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Variances - Philippe, pour commencer à décrire ton parcours, peux-tu nous dire comment tu es arrivé à l'ENSAE ?
Philippe Tassi - Le contexte commence à être bien lointain. Eté 1969, je viens de réussir le concours maths de l'ENSAE en même temps que d'autres écoles comme Centrale, Supélec, Télécom Paris, Mines de Paris.
A l'époque, Centrale était un peu en retrait, et à mon petit niveau, nul n'imaginait que le secteur des télécommunications, trente ans plus tard, serait aussi riche en création, innovation et potentiel, son présent de l'époque étant le ministère des PTT. A tort ou à raison, Supélec me paraissait trop technique. Je suis donc allé demander conseil à Edmond Ramis, qui avait été mon professeur de mathématiques spéciales au lycée Louis-le-Grand. Avec son accent languedocien et son sourire malicieux, il m'a parlé de ces domaines relativement nouveaux qu'étaient la théorie des probabilités et la mathématique statistique. Il faut se rappeler que, par exemple, les probabilités n'ont fait partie du programme de l'agrégation de mathématiques qu'à partir de 1976, et encore comme simple matière optionnelle.
Courant juillet, je me suis donc rendu dans les locaux de l'ENSAE, un hôtel particulier de la rue de Montmorency, dans le troisième arrondissement ; je me souviens des deux personnes qui ont bien voulu me recevoir et consacrer un peu de leur temps pour expliquer leurs domaines de travail à l'ignare que j'étais. Il s'agissait de Jean-Louis Philoche et Alain Monfort. Par les mots qu'ils ont su trouver, par leur personnalité aussi, ils m'ont convaincu. Avec le recul du temps, quand je les ai eus comme professeurs, puis ensuite quand j'ai appris, en travaillant avec eux, à les connaître et à découvrir leur fabuleuse contribution à la science statistique et économétrique, je crois que, ce jour-là, j'ai eu énormément de chance de les croiser et les rencontrer.
Variances - La chance, le hasard, ont joué un rôle dans ta vie professionnelle, n'est-ce pas ?
Philippe Tassi - Je mentirais en répondant « non ». Ces deux mots sont synonymes de probabilité, si on ne prend pas le hasard au sens le plus commun, c'est-à-dire au sens de la loi uniforme qui traduit le manque total d'information.
Oui, j'ai eu de la chance plusieurs fois, dans mes décisions, mes choix, mes rencontres, sans parler de ma vie personnelle où je pourrais tenir le même discours. Décider de lâcher des études littéraires pour aller vers les maths – c'était peut-être moins passionnant que le latin, le grec et la philo, mais tellement plus facile –, quitter le domicile des parents à 15 ans et demi, « monter » à Paris en petit provincial. Choisir d'entrer à l'ENSAE au détriment d'autres écoles plus anciennes et plus renommées, d'aller au Cameroun, de revenir plus tard à l'ENSAE plutôt que d'aller travailler dans la grande banque américaine qui m'avait recruté. Et surtout rencontrer des hommes et femmes qui m'ont tout appris, par leurs connaissances et leur charisme. J'ai parlé d'Alain Monfort et Jean-Louis Philoche, la liste serait longue ; j'ajoute Paul Champsaur, Jean-Claude Milleron, Edmond Malinvaud, bien sûr, Christian Gourieroux, Jean-Claude Deville, Alain Trognon, Jean-Louis Bodin, président de l'ISI, Yves Franchet, Elizabeth Dognin, Jean-Jacques Droesbeke, Bernard Fichet, Gilbert Saporta, Ousmane Balde, Jacqueline Aglietta, créatrice et présidente de Médiamétrie jusqu'en 2006, son successeur Bruno Chetaille, et tant d'autres…
Impossible de tous les citer, qu'ils ne m'en veuillent pas. Et aussi une mention particulière à tous les étudiants de l'ENSAE et l'ENSAI que j'ai eu le bonheur d'avoir. Quoi de plus beau que de voir, dans un amphi, deux yeux briller, et même si c'est seulement deux ?
