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09 octobre 2019
Que doit faire l'Europe face à la nouvelle crise du capitalisme globalisé ?
Publié par
Philippe Herzog
| Avenir de l'Union Européenne
Initialement publié le 2 septembre 2019 : Cahiers d'Europe 21 - ASCPE-Les Entretiens Européens
Ceci est un document de travail, fruit d’une réflexion mûrie cet été. Plaidoyer pour une compréhension systémique de la récession désormais inéluctable, il présente et organise un ensemble de questions et de principes en vue de solutions viables et partagées.
Il ne faut pas se voiler la face : la récession est inéluctable [1] . Ce sera la deuxième grande crise de l’économie globale, la première ayant éclaté en 2008. Les professionnels des marchés l’anticipent, les politiques n’alertent pas encore l’opinion publique mais l’angoisse va se nouer. Les moyens d’éviter une catastrophe existent, mais l’on peut craindre que la récession ne soit de longue durée.
Le capitalisme occidental s’est exporté partout dans le monde et longtemps ses investissements ont pu se diversifier tranquillement. Ce temps est révolu. En dix ans la Chine est devenue une super-puissance dans tous les domaines et menace la suprématie américaine, et de nombreux pays qui avaient émergé sont de nouveau en grande difficulté. Le commerce mondial s’est ralenti avant même que Donald Trump n’engage la guerre des tarifs et ne fixe l’objectif d’une relocalisation de la production des firmes multinationales américaines aux Etats-Unis.
Le capitalisme a une histoire. Inventé en Europe, il repose sur la science et l’innovation technologique qu’il a fortement stimulées. Certes il engendre des crises à répétition, et les intérêts du capital et du travail n’ont jamais été vraiment alignés (l’écart entre eux n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui), mais il a été corrigé par l’intervention publique. L’Etat a sécurisé le système capitaliste et garanti l’ordre marchand, mais il a aussi pacifié les conflits en se faisant Providence sociale. Jusque dans les années 1980 on a comparé les différents capitalismes nationaux en Europe – anglo-saxon, rhénan, français – et l’on se posait la question du choix du modèle le plus efficace. Mais la globalisation a bouleversé ces schémas, nous sommes tous interdépendants dans un capitalisme globalisé à dominante anglo-saxonne ; et la prédominance des grandes entreprises multinationales s’est bâtie avec et par le soutien des Etats. D’ailleurs ceux-ci défendent toujours leurs champions nationaux, qui sont pourtant eux-mêmes des vecteurs des idéologies et des pratiques managériales en vigueur, au point qu’elles sont bien souvent intégrées dans l’administration des services publics et au sein des gouvernements comme le souligne Pierre Musso. Finance, management et marketing ont étouffé le monde du travail avec l’implication des élites.
Rien ne se fera sans les peuples. Les luttes sociales et le renouvellement de la société civile doivent gagner en créativité et impérativement prendre une dimension européenne. Quelques problèmes fondamentaux font surface, à commencer par les inégalités et l’écologie. La paupérisation des couches moyennes dans les secteurs de base des industries et des services classiques et sur les territoires et bassins de vie correspondants, engendre des réactions massives et parfois violentes. Les gens ont bien perçu que l’accumulation de capital spéculative a été appuyée par les politiques publiques. Imagine-t-on ce qui va se passer dans une situation de crise où ces politiques seront sollicitées pour renflouer le capital tandis que la population laborieuse serait frappée ? Imagine-t-on les conséquences de choix d’investissement pour l’écologie et l’innovation technologique associées à la révolution numérique qui seraient conçus en creusant les inégalités ? Toute politique de relance devrait viser des objectifs de meilleur emploi pour la population et de réduction de l’accumulation improductive, viser des investissements d’intérêt public et non pas s’en remettre à ceux que choisiront les sociétés multinationales.
