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10 février 2019
L’Union économique et monétaire ne peut s’accommoder d’un espace financier fragmenté
Publié par
Pierre Jaillet
| Avenir de l'Union Européenne
Vingt-cinq ans après l’entrée en vigueur du marché unique et après vingt ans d’existence, l’euro circule dans un marché bancaire et financier toujours fragmenté. Rappelons que lors des travaux préparatoires au Traité de Maastricht, fondement juridique de l’Union économique et monétaire (UEM), la Commission européenne avait publié en 1990 le rapport « One market, one money », dont le titre faisait implicitement référence au triangle d’incompatibilité de Robert Mundell : dans le cadre d’un marché financier intégré, la stabilité des changes implique l’Union monétaire. Il faudrait aujourd’hui renverser l’ordre des facteurs : la pérennité de l’euro rend aujourd’hui indispensable l’achèvement d’un réel marché unique des services financiers, sans quoi l’UEM restera un régime fondamentalement instable.
Cette analyse semble partagée, notamment dans les instances européennes comme la Commission ou à la BCE. Or l’intégration financière est pratiquement au point mort. Quelques données suffisent à l’illustrer : les banques de la zone euro détiennent principalement la dette souveraine de leur propre juridiction (plus de 60% en moyenne) avec le risque de cercle vicieux (« doom loop ») bien identifié pendant la crise. Les crédits accordés par ces mêmes banques dans la zone le sont presque exclusivement (à 95 % !) aux agents économiques de leur propre pays. Ces banques sont donc fragilisées en cas de chocs idiosyncratiques touchant leurs économies, comme ces dernières sont soumises aux aléas de leurs systèmes bancaires. Il est d’ailleurs remarquable que deux décennies de marché unique et d’union monétaire n’aient pas suscité l’émergence de groupes bancaires pan-européens. Enfin, l’offre de produits de placement représentatifs de l’économie de la zone euro reste très marginale, si bien que l’allocation de l’épargne s’opère pour l’essentiel en fonction de régimes spécifiques d’incitations règlementaires et fiscales nationales qui confortent le cloisonnement du marché (et subventionnent l’épargne liquide au détriment des placements à risque : la part des fonds propres nets dans le financement des entreprises reste ainsi très faible dans la zone euro, à moins de 18% de leur bilan, contre 56% aux États-Unis).
Or c’est sans doute de l’intégration financière et non du fédéralisme budgétaire qu’il faut attendre la contribution la plus décisive à la stabilisation conjoncturelle et à la convergence structurelle dans l’UEM. Divers travaux empiriques sur longue période nous enseignent qu’aux États-Unis, par exemple, l’intégration financière (par le crédit et les marchés de capitaux) a amorti les trois quarts des chocs affectant les États, la contribution des transferts budgétaires « fédéraux » se limitant à un peu plus de 10 %. Les études similaires sur la zone euro montrent que le canal de l’intégration financière reste inopérant, alors que celui des transferts budgétaires est - par construction – inexistant. En résumé, sans partage des risques publics ou diversification adéquate des risques privés, la charge d’amortissement des chocs et les coûts liés au défaut de convergence incombent aux seuls budgets des États-membres, dont les marges de manœuvre se sont amenuisées.
Certes, l’électrochoc de la crise a provoqué des avancées décisives vers l’Union bancaire (UB) et l’Union des marchés de capitaux (UMC) impliquant quelques sacrifices de souveraineté. Les États-membres ont fini par accepter la mise en place un cadre unique de règlementation (single rule book) et de mécanismes uniques de supervision (MSU) et de résolution (MRU); ils ont engagé des négociations en vue d’instaurer un filet de sécurité pour le fonds de résolution unique (FRU) et ultérieurement un système communautaire d’assurance des dépôts. Les discussions sont aussi ouvertes pour renforcer la supervision communautaire des marchés de capitaux. L’UEM est ainsi en passe de disposer du socle légal, règlementaire et prudentiel qui lui faisait défaut depuis la création de l’euro.
Ce n’est pas faute des multiples avis et avertissements émis par les instances compétentes de la zone euro. La Commission européenne, la BCE, des autorités nationales, établissent régulièrement des rapports, plans d’action et listes de mesures à prendre dont la non–réalisation est aussi régulièrement vilipendée par les mêmes instances. Mais alors, d’où proviennent les blocages ? Sans doute ont-ils de multiples origines: la réticence de certains pays à l’idée que leur échappe la maitrise d’une activité bancaire et financière à forte valeur ajoutée; la volonté des (grands) pays de protéger leurs champions nationaux de la concurrence et de préserver les rentes liées à des dispositifs réglementaires et fiscaux ; la frilosité de l’industrie elle-même vis-à-vis de la concurrence ; l’absence de volonté intergouvernementale claire ; l’incapacité des instances européennes à faire prévaloir les intérêts européens sur les intérêts nationaux ; la résistance (ou l’indifférence) des responsables politiques nationaux, plus attentifs aux calendriers électoraux qu’aux enjeux de l’intégration financière pour la zone euro.
