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07 janvier 2019

Si on mesure mal, on se condamne à prendre de mauvaises décisions…

D’après une note de Marco Mira d’Ercole, OCDE

Traduite et adaptée par François Lequiller pour Variances








Pour aider les décideurs à prendre les bonnes décisions pour la population, un récent rapport d’un comité de « sages » réuni par l’OCDE met en avant des indicateurs économiques répondant à une mesure élargie du bien-être.[1] Dans le contexte français des « gilets jaunes », les propositions de ce comité prennent une dimension particulière…

***

Probablement peu nombreux sont ceux qui se rappellent la « Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social », mieux connue sous le nom de « Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi » (SSF) et mise en place par Nicolas Sarkozy en 2007. Il s’agissait d’explorer de nouveaux indicateurs socio-économiques pour aller « au-delà » du fameux P.I.B., le Produit Intérieur Brut, critiqué de toutes parts. Le rapport de cette commission, publié en 2009[2], fruit du brainstorming d’éminents experts, dont une brochette de prix Nobel d’économie, a marqué le monde de la statistique et conduit à des initiatives concrètes.

Ainsi, l’OCDE a développé un indice composite de bien-être (« votre indicateur du mieux vivre ») et publie régulièrement un rapport appelé « Comment va la vie ? » qui analyse le bien-être des populations dans les pays de l’OCDE. Mais, convaincu que la crise politique actuelle s’explique en partie par l’absence d’indicateurs statistiques adéquats, le « think tank » international de la Porte de la Muette a voulu aller plus loin en s’appuyant sur un « groupe d’experts de haut niveau », composé, parmi d’autres, d’anciens membres de la commission SSF, comme Joseph Stiglitz, Jean-Paul Fitoussi, Angus Deaton et François Bourguignon ou de nouveaux venus comme Martine Durand (ENSAE 1983), Yann Algan ou Thomas Piketty.

Le rapport de ce groupe détaille les pistes originelles de SSF notamment en ce qui concerne la mesure des inégalités économiques, du bien-être subjectif ou de la soutenabilité mais innove aussi, en préconisant le développement de nouveaux indicateurs en matière de « confiance », de « sécurité économique » ou « d’égalité des chances ». Il a émis douze recommandations pour faire reculer le monopole du P.I.B. dans la décision économique. Elles sont résumées à la fin de cet article.

Comme le disent Stiglitz, Fitoussi et Durand : « Le message principal est que ce que l’on mesure affecte ce que l’on fait. Si on part d’une mauvaise mesure des choses, on se condamne à prendre de mauvaises décisions. Si on ne mesure pas un problème donné, il est négligé, comme s’il n’existait pas ». Ils insistent en passant sur le fait que les questions de mesure ne sont pas seulement techniques mais vont au plus profond du fonctionnement de nos systèmes démocratiques : « le fossé entre les « experts » et les citoyens qu’ils sont supposés servir a joué un rôle important dans la cassure de nos sociétés que de nombreuses élections récentes ont illustrée ».  En France, fidèle à nos traditions, c’est dans la rue que cette inquiétante cassure s’est exprimée avec force !

Dans l’esprit de ces experts, il ne s’agit pas pour autant de jeter le P.I.B. au panier. Cet indicateur reste utile pour analyser la conjoncture et le degré de succès d’un bon nombre de politiques économiques. Mais il continue à être utilisé pour des usages pour lesquels il n’a pas été fait et il reste beaucoup trop l’unique critère pour évaluer la réussite globale d’un pays ou le bien-être de sa population. Au contraire, pour mesurer le progrès, il faut disposer d’un ensemble beaucoup plus riche de statistiques liées aux différents aspects du bien-être, y compris des données plus granulaires et rapides que celles existant aujourd’hui et, surtout, de résultats qui capturent mieux la situation des différentes catégories de population et les risques générés sur la soutenabilité à long terme de nos modèles de développement.

La crise financière de 2008 illustre la nécessité d’un changement de perspective. La récession qui l’a suivie n’a pas été le choc temporaire évalué par les modèles économiques traditionnels. Elle a entraîné la destruction une fois pour toutes d’un montant significatif du capital productif, que ce soit du capital physique (machines et bâtiments) ou du « capital invisible » sous la forme de la moindre qualification de la force de travail à la suite du chômage de longue durée, de la réduction des efforts de formation permanente des entreprises, et, surtout, de l’impact négatif durable sur les carrières professionnelles des jeunes qui sont entrés dans le marché du travail pendant la récession et qui ont fait l’expérience d’une longue période de chômage et/ou de salaires de misère. Last but not least, elle a entrainé la chute de la confiance dans le système politique, perçu comme biaisé en faveur de l’élite. La crise a aussi renforcé les inégalités préexistantes en matière de revenu et de patrimoine et mis en relief de nouvelles inégalités en matière de qualifications, d’espérance de vie, de mobilité sociale et de bien-être subjectif. Si ces conséquences et le vécu des citoyens ordinaires avaient été mieux capturés par nos statistiques et modèles, on aurait peut-être pu éviter le vote populiste, les « fake news » et la montée de la colère contre la mondialisation qui dominent aujourd’hui le débat public.

Que faut-il faire aujourd’hui concrètement pour améliorer la mesure du progrès social ? Le groupe de l’OCDE insiste sur l’importance de mesurer non seulement les conditions matérielles des gens mais aussi leur qualité de vie, en enrichissant systématiquement les données « en moyenne » avec des mesures des inégalités sous-jacentes. Il insiste aussi sur le développement de mesures pertinentes des ressources nécessaires pour la soutenabilité de nos modèles de développement, en mettant en évidence les « points de non-retour » pour notre planète.