Les diverses personnalités que j'ai croisées professionnellement m'ont façonné. J'aime les idées d'échange, de partage, d'apprentissage permanent, de transmission, d'écoute. En Afrique, on a coutume de dire « quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ». J'aime cette phrase d'Amadou Hampâté Bâ, et ce culte de la transmission des anciens qu'elle révèle. Cela donne de la valeur au fait d'écouter et apprendre, s'instruire, comprendre et admettre que si l'on n'est pas d'accord avec quelqu'un, ce n'est pas pour autant qu'on a raison.
Variances - Tu es toujours resté proche de l'ENSAE, comme membre de l'équipe dirigeante, professeur ou membre des instances. Pourquoi ?
Philippe Tassi - La proximité avec l'ENSAE est évidente dans ma trajectoire : élève, enseignant, membre de l'équipe dirigeante, plus tard président des Alumni ou membre de certains Conseils de gouvernance. Suivre aussi les évolutions des anciens étudiants permet de tisser un lien d'une autre nature.
En outre, les progrès de la science statistique ont conforté cette proximité, car j'ai eu la chance d'avoir envie de les apprendre et de les comprendre, et le désir fort de les transmettre aux générations qui se sont succédé. Par exemple, la théorie de la robustesse, les méthodes d'apprentissage, le machine learning, les mathématiques liées aux très grandes dimensions comme celles du big data, etc, sont autant d'innovations plus ou moins récentes. Les connaître, les digérer, les transmettre si possible de façon simple, et surtout les utiliser dans le cadre de la vie professionnelle, tout ceci crée une synthèse épanouissante et équilibrée.
Quand c'est possible, il m'a toujours paru normal de « renvoyer l'ascenseur » vers l'endroit où j'ai reçu l'essentiel de ma formation initiale. J'ai longtemps joué au rugby : l'une des valeurs de ce sport, c'est « recevoir et donner ». Je trouve que c'est un bon résumé de la vie.
Variances - Poursuivons ton parcours. Comment t'es-tu retrouvé DGA de Médiamétrie ?
Philippe Tassi - D'abord par deux années au Cameroun, à l'Institut de Formation de Statistique, son nom de l'époque, avant de s'appeler plus tard l'ISSEA ; puis enseignant à l'ENSAE de 1974 à 1978 ; trois ans à l'Insee pour diriger les Statistiques Structurelles d'Entreprise, et apprendre le management de projets et de grosses équipes ; en 1981, retour à l'ENSAE comme professeur-chercheur et pour préparer, selon les consignes d'Edmond Malinvaud, l'autonomie de la division CGSA de l'ENSAE, la future ENSAI. Dossier passionnant que d'avoir l'opportunité de préparer la naissance d'une future grande école.
En 1989, une idée folle : serais-je capable de faire aussi bien que « mes » étudiants ? J'ai donc quitté le cocon ENSAE en moins de temps que pour l'écrire. J'ai eu quelques propositions intéressantes, et Médiamétrie l'a emporté. Jacqueline Aglietta en était la PDG, et aussi présidente de l'Association des anciens élèves ; j'en étais le secrétaire général. Jacqueline m'a proposé la direction scientifique et technique de Médiamétrie, j'ai accepté spontanément car « cette fonction sera ce que tu en feras ». Elle n'aurait jamais pu trouver des mots plus convaincants. Quatre ans plus tard, elle me nommait DGA. Et voilà…
Mais je n'oublie pas mes deux premières années au Cameroun, à Yaoundé, probablement les deux années de ma vie où je me suis senti le plus utile socialement, et où j'ai beaucoup appris à la fréquentation de personnes qui sont devenues des amis pour la vie, comme Jean-Marie Gankou, le « tonton » camerounais de mon premier fils. Je crois être revenu très différent de ce séjour en Afrique, beaucoup plus ouvert, tellement moins rempli de certitudes, après avoir été confronté à des modes d'être et de pensée non européens, à la rationalité différente, mais extrêmement riches. Le continent africain est et sera au fond de mon cœur à jamais.
