re non seulement les activite?s professionnelles des employe?s mais aussi leur vie prive?e, leur relations personnelles et ceci, dans un but d’extre?me efficacite?. Le travail s’effectue exclusivement devant des e?crans, et de temps a? autre, des moments de rencontres physiques sont programme?s. L’employe? reste humain, c’est-a?-dire qu’il e?prouve des sentiments, des de?sirs mais ceux-ci sont e?touffe?s par un syste?me de communication parfaitement programme? et irre?futable qui annihile et e?crase toute volonte? d’individualisation. Le « Syste?me » est mai?tre ; les process tyranniques. Cela me?ne a? des impasses qui tuent la spontane?ite?, l’innovation et ge?ne?rent l’ennui ou l’anxiété d’être mal noté ou peu apprécié.
Cette pratique du « tout digital » est déjà la re?alite? dans plusieurs entreprises. Les employe?s passent fre?quemment un test d’e?thique et de se?curite?. Le test est bien pense? mais il a le ridicule d’e?tre envoye? et signe? par un syste?me. Ces tests ne donnent l’alarme que si on ne s’y soumet pas et ils ne donnent aucune mesure de la since?rite? aux re?ponses. On utilise des videos ou des hologrammes pour parler de choses aussi sérieuses que les « valeurs » de l’entreprise, une illusion de communication et un impact sans profondeur sur un public captif. La relation humaine est sans saveur, elle est superficielle. On ne se rencontre pas en personne, on se voit au mieux lors d'un skype. La culture s’éteint tout doucement, on est dans la recherche de l’efficacite au risque de créer une atmosphe?re oppressante, faite de contro?les et de menaces. Amazon et WallMart en ont fait l’expérience (John Rossman, auteur de The Amazon Way, The New York Times.)
Le monde du futur quant a? lui, celui que nous imaginons du moins, est celui de l’Intelligence Artificielle et de la robotisation. Il a e?te? étonnamment pressenti dans des oeuvres de science-fiction. Philip Dick par exemple (1928-1982) s’est pose? la question suivante : qu’est-ce qui de?finit l’authentique e?tre humain ? Dans certaines de ses œuvres, on rencontre des humains totalement de?shumanise?s et des robots avec, en eux, de troublants e?veils de sentiments et d’e?motions. Bien entendu, dans ces mondes, l’homme a peur car il se sent devenir obsole?te, inutile. La relation humaine y est une source de troubles, les robots sont quand même tellement plus prévisibles !
Cela dit, la relation humaine et la culture d’entreprise sont reste?es encore de nos jours tre?s pre?sentes dans les entreprises familiales. Elles sont la potion magique des start-up à l’image de Blablacar. Des grandes entreprises cherchent à garder leur esprit et leur culture. Où est l’équilibre entre cette digitalisation et la recherche de l’humain au cœur de l’entreprise ?
Dans le fil d’une carrière, les moments marquants restent le recrutement, la formation, les discussions de performance. On se souvient des recruteurs, de leurs questions, de nos émotions souvent intenses face a? eux ; on se souvient également de ceux qui nous ont formés, de ceux qui ont été nos coachs, parfois nos gourous.
Il faut reconnai?tre que les communications virtuelles, par skype par exemple, gardent une certaine intensite? e?motionnelle. La re?volution digitale permet une extension extraordinaire du champ d’e?mission et de re?ception des contacts et propose un menu de moyens diversifie? et flexible. Toutefois, ces nouveaux rapports n’engagent pas autant tout l’e?tre. Me?me dans un skype, on peut e?tre attentif a? autre chose ; lors d'une confe?rence te?le?phonique, on peut se mettre sur mute et se de?tacher de la discussion en cours. Une relation face a? face engage plus pleinement tous les sens, et presque malgre? soi, nos faculte?s sont aiguise?es. Le subjectif entre en action, on est agace? ou se?duit par une expression toute passage?re, l’intuition, le jugement sont stimule?s et peuvent donc s’exercer pleinement.