Il apparait ainsi crucial que sur un sujet a priori exempt de graves clivages de doctrine, comme c’est le cas de l’émergence d’un budget fédéral ou de la mutualisation des dettes publiques, par exemple, les gouvernements de la zone euro, qui ont largement la main sur ces sujets, prennent conscience des enjeux vitaux pour la viabilité de l’UEM et s’attaquent à ces divers blocages, en liaison avec les instances communautaires. La zone euro pourrait alors affronter plus sereinement la prochaine crise, sans avoir à recourir à des dispositifs d’urgence dont la capacité n’est pas illimitée.
Des risques bien attestés...
La fragmentation financière a plusieurs inconvénients bien établis : (i) une tendance spontanée à la polarisation des activités, qui entrave la convergence réelle des économies ; (ii) un recyclage malaisé de l’épargne abondante de la zone euro (particulièrement du nord vers le sud); (iii) une très faible diversification des risques privés, alors que celle-ci permettrait de réduire les divergences cycliques et de mieux lisser les chocs asymétriques (en complément des stabilisateurs automatiques nationaux et en l’absence d’une capacité commune de stabilisation macroéconomique); (iv) une moindre efficacité des canaux de transmission de la politique monétaire unique liée à la forte hétérogénéité de sa base économique et financière.Cette analyse semble partagée, notamment dans les instances européennes comme la Commission ou à la BCE. Or l’intégration financière est pratiquement au point mort. Quelques données suffisent à l’illustrer : les banques de la zone euro détiennent principalement la dette souveraine de leur propre juridiction (plus de 60% en moyenne) avec le risque de cercle vicieux (« doom loop ») bien identifié pendant la crise. Les crédits accordés par ces mêmes banques dans la zone le sont presque exclusivement (à 95 % !) aux agents économiques de leur propre pays. Ces banques sont donc fragilisées en cas de chocs idiosyncratiques touchant leurs économies, comme ces dernières sont soumises aux aléas de leurs systèmes bancaires. Il est d’ailleurs remarquable que deux décennies de marché unique et d’union monétaire n’aient pas suscité l’émergence de groupes bancaires pan-européens. Enfin, l’offre de produits de placement représentatifs de l’économie de la zone euro reste très marginale, si bien que l’allocation de l’épargne s’opère pour l’essentiel en fonction de régimes spécifiques d’incitations règlementaires et fiscales nationales qui confortent le cloisonnement du marché (et subventionnent l’épargne liquide au détriment des placements à risque : la part des fonds propres nets dans le financement des entreprises reste ainsi très faible dans la zone euro, à moins de 18% de leur bilan, contre 56% aux États-Unis).
Mais probablement sous-estimés
Cependant le débat public, particulièrement en France, se cristallise sur les questions institutionnelles et le partage des risques publics : l’émergence d’une « réelle » capacité budgétaire de la zone euro, la création d’un dispositif communautaire d’assurance chômage, l’unification du marché des titres souverains de la zone, le renforcement de la gouvernance économique de la zone euro, etc.. Non que ces propositions, qui visent à renforcer le volet économique de l’UEM, ne soient pas ultra-pertinentes. Mais se focaliser sur des options politico-institutionnelles a deux inconvénients majeurs, en soumettant toute avancée fonctionnelle de l’UEM à l’atteinte d’un consensus politique très improbable à court ou moyen terme et en occultant la complémentarité entre la diversification des risques privés, que seule peut permettre l’intégration complète des marchés financiers, et les instruments de partage des risques publics. L’illusion est que le fédéralisme budgétaire est la clé unique du bon fonctionnement de l’UEM.Or c’est sans doute de l’intégration financière et non du fédéralisme budgétaire qu’il faut attendre la contribution la plus décisive à la stabilisation conjoncturelle et à la convergence structurelle dans l’UEM. Divers travaux empiriques sur longue période nous enseignent qu’aux États-Unis, par exemple, l’intégration financière (par le crédit et les marchés de capitaux) a amorti les trois quarts des chocs affectant les États, la contribution des transferts budgétaires « fédéraux » se limitant à un peu plus de 10 %. Les études similaires sur la zone euro montrent que le canal de l’intégration financière reste inopérant, alors que celui des transferts budgétaires est - par construction – inexistant. En résumé, sans partage des risques publics ou diversification adéquate des risques privés, la charge d’amortissement des chocs et les coûts liés au défaut de convergence incombent aux seuls budgets des États-membres, dont les marges de manœuvre se sont amenuisées.