Variances - Finalement, tu as peu changé d'employeur ?
Philippe Tassi - Oui, peut-être que je dois être plutôt fidèle par nature, je ne sais pas. J'ai occupé plusieurs postes, mais eu seulement trois employeurs : le ministère de la Coopération, le ministère de l'Economie, et Médiamétrie. Je ne fais pas partie de la Génération Y, c'est évident, je ne cherche pas à partir ailleurs quand je crois « avoir fait le tour », tout change si souvent. Néanmoins, trois employeurs par rapport à la génération qui a précédé la mienne, çà frôle l'instabilité.
La raison principale des longs séjours successifs est d'avoir eu la chance – encore ce mot ! – de m'épanouir professionnellement dans un domaine et deux organismes en expansion : tout d'abord le domaine, c'est la statistique, science statistique qui n'a fait que progresser, créant même son propre marketing avec le data mining des années 80 et la data science actuelle, liée au big data. Ensuite, il y a l'ENSAE, au sens large, et le fait d'avoir fait partie de l'équipe dirigeante sans sacrifier les si nobles rôles de professeur et de chercheur, avec comme point d'orgue avoir participé à la naissance de l'ENSAI. Et enfin Médiamétrie, société en croissance incomparable, dans un secteur des médias tiré vers le haut par de nouvelles chaînes de TV, l'arrivée d'internet, l'apparition de nouveaux écrans – tablettes, smartphones – et modes de consommation qui en bouleversent la micro-économie.
Variances – Peux-tu nous préciser les activités et le rôle de cette société ?
Philippe Tassi - Médiamétrie a été créée par Jacqueline Aglietta en 1985, pour mesurer l'audience des médias TV et radio, dans un contexte où ces marchés devenaient à dominante privée. Le rôle de Médiamétrie est de « battre la monnaie » du marché des médias électroniques, que ce soit pour la dimension publicitaire mais aussi, il ne faut surtout pas l'oublier, pour les contenus et les programmes.
Le secteur des médias a connu une expansion extraordinaire : nouvelles chaînes, apparition de la TNT, nouveaux acteurs, nouveaux écrans, arrivée d'internet, passage au numérique, convergence digitale,… Médiamétrie a eu le mérite de « courir aussi vite que lui » en organisant le consensus du marché et en suivant l'évolution et la complexification de ce secteur, qui requiert des outils statistiques, scientifiques, techniques et technologiques de plus en plus sophistiqués.
Cela n'apparaît pas toujours aux yeux du grand public, mais la partie cachée de l'iceberg est un merveilleux champ de recherche, de brevets et d'innovation opérationnelle.
La multiplicité des signaux et des données, de toute forme, de toute nature, le mélange de données fines, individuelles, d'échantillons ou de panels, et de mégadonnées de niveau plus agrégé issues de boxes ou de téléphones, la recherche permanente de leurs meilleurs usage et intelligence, tout cela fait des médias et télécom un secteur porteur d'opportunités pour les ENSAE, en plus, évidemment, des besoins biens connus en management, ou en pilotage économique et financier.
Variances – La statistique est le fil conducteur de ta carrière. Qu'est-ce qui t'a plu dans cette discipline ?
Philippe Tassi - Ce que j'ai toujours trouvé extraordinaire dans les divers domaines de la science statistique, c'est leur dimension mathématique, bien sûr, et la complexité croissante de cette dimension. Mais c'est aussi l'objet de cette science, ses sujets d'études : entreprises, ménages, zones géographiques, individus, etc…
Donc si on veut bien s'en servir, il faut une approche certes verticale – en savoir de plus en plus sur le plan de ses méthodes – mais surtout horizontale.