- Les outils modernes de communication permettent de solliciter la participation non seulement des managers mais aussi des employe?s à imaginer et planifier le futur. Aujourd’hui, pourtant, c’est rarement le cas comme le montre par exemple l’approche technocratique du top-down où le sommet de la pyramide accouche d’une montagne de chiffres et d’une stratégie faite par des experts. Et pourtant, plusieurs recherches ont montre? que l’adhe?sion et la confiance des employe?s ne sont vraiment acquises que lorsque la participation des acteurs de l’entreprise a e?te? since?rement sollicite?e et prise en compte. On pourrait imaginer une vraie consultation des acteurs de l’entreprise qui utiliserait le potentiel du digital mais au service d'une réflexion en groupe qui garderait la main.
- Chaque année les entreprises recrutent des jeunes diplo?me?s, des cadres expe?rimente?s, des contrats temporaires. Souvent, aujourd’hui, le recrutement devient une come?die de tests a? passer et de formulaires a? remplir sur ordinateurs. La recherche de profils dans des bases de donne?es est ne?cessaire et facilite le travail d’affinement des candidats. Mais le tout digital fait peu ou rien pour se?duire, fide?liser et inte?grer les nouveaux arrivants dans la communaute? que constitue une entreprise. Des points de vraies rencontres, de rencontres physiques doivent e?tre pre?serve?s. Le jugement du manager se forme au recrutement et vouloir en de?le?guer une partie a? un algorithme n’a de sens que si le manager conserve une vraie liberte? de pense?e et de de?cision. Tous ceux qui ont fait du recrutement se?rieusement savent que l’interview est un moment tre?s vivant et intense. La pratique de plus en plus re?pandue d’utiliser des employe?s temporaires ou des sous-traitants qui rec?oivent une attention encore moindre, n’arrange rien. La décision de recrutement est trop sérieuse pour pouvoir être confie?e à des programmes, elle est au cœur de la responsabilité du management.
- La transmission des connaissances est un moment d’e?changes important dans la vie d’un jeune employe?. Un contact de personne a? personne dans le monde d’aujourd’hui est parfois difficile a? organiser mais on sait facilement cre?er des services de coaching en réseau assure?s par un groupe d’experts. Ces experts apportent e?videmment leurs connaissances mais ils peuvent aussi faciliter l’insertion dans une culture d’entreprise et permettre son de?cryptage. Rapprocher les ge?ne?rations sortantes et entrantes permettrait en me?me temps un passage de culture et de valeurs. AT&T s’est lancé dans un programme massif de reconversion à tous les niveaux de centaine de milliers d’employe?s. Plusieurs entreprises ont suivi.
Le digital, dans ce cas, a ouvert la voie à des échanges humains bien plus fluides mais le vrai passage d’expérience et de connaissance s'est fait à travers une relation humaine.
- Le conseil en carrie?re est le meilleur outil de fide?lisation des talents et son absence est le plus classique des facteurs de de?mission. Le conseil en carrie?re influe sur la fide?lisation des talents et sur le plan de succession. Comment garder cette fonction vivante dans une entreprise ou? les employe?s ne se connaissent plus « en personne » ? De?le?guer exclusivement cette ta?che a? des programmes aussi performants soient-ils, est une erreur, car cette activite? est une responsabilité propre à la fonction RH. Etre capable de conseiller en carrie?re est un art que la fonction RH et le management doivent cultiver, car c’est un mélange subtil entre e?couter et e?tre e?coute?. Le faire à l’aide du digital est bien plus facile, encore faut-il le faire avec sincérité et non à travers des programmes d’intelligence artificielle qui n’engagent personne.
- Les discussions et e?changes d’ide?es sont plus riches, plus productifs, quand ils sont directs et se déroulent dans une unite? de lieu et de temps. Lors des confe?rences te?le?phoniques, dans les skype, dans les e?changes de mails, l’e?tre n’est pas aussi engage? ni aussi attentif. Pour préserver des moments de proximite?, plusieurs sociétés, notamment dans le high-tech, en reviennent a? des concepts de re?unions et de vraies rencontres dans le seul but de cre?er un lien de confiance et de tisser une relation re?elle entre les divers partenaires d’entreprise comme à l’intérieur d’une même équipe. On ne parle plus d’agendas mais de se connaitre, s’apprécier, se faire confiance.