Ceci est sous-jacent à l’interrogation sur le choix d’un capitalisme partenarial (qui ne reproduirait pas une version du capitalisme corporatiste de l’après-guerre), au lieu du capitalisme actionnarial exigeant que la valeur soit créée en fonction directe de l’intérêt des actionnaires. Ce débat est-il bien centré ? Si, comme c’est le cas, la priorité politique doit reposer sur les investissements en infrastructures sociales, écologiques et productives dans les domaines de biens communs fondamentaux (énergie, transports, formation, santé…), alors il faut mettre en place une vaste coopération entre les acteurs des collectivités publiques et du secteur privé, de la société civile en général.
La proposition de créer une banque pour l’environnement fait du chemin, mais est-ce bien fondé ? Il faut s’interroger d’abord sur la sélection des projets. Une croissance durable doit reposer sur des choix qui imbriquent la réhabilitation de l’environnement et celle des ressources humaines et productives. L’Union européenne a déjà l’expérience du plan Juncker, qui malheureusement n’a pas encore fait l’objet d’une évaluation publique transparente, alors qu’il connait des défaillances notoires. Ce plan consiste à offrir des garanties budgétaires pour des projets d’investissement choisis par les Etats-nations et la BEI, la banque européenne d’investissement, or ces choix ignorent largement le financement des infrastructures sociales, en particulier pour la formation des travailleurs ainsi que pour les projets susceptibles de développer l’intégration transfrontières. Il manque clairement de l’éclairage qu’apporterait une stratégie européenne pour l’innovation sociale et productive. Une bonne nouvelle est annoncée : la Commission européenne proposerait de lancer un « fonds souverain européen » de 100 milliards d’euros qui impliquerait un renouvellement des concepts à l’œuvre dans le plan Juncker. La comparaison avec les fonds souverains chinois et norvégiens est impressionnante [7]. Il faut s’interroger sur une doctrine propre à l’Union. Il est inquiétant d’apprendre que ce projet de fonds européen serait focalisé sur l’achat d’actions à long terme dans des grandes sociétés basées en Europe. Certes il s’agirait d’entreprises actives dans des secteurs stratégiquement importants, mais faut-il retenir l’optique de responsables politiques qui confondent stratégie industrielle et soutien de « champions européens » ?
Face à la volatilité et au risque patent de guerre des monnaies, le rôle international de l’euro devrait être promu (au-delà d’instrument de réserve) comme moyen de paiement et de financement. Les chocs monétaires associés à la domination du dollar ne sont plus acceptables. Mais un monde polycentrique sera instable et les propositions de nouvelles solutions globales ne sont pas encore prises en compte. Michel Aglietta, Jacques de Larosière apportent beaucoup à ce sujet, et l’on apprend que le gouverneur Mac Carney propose la création d’une monnaie mondiale électronique.
D’autre part, s’agissant des règles commerciales on a prétendu associer le free trade et le fair trade. Mais comme l’expose David Pilling [9], le commerce international est profondément inégal, dominé par des quasi-monopoles, et il propose que tous les biens portent désormais un label obligatoire : « Unfairly Traded ». De plus les choix écologiques percutent déjà les choix commerciaux, comme on le voit à propos du refus de l’accord sur le Mercosur.
Dans ces conditions l’Union européenne ne peut plus rester simplement une bonne élève se voulant motrice des règles occidentales à l’échelle du monde. Il ne suffit plus de se déclarer pour le multilatéralisme et de critiquer l’unilatéralisme américain. L’OMC, toutes les institutions financières internationales devront être réformées, mais pas simplement par la voie de tractations interétatiques puisque désormais il va falloir prioriser la mise en place de biens publics mondiaux et régionaux.
[1] Jean-Claude Trichet est un de ceux qui l’ont dit au JDD en ce mois d’août.
[2] Source ulf Lindahl, AG Bisset Associates Currencey research.
[3] Source David Riley, Blue Bay Asset Management.
[4] Cf les travaux de La Fabrique de l’Industrie.