Et donc apprendre l'économie, la sociologie, la psychologie, la sémantique, la géographie, la physique, la démographie, le droit, les ressources humaines. C'est bien si cette connaissance de leur état de l'art est actuelle, mais c'est encore mieux si on maîtrise l'histoire de leur émergence. Comment comprendre vraiment la statistique sans connaître la vie de Galton, ou de Fisher ? Comment faire de la bonne mesure d'audience en ignorant l'histoire de Maxwell et des ondes hertziennes ?
Variances - Tu sembles encore publier beaucoup. Peux-tu nous en dire plus ?
Philippe Tassi - C'est cohérent avec « recevoir et donner ». D'abord, le domaine statistique a favorisé la dimension recherche, théorique ou appliquée ; les publications, les articles, en sont un débouché naturel. Cela m'a également permis de m'impliquer peu à peu dans des associations valorisant la science statistique, comme, historiquement l'ASU (Association pour la Statistique et ses Utilisations), puis la SFDS (Société Française de Statistique), ou d'être élu à l'International Statistical Institute. Leurs colloques et congrès facilitent les échanges avec des pairs, de toute nationalité, ce qui est un enrichissement supplémentaire.
Plus en aval, le besoin de transmettre s'est traduit par l'écriture de livres soit à vocation pédagogique, soit bien plus « pointus », livres écrits seuls ou en collaboration.
Et dans le contexte en mouvement permanent de Médiamétrie et des médias, la nécessité d'avancer en recherche opérationnelle pour répondre à des questions mal posées, mal résolues ou pas encore posées a permis de poursuivre cette dynamique. Communiquer, publier, c'est aussi partager, verbe que j'aime bien.
Variances - Pour aborder des questions plus personnelles, quels sont tes centres d'intérêt et tes facteurs d'équilibre ?
Philippe Tassi - C'est une question qui relève de l'intime, et sa réponse aussi. En levant un petit coin du voile, il me semble être parvenu à assez bien séparer la sphère professionnelle et la sphère privée, personnelle, familiale. Je crois, j'espère, parler très rarement de travail en privé. Il y a bien d'autres choses à apprendre, à partager et à vivre, surtout dans une ville comme Paris, que ressasser les ennuis du quotidien.
J'ai l'impression d'être curieux de nature, et d'avoir toujours envie d'apprendre. Mon équilibre, si tant est qu'il existe, est donc réalisé au travers de plusieurs centres d'intérêt : l'histoire, les expositions, la musique, très diverse, de l'opéra au balafon ou à la kora, la chanson, française ou non mais à texte, la poésie, la littérature, y compris les BD, certains genres cinématographiques comme le cinéma italien des années 60-70, et le sport – rugby, natation, plongée sous-marine, athlétisme –.
Il m'arrive même parfois de passer de l'autre côté du miroir, de ne plus être seulement spectateur, lecteur, ou auditeur, mais de pratiquer. Jouer de la guitare, écrire des nouvelles, composer des chansons avec paroles et musique.
L'essentiel est de vivre avec passion tout ce qu'on fait, c'est un si joli mot.
Variances - Comment penses-tu occuper les années qui viennent ?
Philippe Tassi - Il est bien évident que ma carrière professionnelle est derrière moi. Mais on peut s'occuper de tant de façons : voir grandir les petits-enfants, profiter des possibilités culturelles de Paris, voyager, écrire. Au-delà de ces activités déjà bien riches, je crois en deux mots : transmission et bénévolat, qui se traduisent par des envies et des idées. Le premier conduit à un rapprochement – à nouveau – de l'enseignement supérieur, en essayant d'être force de proposition pour des cursus avancés en matière de marketing scientifique, autour des big data et du machine learning. Le second, bénévolat, se traduirait par une implication forte puisque tant de choses sont à faire pour les personnes mises à l'écart de et par notre société : gens de la rue, analphabètes, migrants... Bref, être utile socialement
Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard
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01 octobre 2015
Tête d’affiche : Philippe Tassi (1972)
Publié par
Variances
| Data Science
Article initialement publié dans Variances n°53 d'octobre 2015, numéro dédié à la Conférence « Individus, données & société connectée » dans laquelle Philippe Tassi intervenait et pour l'organisation de laquelle il avait largement contribué.