- Le succe?s d’une entreprise et la confiance attache?e a? son nom et a? son image de?pendent e?galement de la qualite? de la relation humaine quand elle s’applique aux clients, aux fournisseurs, aux candidats, aux communaute?s locales. Cette qualite? semblerait difficile a? développer avec des relations exclusivement a? distance. Il faut reconnaître cependant que, contre toute attente, des entreprises du tout digital comme Ebay, Uber, Paypal ont re?ussi, d’une certaine fac?on, a? cre?er chez les utilisateurs une forme de confiance. Mais quand une crise surgit, comme c’est le cas aujourd’hui chez Uber, elle de?voile les de?fauts bien humains des dirigeants fondateurs et de la culture qu’ils ont cre?e?e. Pourquoi les employés seraient-ils loyaux si la relation est uniquement fondée sur une transaction ou une commission ?
Il n’y a pas lieu de regretter certaines formes de management he?rite?es d’un passe? encore proche, comme par exemple la pre?sence obligatoire sur le lieu du travail a? horaires fixes, le mythe du petit chef, la lenteur des proce?dures et la paperasserie qu’elles engendraient, ni me?me l’e?laboration des budgets qui durait des mois et aboutissait à un résultat obsole?te avant me?me que la nouvelle anne?e ne commence, ou encore les voyages nombreux, en tous sens, souvent sans re?sultat.
Cependant l'attention apportée a? la relation humaine doit persister, elle doit être affine?e et rendue plus forte et plus crédible grâce, et non malgré, l’utilisation d’outils digitaux. Il est inte?ressant de noter que certaines entreprises high-tech, qui, au de?but de leurs courbes ascendantes, pensaient pouvoir se passer d’une gestion forte des relations humaines, en arrivent aujourd’hui a? en ressentir un besoin criant, maintenant que leur succe?s se stabilise.
Cette e?volution sera inte?ressante a? suivre et n’est pas e?vidente à pre?voir. On a cru pendant longtemps que l’intelligence artificielle n’y arriverait pas et on pense aujourd’hui qu’elle peut presque tout faire. Des compagnies ge?antes comme Google cherchent a? marier a? la fois l’agilite? que procurent les nouveaux outils et un sens profond d’e?thique et de respect des employe?s (Work rules-Lazlo Bock).
Le pari des grandes entreprises est de se transformer vers le digital tout en e?vitant le pie?ge de l’asse?chement de la relation humaine en investissant le temps et les moyens nécessaires. Ce sera aux dépens de l’efficacite à court terme pour protéger un capital de confiance et d’esprit d’entreprise sans lesquels l’appartenance à l’entreprise ne fait pas beaucoup de sens (lire « Big data is watching for you » , article d'Yves Krief à paraître dans variances.eu).
La montée du digital est une réalité et sa progression est inéluctable. Elle nous dépasse à chaque moment.
Comme dans l’histoire de la globalisation, il y a ici et la? des sursauts de résistance et paradoxalement, des choses que l’on croyait sur le point de mourir font des retours en force. On observe des records de vente pour les bons vieux carnets a? élastique Moleskine utilisés par Hemingway ! ; les disques vinyles sont a? nouveau recherchés, mais dans le même temps, on écoute de plus en plus de musique sur les différentes applications existantes et même, si l’on a dans la poche le fameux carnet Moleskine, on a aussi sur soi son iPad pour rechercher une information ou, très vite, envoyer un message.
Tout ce qui peut être digitalise? l’est et l’information s'écoule de nos ordinateurs comme l’eau de nos robinets. On a du mal à imaginer ce mystérieux réservoir qu’est le cloud et à comprendre son fonctionnement.