[5] Rédactrice en chef adjointe du Financial Times.
[6] Editorial de la revue The Economist, août 2019.
[7] La valeur de marché du Fonds Souverain Norvégien est de près d’un trillion d’euros, source Norges Bank Investment Management, à la date du 3 septembre 2019. Ses investissements ont lieu dans le monde entier, ceux du Fonds Souverain Européen devront par contre être mobilisés principalement sur notre continent.
[8] Une stratégie industrielle européenne fondée sur la coopération, six piliers et vingt-cinq propositions de Philippe Herzog 2012.
[9] Consumers want fair trade, but not its price, F.T. août 2019.
[10] Ethique, La Méthode, Tome 5.
Ceci est un document de travail, fruit d’une réflexion mûrie cet été. Plaidoyer pour une compréhension systémique de la récession désormais inéluctable, il présente et organise un ensemble de questions et de principes en vue de solutions viables et partagées.
Il ne faut pas se voiler la face : la récession est inéluctable [1] . Ce sera la deuxième grande crise de l’économie globale, la première ayant éclaté en 2008. Les professionnels des marchés l’anticipent, les politiques n’alertent pas encore l’opinion publique mais l’angoisse va se nouer. Les moyens d’éviter une catastrophe existent, mais l’on peut craindre que la récession ne soit de longue durée.
En 2008 les banques centrales ont bien réagi pour stabiliser le système bancaire et financier, et les Etats-Unis et la Chine ont lancé sans retard de grands plans de relance. Aujourd’hui ces capacités de réaction sont beaucoup plus limitées, et la culture, les principes qui ont permis aux institutions de faire face à la crise en 2008 n’ont pas sensiblement changé. Or le contexte n’est plus du tout le même. Les conflits géopolitiques engendrent des ruptures dans les chaînes internationales de production et de commerce qui semblaient stables, des processus de dé-globalisation apparaissent, qui plongent les investissements productifs dans l’incertitude. L’impératif écologique et la révolution numérique affectent tous les anciens business models, et heureusement la nécessité d’un nouveau régime de croissance se fait jour. Mais elle exigera des investissements d’intérêt public massifs pour les infrastructures des biens communs qui ne sont pas compatibles avec les exigences de rentabilité financière, et que les Etats auront bien du mal à mettre en place. L’Europe est particulièrement exposée parce que très ouverte au marché mondial et en raison de ses divisions et risques de désintégration interne ; si cette situation perdure, l’Union ne pourra pas être la force de coopération internationale qu’elle souhaiterait. Des réformes structurelles sont indispensables, tout le monde le dit, mais le plus souvent avec pour but de sauvegarder le système actuel. Une grande transformation du capitalisme en Europe doit être envisagée et préparée, qui remettra en cause la doctrine et les comportements néo-libéraux prédominants.Les moyens d’éviter une catastrophe existent, mais on peut craindre que la récession ne soit de longue durée.
Une grande transformation du capitalisme en Europe doit être envisagée et préparée, qui remettra en cause la doctrine et les comportements néo-libéraux prédominants.