Philippe Tassi est Directeur général adjoint de Médiamétrie. Variances a recueilli les propos de Philippe à l'occasion d'un entretien. |
Variances - Philippe, pour commencer à décrire ton parcours, peux-tu nous dire comment tu es arrivé à l'ENSAE ?
Philippe Tassi - Le contexte commence à être bien lointain. Eté 1969, je viens de réussir le concours maths de l'ENSAE en même temps que d'autres écoles comme Centrale, Supélec, Télécom Paris, Mines de Paris.
A l'époque, Centrale était un peu en retrait, et à mon petit niveau, nul n'imaginait que le secteur des télécommunications, trente ans plus tard, serait aussi riche en création, innovation et potentiel, son présent de l'époque étant le ministère des PTT. A tort ou à raison, Supélec me paraissait trop technique. Je suis donc allé demander conseil à Edmond Ramis, qui avait été mon professeur de mathématiques spéciales au lycée Louis-le-Grand. Avec son accent languedocien et son sourire malicieux, il m'a parlé de ces domaines relativement nouveaux qu'étaient la théorie des probabilités et la mathématique statistique. Il faut se rappeler que, par exemple, les probabilités n'ont fait partie du programme de l'agrégation de mathématiques qu'à partir de 1976, et encore comme simple matière optionnelle.
Courant juillet, je me suis donc rendu dans les locaux de l'ENSAE, un hôtel particulier de la rue de Montmorency, dans le troisième arrondissement ; je me souviens des deux personnes qui ont bien voulu me recevoir et consacrer un peu de leur temps pour expliquer leurs domaines de travail à l'ignare que j'étais. Il s'agissait de Jean-Louis Philoche et Alain Monfort. Par les mots qu'ils ont su trouver, par leur personnalité aussi, ils m'ont convaincu. Avec le recul du temps, quand je les ai eus comme professeurs, puis ensuite quand j'ai appris, en travaillant avec eux, à les connaître et à découvrir leur fabuleuse contribution à la science statistique et économétrique, je crois que, ce jour-là, j'ai eu énormément de chance de les croiser et les rencontrer.
Variances - La chance, le hasard, ont joué un rôle dans ta vie professionnelle, n'est-ce pas ?
Philippe Tassi - Je mentirais en répondant « non ». Ces deux mots sont synonymes de probabilité, si on ne prend pas le hasard au sens le plus commun, c'est-à-dire au sens de la loi uniforme qui traduit le manque total d'information.
Oui, j'ai eu de la chance plusieurs fois, dans mes décisions, mes choix, mes rencontres, sans parler de ma vie personnelle où je pourrais tenir le même discours. Décider de lâcher des études littéraires pour aller vers les maths – c'était peut-être moins passionnant que le latin, le grec et la philo, mais tellement plus facile –, quitter le domicile des parents à 15 ans et demi, « monter » à Paris en petit provincial. Choisir d'entrer à l'ENSAE au détriment d'autres écoles plus anciennes et plus renommées, d'aller au Cameroun, de revenir plus tard à l'ENSAE plutôt que d'aller travailler dans la grande banque américaine qui m'avait recruté. Et surtout rencontrer des hommes et femmes qui m'ont tout appris, par leurs connaissances et leur charisme. J'ai parlé d'Alain Monfort et Jean-Louis Philoche, la liste serait longue ; j'ajoute Paul Champsaur, Jean-Claude Milleron, Edmond Malinvaud, bien sûr, Christian Gourieroux, Jean-Claude Deville, Alain Trognon, Jean-Louis Bodin, président de l'ISI, Yves Franchet, Elizabeth Dognin, Jean-Jacques Droesbeke, Bernard Fichet, Gilbert Saporta, Ousmane Balde, Jacqueline Aglietta, créatrice et présidente de Médiamétrie jusqu'en 2006, son successeur Bruno Chetaille, et tant d'autres…
Impossible de tous les citer, qu'ils ne m'en veuillent pas. Et aussi une mention particulière à tous les étudiants de l'ENSAE et l'ENSAI que j'ai eu le bonheur d'avoir. Quoi de plus beau que de voir, dans un amphi, deux yeux briller, et même si c'est seulement deux ?