Les grandes entreprises sont déjà dans un mode « digital » de fonctionnement. Les informations nécessaires à la bonne marche des affaires sont disponibles sur des bases de données faciles d’accès. La relation en temps réel entre les divers acteurs d’entreprise - clients, fournisseurs, collaborateurs, candidats - est en grande partie orchestrée par des process et analysée par des algorithmes, puis transmise par les téléphones mobiles et autres moyens électroniques.
Le RH des entreprises à beau être conservateur, il devra s’y mettre.
Dans les ressources humaines, une paperasserie lente et poussive a déjà été en grande partie éliminée et remplacée par une extre?me rapidite? et flexibilite?. Le travail peut se faire ou? que l’on soit ; les contacts sont faciles, rapides, a? la demande et en temps re?el. Des ta?ches re?pe?titives et sans inte?re?t, comme la paie, sont maintenant accomplis par des process automatise?s et il est certain que les avance?es en intelligence artificielle, big data, automatisation, robotisation, re?alité virtuelle apporteront de plus en plus des changements spectaculaires qui bouleverseront le monde du travail.
Et la qualite? des relations humaines dans l’entreprise ? Que devient-elle dans ce nouveau monde en perpétuel bouleversement? Comment se construit, dans ce nouveau contexte, la culture d’entreprise ? Existe-t-elle encore dans les entreprises « du tout digital » ? Si oui, comment la garder vivante dans un monde digitalisé ? Comment cre?er un tissu de relations sur lequel reposent la confiance, l’engagement, la motivation et l’appartenance ? Peut-on tout confier au digital, même cet e?le?ment mystérieux qu’on appelle l’esprit d’entreprise et dont celles-ci sont si fières?
Voyage dans l’espace temps
Il est bon parfois de revenir a? l’histoire, a? la litte?rature plus pre?cise?ment. Prenons pour commencer, « Au Bonheur des Dames », d’Emile Zola (1883) un document unique sur la cre?ation des grands magasins, e?crit en pleine re?volution industrielle. Dans ce monde de?crit par Zola, le Patron est omnipotent. Le pouvoir qu’il de?tient est entier, le chef du personnel, garde chiourme, ne sert que de courroie de transmission des de?cisions. Le « Magasin » pourvoit a? tout : logement, formation, nourriture me?me. La relation est simple, totalement asyme?trique : le Patron en haut ; les employe?s, en masse, en bas. La relation humaine est reine et elle existe à tous les niveaux.Sautons aux anne?es 1970 avec « L’Impre?cateur » de Rene?-Victor Pilhes (Prix Fémina 1974). Cette œuvre de?crit le monde d’une grande compagnie internationale, dirige?e par une ne?buleuse de managers. Il y a un pouvoir mais il est diffus, opaque, on ne sait trop qui le de?tient et, de ce fait, les complots, les intrigues abondent. Les syndicats ont un pouvoir myste?rieux eux aussi. Etablir ou consolider des relations dans l’entreprise est comme marcher sur un sentier mine?. Le DRH le sait et c’est l’expert de?mineur. Les relations entre les acteurs sont pleines de mystère, de non-dits et de sous-entendus. Cette repre?sentation donne un avant-gou?t des crises qui secoueront les grandes entreprises dans les de?cades qui suivront. La complexité des relations humaines au sein des équipes de management est le sujet.
2014. Avec la lecture de « The Circle» de Dave Eggers, on entre dans le monde d’une immense compagnie high tech, une extrapolation de Google et Facebook. Le « Syste?me» ge?re non seulement les activite?s professionnelles des employe?s mais aussi leur vie prive?e, leur relations personnelles et ceci, dans un but d’extre?me efficacite?. Le travail s’effectue exclusivement devant des e?crans, et de temps a? autre, des moments de rencontres physiques sont programme?s. L’employe? reste humain, c’est-a?-dire qu’il e?prouve des sentiments, des de?sirs mais ceux-ci sont e?touffe?s par un syste?me de communication parfaitement programme? et irre?futable qui annihile et e?crase toute volonte? d’individualisation. Le « Syste?me » est mai?tre ; les process tyranniques. Cela me?ne a? des impasses qui tuent la spontane?ite?, l’innovation et ge?ne?rent l’ennui ou l’anxiété d’être mal noté ou peu apprécié.