Le choc salutaire de la crise
Une telle configuration est naturellement intenable en cas de choc majeur. C’est pourquoi, à l’occasion de la crise de 2009-2011, une mutualisation implicite des risques publics a été mise en place (on pourrait dire, par défaut), d’abord sous l’égide des institutions intergouvernementales de gestion de crise (FESF puis MES); ensuite par la mobilisation massive par la BCE d’instruments de politique monétaire conventionnels et non-conventionnels; enfin par l’existence du système de paiement de gros montants (Target2) garantissant une circulation fluide de la monnaie centrale dans un système bancaire fragmenté et donc l’intégrité de la zone euro. Des solutions efficaces, mais de nature palliative.Certes, l’électrochoc de la crise a provoqué des avancées décisives vers l’Union bancaire (UB) et l’Union des marchés de capitaux (UMC) impliquant quelques sacrifices de souveraineté. Les États-membres ont fini par accepter la mise en place un cadre unique de règlementation (single rule book) et de mécanismes uniques de supervision (MSU) et de résolution (MRU); ils ont engagé des négociations en vue d’instaurer un filet de sécurité pour le fonds de résolution unique (FRU) et ultérieurement un système communautaire d’assurance des dépôts. Les discussions sont aussi ouvertes pour renforcer la supervision communautaire des marchés de capitaux. L’UEM est ainsi en passe de disposer du socle légal, règlementaire et prudentiel qui lui faisait défaut depuis la création de l’euro.
Les avancées institutionnelles ne sont qu’une première étape
L’erreur, sans doute encouragée par la communication politique, serait de considérer que l’existence de ce cadre institutionnel communautaire signifie l’achèvement de l’UB et de l’UMC, alors que cela n’en constitue qu’une condition préalable. Il reste en effet à passer au crible la multitude d’options fiscales, prudentielles et règlementaires nationales résiduelles qui entravent l’intégration financière. Des avancées sont en particulier indispensables dans trois directions : (i) au plan institutionnel, finaliser le pilier de la résolution en créant un filet de sécurité commun pour le fonds de résolution unique (FRU) ; déployer un système européen d’assurance-réassurance des dépôts, ce qui suppose le traitement préalable des prêts non performants des banques italiennes, notamment ; (ii) au plan réglementaire, harmoniser les standards comptables et les normes prudentielles nationales incitant au cloisonnement (ring fencing), en particulier dans la gestion des règles de solvabilité et liquidité; (iii) s’agissant enfin de l’économie du secteur, s’attacher à réduire les biais nationaux, notamment en matière fiscale, qui déterminent aujourd’hui l’allocation de l’épargne et de l’investissement, mais aussi promouvoir des supports d’investissements à long terme dans la zone euro et améliorer la transparence des risques pour favoriser l’investissement dans les PME, etc..Lutter contre de multiples facteurs d’inertie
Tant que ces conditions ne sont pas réunies, la probabilité qu’émergent à un horizon raisonnable des groupes bancaires pan-européens, ou que les épargnants puissent arbitrer sur une large gamme d’instruments représentatifs des risques de la zone euro, ou que les entreprises (notamment les PME) puissent recourir à des financements bancaires ou de marché au-delà des frontières de leur juridiction, restera très faible. L’UEM resterait alors un espace fragmenté et intrinsèquement fragile, démuni de mécanismes efficaces d’ajustement cyclique et de convergence structurelle.Ce n’est pas faute des multiples avis et avertissements émis par les instances compétentes de la zone euro. La Commission européenne, la BCE, des autorités nationales, établissent régulièrement des rapports, plans d’action et listes de mesures à prendre dont la non–réalisation est aussi régulièrement vilipendée par les mêmes instances. Mais alors, d’où proviennent les blocages ? Sans doute ont-ils de multiples origines: la réticence de certains pays à l’idée que leur échappe la maitrise d’une activité bancaire et financière à forte valeur ajoutée; la volonté des (grands) pays de protéger leurs champions nationaux de la concurrence et de préserver les rentes liées à des dispositifs réglementaires et fiscaux ; la frilosité de l’industrie elle-même vis-à-vis de la concurrence ; l’absence de volonté intergouvernementale claire ; l’incapacité des instances européennes à faire prévaloir les intérêts européens sur les intérêts nationaux ; la résistance (ou l’indifférence) des responsables politiques nationaux, plus attentifs aux calendriers électoraux qu’aux enjeux de l’intégration financière pour la zone euro.
Il apparait ainsi crucial que sur un sujet a priori exempt de graves clivages de doctrine, comme c’est le cas de l’émergence d’un budget fédéral ou de la mutualisation des dettes publiques, par exemple, les gouvernements de la zone euro, qui ont largement la main sur ces sujets, prennent conscience des enjeux vitaux pour la viabilité de l’UEM et s’attaquent à ces divers blocages, en liaison avec les instances communautaires. La zone euro pourrait alors affronter plus sereinement la prochaine crise, sans avoir à recourir à des dispositifs d’urgence dont la capacité n’est pas illimitée.
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