Les diverses personnalités que j'ai croisées professionnellement m'ont façonné. J'aime les idées d'échange, de partage, d'apprentissage permanent, de transmission, d'écoute. En Afrique, on a coutume de dire « quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ». J'aime cette phrase d'Amadou Hampâté Bâ, et ce culte de la transmission des anciens qu'elle révèle. Cela donne de la valeur au fait d'écouter et apprendre, s'instruire, comprendre et admettre que si l'on n'est pas d'accord avec quelqu'un, ce n'est pas pour autant qu'on a raison.
Variances - Tu es toujours resté proche de l'ENSAE, comme membre de l'équipe dirigeante, professeur ou membre des instances. Pourquoi ?
Philippe Tassi - La proximité avec l'ENSAE est évidente dans ma trajectoire : élève, enseignant, membre de l'équipe dirigeante, plus tard président des Alumni ou membre de certains Conseils de gouvernance. Suivre aussi les évolutions des anciens étudiants permet de tisser un lien d'une autre nature.
En outre, les progrès de la science statistique ont conforté cette proximité, car j'ai eu la chance d'avoir envie de les apprendre et de les comprendre, et le désir fort de les transmettre aux générations qui se sont succédé. Par exemple, la théorie de la robustesse, les méthodes d'apprentissage, le machine learning, les mathématiques liées aux très grandes dimensions comme celles du big data, etc, sont autant d'innovations plus ou moins récentes. Les connaître, les digérer, les transmettre si possible de façon simple, et surtout les utiliser dans le cadre de la vie professionnelle, tout ceci crée une synthèse épanouissante et équilibrée.
Quand c'est possible, il m'a toujours paru normal de « renvoyer l'ascenseur » vers l'endroit où j'ai reçu l'essentiel de ma formation initiale. J'ai longtemps joué au rugby : l'une des valeurs de ce sport, c'est « recevoir et donner ». Je trouve que c'est un bon résumé de la vie.
Variances - Poursuivons ton parcours. Comment t'es-tu retrouvé DGA de Médiamétrie ?
Philippe Tassi - D'abord par deux années au Cameroun, à l'Institut de Formation de Statistique, son nom de l'époque, avant de s'appeler plus tard l'ISSEA ; puis enseignant à l'ENSAE de 1974 à 1978 ; trois ans à l'Insee pour diriger les Statistiques Structurelles d'Entreprise, et apprendre le management de projets et de grosses équipes ; en 1981, retour à l'ENSAE comme professeur-chercheur et pour préparer, selon les consignes d'Edmond Malinvaud, l'autonomie de la division CGSA de l'ENSAE, la future ENSAI. Dossier passionnant que d'avoir l'opportunité de préparer la naissance d'une future grande école.
En 1989, une idée folle : serais-je capable de faire aussi bien que « mes » étudiants ? J'ai donc quitté le cocon ENSAE en moins de temps que pour l'écrire. J'ai eu quelques propositions intéressantes, et Médiamétrie l'a emporté. Jacqueline Aglietta en était la PDG, et aussi présidente de l'Association des anciens élèves ; j'en étais le secrétaire général. Jacqueline m'a proposé la direction scientifique et technique de Médiamétrie, j'ai accepté spontanément car « cette fonction sera ce que tu en feras ». Elle n'aurait jamais pu trouver des mots plus convaincants. Quatre ans plus tard, elle me nommait DGA. Et voilà…
Mais je n'oublie pas mes deux premières années au Cameroun, à Yaoundé, probablement les deux années de ma vie où je me suis senti le plus utile socialement, et où j'ai beaucoup appris à la fréquentation de personnes qui sont devenues des amis pour la vie, comme Jean-Marie Gankou, le « tonton » camerounais de mon premier fils. Je crois être revenu très différent de ce séjour en Afrique, beaucoup plus ouvert, tellement moins rempli de certitudes, après avoir été confronté à des modes d'être et de pensée non européens, à la rationalité différente, mais extrêmement riches. Le continent africain est et sera au fond de mon cœur à jamais.