Cette pratique du « tout digital » est déjà la re?alite? dans plusieurs entreprises. Les employe?s passent fre?quemment un test d’e?thique et de se?curite?. Le test est bien pense? mais il a le ridicule d’e?tre envoye? et signe? par un syste?me. Ces tests ne donnent l’alarme que si on ne s’y soumet pas et ils ne donnent aucune mesure de la since?rite? aux re?ponses. On utilise des videos ou des hologrammes pour parler de choses aussi sérieuses que les « valeurs » de l’entreprise, une illusion de communication et un impact sans profondeur sur un public captif. La relation humaine est sans saveur, elle est superficielle. On ne se rencontre pas en personne, on se voit au mieux lors d'un skype. La culture s’éteint tout doucement, on est dans la recherche de l’efficacite au risque de créer une atmosphe?re oppressante, faite de contro?les et de menaces. Amazon et WallMart en ont fait l’expérience (John Rossman, auteur de The Amazon Way, The New York Times.)
Le monde du futur quant a? lui, celui que nous imaginons du moins, est celui de l’Intelligence Artificielle et de la robotisation. Il a e?te? étonnamment pressenti dans des oeuvres de science-fiction. Philip Dick par exemple (1928-1982) s’est pose? la question suivante : qu’est-ce qui de?finit l’authentique e?tre humain ? Dans certaines de ses œuvres, on rencontre des humains totalement de?shumanise?s et des robots avec, en eux, de troublants e?veils de sentiments et d’e?motions. Bien entendu, dans ces mondes, l’homme a peur car il se sent devenir obsole?te, inutile. La relation humaine y est une source de troubles, les robots sont quand même tellement plus prévisibles !
Cela dit, la relation humaine et la culture d’entreprise sont reste?es encore de nos jours tre?s pre?sentes dans les entreprises familiales. Elles sont la potion magique des start-up à l’image de Blablacar. Des grandes entreprises cherchent à garder leur esprit et leur culture. Où est l’équilibre entre cette digitalisation et la recherche de l’humain au cœur de l’entreprise ?
Un sujet qui échappe à la mesure
Tout être comprend ce qu’un rapport humain signifie. Il est source d’émotions, il est enrichissement aussi. Nos vies sont faites autour de ces rapports dont l'intensité et la nature varient selon qu’il s’agit de rapports de famille, d'amitié ou de travail.Dans le fil d’une carrière, les moments marquants restent le recrutement, la formation, les discussions de performance. On se souvient des recruteurs, de leurs questions, de nos émotions souvent intenses face a? eux ; on se souvient également de ceux qui nous ont formés, de ceux qui ont été nos coachs, parfois nos gourous.
Il faut reconnai?tre que les communications virtuelles, par skype par exemple, gardent une certaine intensite? e?motionnelle. La re?volution digitale permet une extension extraordinaire du champ d’e?mission et de re?ception des contacts et propose un menu de moyens diversifie? et flexible. Toutefois, ces nouveaux rapports n’engagent pas autant tout l’e?tre. Me?me dans un skype, on peut e?tre attentif a? autre chose ; lors d'une confe?rence te?le?phonique, on peut se mettre sur mute et se de?tacher de la discussion en cours. Une relation face a? face engage plus pleinement tous les sens, et presque malgre? soi, nos faculte?s sont aiguise?es. Le subjectif entre en action, on est agace? ou se?duit par une expression toute passage?re, l’intuition, le jugement sont stimule?s et peuvent donc s’exercer pleinement.