Avoir un bon diagnostic n’est qu’un début. Il est aussi nécessaire d’ancrer ces indicateurs statistiques dans la politique générale, sous une forme qui survive aux aléas des cycles électoraux. Les conclusions du groupe donnent des pistes pour cela en s’appuyant sur les expériences concrètes de pays de l’OCDE qui ont utilisé des nouveaux indicateurs de bien-être dans leur processus de décision économique, que ce soit pour identifier les priorités, pour évaluer les avantages et désavantages des différentes stratégies ou, enfin, pour auditer les résultats globaux d’un pays. Bien que récentes, ces expériences tiennent leur promesse : elles mettent en évidence l’émergence de politiques transversales qui, en s’affranchissant des frontières traditionnelles entre domaines d’intervention, sont plus efficaces pour améliorer le bien-être de la population et réussiront, on l’espère, à combler le fossé entre l’élite et le peuple, qui est à la racine de la crise politique actuelle.

Espérons simplement que cela ne soit pas trop tard…

Les douze recommandations :
  • Toute politique doit être guidée par un ensemble d’indicateurs qui rendent compte des conditions matérielles de la population, de la qualité de vie, des inégalités et de la soutenabilité écologique de nos modèles.
  • Il faut améliorer la qualité et la comparabilité des indicateurs d’inégalités de revenus et, surtout, de patrimoine, en donnant aux offices statistiques accès aux données fiscales des ménages.
  • Les inégalités parmi les groupes de la population doivent être appréhendées par des données ventilées par âge, sexe, situation d’incapacité, orientation sexuelle, niveau d’instruction et autres marqueurs du statut social, ainsi que par des mesures des inégalités au sein même des ménages, eu égard par exemple à la détention d’actifs ainsi qu’au partage des ressources familiales et des décisions financières.
  • Des informations sur les inégalités doivent être incorporées dans les comptes nationaux, qui, à présent, ignorent le partage inégal des fruits de la croissance.
  • Les « inégalités d’opportunité » doivent être appréhendées par des indicateurs tenant compte des conditions parentales, en exploitant les archives administratives sur plusieurs générations et en introduisant des questions rétrospectives dans les enquêtes auprès des ménages.
  • Il faut procéder à une collecte régulière et uniformisée d’indicateurs du bien-être subjectif.
  • Il faut dresser périodiquement le bilan de l’incidence des politiques engagées sur « l’insécurité économique » des populations, en mesurant comment elles subissent les chocs économiques, les moyens dont elles disposent pour les amortir, l’adéquation de l’assurance sociale contre les risques, tout en étayant ces résultats avec des mesures subjectives de cette insécurité.
  • Il est nécessaire de disposer de meilleures mesures de la soutenabilité. Cela suppose des comptes de patrimoine pour tous les secteurs (entreprises, ménages, gouvernement), la mesure des rentes implicites dans l’estimation de la valeur de l’actif, le perfectionnement des mesures du capital humain et environnemental et l’amélioration de la qualité des indicateurs de vulnérabilité et de résilience des systèmes.
  • Il faut progresser dans la mesure de la « confiance » des ménages, tant au travers d’enquêtes traditionnelles qu’en y incorporant des outils expérimentaux fondés sur la psychologie et l’économie comportementale.
  • Aux fins d’une « politique meilleure pour une vie meilleure » (slogan de l’OCDE), ces mesures du bien-être doivent éclairer la prise de décision à tous les stades du processus de décision, du vote du budget, en passant par le financement des décisions et le suivi des politiques, jusqu’à leur évaluation finale.
  • Les offices statistiques nationaux doivent être dotés des ressources et de l’indépendance nécessaires pour mener à bien leur mission, notamment en exploitant les potentialités offertes par le « big data » et la communauté internationale doit investir davantage dans les systèmes statistiques des pays les plus pauvres.
  • Les universitaires et analystes doivent pouvoir accéder aux données statistiques et aux archives administratives sans compromettre leur confidentialité.





[1] https://read.oecd-ilibrary.org/economics/beyond-gdp_9789264307292-en#page1

[2] https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000427.pdf

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Commentaires

2 Commentaires

Poncet Pierre
Il y a 5 ans
Bonnes recommandations mais à quand leur mise en pratique au moins partielle? Je pense que notre gouvernement aurait été mieux inspirer de s'y mettre en associant des forces vives comme les députés (ils doivent avoir un poids plus important dans l'élaboration des lois), les syndicats tant salariés que patronaux sans oublier les syndicats agricoles et les PME/PMI, et toutes les différentes parties prenantes à l'élaboration des futures indicateurs.
La difficulté est de réunir les représentants concernés et une certaine "rapidité" pour obtenir un accord et surtout après une mise en oeuvre. Mais c'est la grandeur de la politique et de celles et ceux qui l'incarnent.
Jérôme Cazes
Il y a 5 ans
Excellente synthèse.
Mais je m'interroge sur les recommandations. Par exemple, "Il faut progresser dans la mesure de la « confiance » des ménages". Certes, mais il existe une enquête de l'Insee sur la confiance des ménages qui montre mois après mois une chute continue depuis juin 2017. Impact sur le débat public, néant.

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