Variances - Finalement, tu as peu changé d'employeur ?
Philippe Tassi - Oui, peut-être que je dois être plutôt fidèle par nature, je ne sais pas. J'ai occupé plusieurs postes, mais eu seulement trois employeurs : le ministère de la Coopération, le ministère de l'Economie, et Médiamétrie. Je ne fais pas partie de la Génération Y, c'est évident, je ne cherche pas à partir ailleurs quand je crois « avoir fait le tour », tout change si souvent. Néanmoins, trois employeurs par rapport à la génération qui a précédé la mienne, çà frôle l'instabilité.
La raison principale des longs séjours successifs est d'avoir eu la chance – encore ce mot ! – de m'épanouir professionnellement dans un domaine et deux organismes en expansion : tout d'abord le domaine, c'est la statistique, science statistique qui n'a fait que progresser, créant même son propre marketing avec le data mining des années 80 et la data science actuelle, liée au big data. Ensuite, il y a l'ENSAE, au sens large, et le fait d'avoir fait partie de l'équipe dirigeante sans sacrifier les si nobles rôles de professeur et de chercheur, avec comme point d'orgue avoir participé à la naissance de l'ENSAI. Et enfin Médiamétrie, société en croissance incomparable, dans un secteur des médias tiré vers le haut par de nouvelles chaînes de TV, l'arrivée d'internet, l'apparition de nouveaux écrans – tablettes, smartphones – et modes de consommation qui en bouleversent la micro-économie.
Variances – Peux-tu nous préciser les activités et le rôle de cette société ?
Philippe Tassi - Médiamétrie a été créée par Jacqueline Aglietta en 1985, pour mesurer l'audience des médias TV et radio, dans un contexte où ces marchés devenaient à dominante privée. Le rôle de Médiamétrie est de « battre la monnaie » du marché des médias électroniques, que ce soit pour la dimension publicitaire mais aussi, il ne faut surtout pas l'oublier, pour les contenus et les programmes.
Le secteur des médias a connu une expansion extraordinaire : nouvelles chaînes, apparition de la TNT, nouveaux acteurs, nouveaux écrans, arrivée d'internet, passage au numérique, convergence digitale,… Médiamétrie a eu le mérite de « courir aussi vite que lui » en organisant le consensus du marché et en suivant l'évolution et la complexification de ce secteur, qui requiert des outils statistiques, scientifiques, techniques et technologiques de plus en plus sophistiqués.
Cela n'apparaît pas toujours aux yeux du grand public, mais la partie cachée de l'iceberg est un merveilleux champ de recherche, de brevets et d'innovation opérationnelle.
La multiplicité des signaux et des données, de toute forme, de toute nature, le mélange de données fines, individuelles, d'échantillons ou de panels, et de mégadonnées de niveau plus agrégé issues de boxes ou de téléphones, la recherche permanente de leurs meilleurs usage et intelligence, tout cela fait des médias et télécom un secteur porteur d'opportunités pour les ENSAE, en plus, évidemment, des besoins biens connus en management, ou en pilotage économique et financier.
Variances – La statistique est le fil conducteur de ta carrière. Qu'est-ce qui t'a plu dans cette discipline ?
Philippe Tassi - Ce que j'ai toujours trouvé extraordinaire dans les divers domaines de la science statistique, c'est leur dimension mathématique, bien sûr, et la complexité croissante de cette dimension. Mais c'est aussi l'objet de cette science, ses sujets d'études : entreprises, ménages, zones géographiques, individus, etc…
Donc si on veut bien s'en servir, il faut une approche certes verticale – en savoir de plus en plus sur le plan de ses méthodes – mais surtout horizontale.