Les actes fondateurs de la relation humaine dans l'entreprise
Le monde d’aujourd’hui semble e?tre divise? entre les ardents de?fenseurs de l’efficacite? digitale d’une part, et les nostalgiques du rapport humain face a? face. En fait, comme en toutes choses, la solution est dans le compromis et le respect de ce qui est fondamental. En voici quelques exemples:- Les outils modernes de communication permettent de solliciter la participation non seulement des managers mais aussi des employe?s à imaginer et planifier le futur. Aujourd’hui, pourtant, c’est rarement le cas comme le montre par exemple l’approche technocratique du top-down où le sommet de la pyramide accouche d’une montagne de chiffres et d’une stratégie faite par des experts. Et pourtant, plusieurs recherches ont montre? que l’adhe?sion et la confiance des employe?s ne sont vraiment acquises que lorsque la participation des acteurs de l’entreprise a e?te? since?rement sollicite?e et prise en compte. On pourrait imaginer une vraie consultation des acteurs de l’entreprise qui utiliserait le potentiel du digital mais au service d'une réflexion en groupe qui garderait la main.
- Chaque année les entreprises recrutent des jeunes diplo?me?s, des cadres expe?rimente?s, des contrats temporaires. Souvent, aujourd’hui, le recrutement devient une come?die de tests a? passer et de formulaires a? remplir sur ordinateurs. La recherche de profils dans des bases de donne?es est ne?cessaire et facilite le travail d’affinement des candidats. Mais le tout digital fait peu ou rien pour se?duire, fide?liser et inte?grer les nouveaux arrivants dans la communaute? que constitue une entreprise. Des points de vraies rencontres, de rencontres physiques doivent e?tre pre?serve?s. Le jugement du manager se forme au recrutement et vouloir en de?le?guer une partie a? un algorithme n’a de sens que si le manager conserve une vraie liberte? de pense?e et de de?cision. Tous ceux qui ont fait du recrutement se?rieusement savent que l’interview est un moment tre?s vivant et intense. La pratique de plus en plus re?pandue d’utiliser des employe?s temporaires ou des sous-traitants qui rec?oivent une attention encore moindre, n’arrange rien. La décision de recrutement est trop sérieuse pour pouvoir être confie?e à des programmes, elle est au cœur de la responsabilité du management.
- La transmission des connaissances est un moment d’e?changes important dans la vie d’un jeune employe?. Un contact de personne a? personne dans le monde d’aujourd’hui est parfois difficile a? organiser mais on sait facilement cre?er des services de coaching en réseau assure?s par un groupe d’experts. Ces experts apportent e?videmment leurs connaissances mais ils peuvent aussi faciliter l’insertion dans une culture d’entreprise et permettre son de?cryptage. Rapprocher les ge?ne?rations sortantes et entrantes permettrait en me?me temps un passage de culture et de valeurs. AT&T s’est lancé dans un programme massif de reconversion à tous les niveaux de centaine de milliers d’employe?s. Plusieurs entreprises ont suivi.
Le digital, dans ce cas, a ouvert la voie à des échanges humains bien plus fluides mais le vrai passage d’expérience et de connaissance s'est fait à travers une relation humaine.
- Le conseil en carrie?re est le meilleur outil de fide?lisation des talents et son absence est le plus classique des facteurs de de?mission. Le conseil en carrie?re influe sur la fide?lisation des talents et sur le plan de succession. Comment garder cette fonction vivante dans une entreprise ou? les employe?s ne se connaissent plus « en personne » ? De?le?guer exclusivement cette ta?che a? des programmes aussi performants soient-ils, est une erreur, car cette activite? est une responsabilité propre à la fonction RH. Etre capable de conseiller en carrie?re est un art que la fonction RH et le management doivent cultiver, car c’est un mélange subtil entre e?couter et e?tre e?coute?. Le faire à l’aide du digital est bien plus facile, encore faut-il le faire avec sincérité et non à travers des programmes d’intelligence artificielle qui n’engagent personne.