Et donc apprendre l'économie, la sociologie, la psychologie, la sémantique, la géographie, la physique, la démographie, le droit, les ressources humaines. C'est bien si cette connaissance de leur état de l'art est actuelle, mais c'est encore mieux si on maîtrise l'histoire de leur émergence. Comment comprendre vraiment la statistique sans connaître la vie de Galton, ou de Fisher ? Comment faire de la bonne mesure d'audience en ignorant l'histoire de Maxwell et des ondes hertziennes ?
Variances - Tu sembles encore publier beaucoup. Peux-tu nous en dire plus ?
Philippe Tassi - C'est cohérent avec « recevoir et donner ». D'abord, le domaine statistique a favorisé la dimension recherche, théorique ou appliquée ; les publications, les articles, en sont un débouché naturel. Cela m'a également permis de m'impliquer peu à peu dans des associations valorisant la science statistique, comme, historiquement l'ASU (Association pour la Statistique et ses Utilisations), puis la SFDS (Société Française de Statistique), ou d'être élu à l'International Statistical Institute. Leurs colloques et congrès facilitent les échanges avec des pairs, de toute nationalité, ce qui est un enrichissement supplémentaire.
Plus en aval, le besoin de transmettre s'est traduit par l'écriture de livres soit à vocation pédagogique, soit bien plus « pointus », livres écrits seuls ou en collaboration.
Et dans le contexte en mouvement permanent de Médiamétrie et des médias, la nécessité d'avancer en recherche opérationnelle pour répondre à des questions mal posées, mal résolues ou pas encore posées a permis de poursuivre cette dynamique. Communiquer, publier, c'est aussi partager, verbe que j'aime bien.
Variances - Pour aborder des questions plus personnelles, quels sont tes centres d'intérêt et tes facteurs d'équilibre ?
Philippe Tassi - C'est une question qui relève de l'intime, et sa réponse aussi. En levant un petit coin du voile, il me semble être parvenu à assez bien séparer la sphère professionnelle et la sphère privée, personnelle, familiale. Je crois, j'espère, parler très rarement de travail en privé. Il y a bien d'autres choses à apprendre, à partager et à vivre, surtout dans une ville comme Paris, que ressasser les ennuis du quotidien.
J'ai l'impression d'être curieux de nature, et d'avoir toujours envie d'apprendre. Mon équilibre, si tant est qu'il existe, est donc réalisé au travers de plusieurs centres d'intérêt : l'histoire, les expositions, la musique, très diverse, de l'opéra au balafon ou à la kora, la chanson, française ou non mais à texte, la poésie, la littérature, y compris les BD, certains genres cinématographiques comme le cinéma italien des années 60-70, et le sport – rugby, natation, plongée sous-marine, athlétisme –.
Il m'arrive même parfois de passer de l'autre côté du miroir, de ne plus être seulement spectateur, lecteur, ou auditeur, mais de pratiquer. Jouer de la guitare, écrire des nouvelles, composer des chansons avec paroles et musique.
L'essentiel est de vivre avec passion tout ce qu'on fait, c'est un si joli mot.
Variances - Comment penses-tu occuper les années qui viennent ?
Philippe Tassi - Il est bien évident que ma carrière professionnelle est derrière moi. Mais on peut s'occuper de tant de façons : voir grandir les petits-enfants, profiter des possibilités culturelles de Paris, voyager, écrire. Au-delà de ces activités déjà bien riches, je crois en deux mots : transmission et bénévolat, qui se traduisent par des envies et des idées. Le premier conduit à un rapprochement – à nouveau – de l'enseignement supérieur, en essayant d'être force de proposition pour des cursus avancés en matière de marketing scientifique, autour des big data et du machine learning. Le second, bénévolat, se traduirait par une implication forte puisque tant de choses sont à faire pour les personnes mises à l'écart de et par notre société : gens de la rue, analphabètes, migrants... Bref, être utile socialement
Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard
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