- Les discussions et e?changes d’ide?es sont plus riches, plus productifs, quand ils sont directs et se déroulent dans une unite? de lieu et de temps. Lors des confe?rences te?le?phoniques, dans les skype, dans les e?changes de mails, l’e?tre n’est pas aussi engage? ni aussi attentif. Pour préserver des moments de proximite?, plusieurs sociétés, notamment dans le high-tech, en reviennent a? des concepts de re?unions et de vraies rencontres dans le seul but de cre?er un lien de confiance et de tisser une relation re?elle entre les divers partenaires d’entreprise comme à l’intérieur d’une même équipe. On ne parle plus d’agendas mais de se connaitre, s’apprécier, se faire confiance.
- Le succe?s d’une entreprise et la confiance attache?e a? son nom et a? son image de?pendent e?galement de la qualite? de la relation humaine quand elle s’applique aux clients, aux fournisseurs, aux candidats, aux communaute?s locales. Cette qualite? semblerait difficile a? développer avec des relations exclusivement a? distance. Il faut reconnaître cependant que, contre toute attente, des entreprises du tout digital comme Ebay, Uber, Paypal ont re?ussi, d’une certaine fac?on, a? cre?er chez les utilisateurs une forme de confiance. Mais quand une crise surgit, comme c’est le cas aujourd’hui chez Uber, elle de?voile les de?fauts bien humains des dirigeants fondateurs et de la culture qu’ils ont cre?e?e. Pourquoi les employés seraient-ils loyaux si la relation est uniquement fondée sur une transaction ou une commission ?
Le leadership en question
La qualite? d’un vrai « leader » - pour reprendre un terme use? jusqu’a? la corde - reste tout d’abord la capacite? de ge?rer, d’assimiler, de faire travailler ensemble des talents divers, des personnalite?s fortes parfois antithe?tiques, et celle de faire rapidement la synthe?se des ide?es e?mises pour parvenir a? des de?cisions innovantes. On assiste aujourd’hui a? une sorte de course vers le « tout process », me?me dans le cadre d’une chose aussi difficile a? cerner que le leadership. Les managers se cachent derrie?re des e?crans, les responsabilite?s sont diffuses. Le process ge?re, le contact direct est secondaire ou tout simplement e?vite?. Des qualite?s fondamentales comme le charisme, l’empathie, l’imagination sont éclipse?es par le souci principal : l’efficacite? à court terme.Il n’y a pas lieu de regretter certaines formes de management he?rite?es d’un passe? encore proche, comme par exemple la pre?sence obligatoire sur le lieu du travail a? horaires fixes, le mythe du petit chef, la lenteur des proce?dures et la paperasserie qu’elles engendraient, ni me?me l’e?laboration des budgets qui durait des mois et aboutissait à un résultat obsole?te avant me?me que la nouvelle anne?e ne commence, ou encore les voyages nombreux, en tous sens, souvent sans re?sultat.
Cependant l'attention apportée a? la relation humaine doit persister, elle doit être affine?e et rendue plus forte et plus crédible grâce, et non malgré, l’utilisation d’outils digitaux. Il est inte?ressant de noter que certaines entreprises high-tech, qui, au de?but de leurs courbes ascendantes, pensaient pouvoir se passer d’une gestion forte des relations humaines, en arrivent aujourd’hui a? en ressentir un besoin criant, maintenant que leur succe?s se stabilise.
Cette e?volution sera inte?ressante a? suivre et n’est pas e?vidente à pre?voir. On a cru pendant longtemps que l’intelligence artificielle n’y arriverait pas et on pense aujourd’hui qu’elle peut presque tout faire. Des compagnies ge?antes comme Google cherchent a? marier a? la fois l’agilite? que procurent les nouveaux outils et un sens profond d’e?thique et de respect des employe?s (Work rules-Lazlo Bock).
Le pari des grandes entreprises est de se transformer vers le digital tout en e?vitant le pie?ge de l’asse?chement de la relation humaine en investissant le temps et les moyens nécessaires. Ce sera aux dépens de l’efficacite à court terme pour protéger un capital de confiance et d’esprit d’entreprise sans lesquels l’appartenance à l’entreprise ne fait pas beaucoup de sens (lire « Big data is watching for you » , article d'Yves Krief à paraître dans variances.eu).
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