Les signaux sont au rouge, les solutions sont loin d’être prêtes
La suraccumulation stérile du capital financier qui était au cœur de la crise d’il y a dix ans s’est poursuivie depuis, elle est le facteur principal de la nouvelle crise globale. Les actions américaines sont surévaluées, à un niveau sans précédent depuis 150 ans [2]. Les profits, dividendes et rachats d’actions des sociétés multinationales battent des records tandis que les salaires sont déprimés et les investissements à long terme en rade. La dette bancaire était le foyer de la crise de 2008, maintenant c’est l’enflure des dettes obligataires plus encore que publiques qui est patente.La dette bancaire était le foyer de la crise de 2008, maintenant c’est l’enflure des dettes obligataires plus encore que publiques qui est patente.Anticipant la récession globale, les investisseurs se ruent vers des valeurs-refuges et des placements de sécurité. Le stock des obligations à taux d’intérêt négatif a doublé depuis le début de l’année pour atteindre 16 trillions d’euros, soit un tiers du marché obligataire globa [3]. Parallèlement les investisseurs se débarrassent des actifs qui pourraient subir ultérieurement des pertes importantes. L’instabilité financière est générale. Ce sont les banques centrales qui ont écrasé les taux d’intérêt pour les placements à long terme autant qu’à court terme. Il se dit tous les jours que ceci crée l’opportunité d’investir, mais certains particuliers peuvent en bénéficier pour l’immobilier, tandis que la paupérisation qui a gagné les couches moyennes ne le leur permet pas et plus généralement l’épargne de précaution est à haut niveau. D’autre part quand les taux d’intérêt sont bas, les marges des banques sont écrasées ; en même temps, celles-ci sont sous la pression d’une concurrence nouvelle venue des géants du numérique ; elles licencient et ferment des agences. D’autre part les assureurs et fonds de pension qui auraient pu investir à long terme en contrepartie des engagements qu’ils ont pris pour l’avenir envers le public sont maintenant sous pression et vulnérabilisés.
Le capitalisme occidental s’est exporté partout dans le monde et longtemps ses investissements ont pu se diversifier tranquillement. Ce temps est révolu. En dix ans la Chine est devenue une super-puissance dans tous les domaines et menace la suprématie américaine, et de nombreux pays qui avaient émergé sont de nouveau en grande difficulté. Le commerce mondial s’est ralenti avant même que Donald Trump n’engage la guerre des tarifs et ne fixe l’objectif d’une relocalisation de la production des firmes multinationales américaines aux Etats-Unis.
Le capitalisme occidental s’est exporté partout dans le monde et longtemps ses investissements ont pu se diversifier tranquillement. Ce temps est révolu.Dans ces conditions des ruptures sont engagées dans les chaînes de production internationalisées, alors qu’une âpre compétition affecte particulièrement les entreprises des secteurs des industries classiques faisant face à la percée des géants du numérique. Les risques-pays s’ajoutent aux risquestechnologiques pour compliquer singulièrement les choix d’investissement [4]; c’est criant par exemple dans le secteur automobile. Des licenciements sont annoncés et les risques « souverains » sont visibles pour des pays comme l’Argentine. Face à la récession les Etats pourront-ils socialiser les pertes ? L’expérience de la crise de 2008 ne doit pas être oubliée, des réactions sociales majeures auront lieu, il sera difficile de toujours les qualifier de « populistes ». Beaucoup accuseront les Etats-Unis, non sans raison, mais la plupart des Etats européens n’ont-ils pas fait preuve de négligence face aux réalités du monde capitaliste ? Leurs politiques économiques ont été à la traîne des marchés financiers et elles ont largement abaissé les impôts en faveur des grandes sociétés. L’analyste Rana Forrohar [5] est très claire sur ces questions, attestant un renouveau de la pensée critique du capitalisme aux Etats-Unis.
Le capitalisme et sa transformation sont indissociables de choix de société
La volonté de sauver le libéralisme et la démocratie anime à bon droit nombre de dirigeants politiques et d’intellectuels, mais peu nombreux sont ceux qui s’en prennent au capitalisme financier globalisé qui a perverti les idéaux et la vitalité de la démocratie. Cela étant, et à la décharge de ses dirigeants, le capitalisme n’est pas dissociable de choix de société car il répond à des besoins vitaux. C’est un système économique où certains peuvent facilement faire de l’argent avec de l’argent, mais c’est aussi et surtout un mode de création et de production de richesses propre à des sociétés industrielles où nous sommes tous dépendants, acteurs et addicts de ce régime, quels que soient les conflits et les révoltes.Le capitalisme a une histoire. Inventé en Europe, il repose sur la science et l’innovation technologique qu’il a fortement stimulées. Certes il engendre des crises à répétition, et les intérêts du capital et du travail n’ont jamais été vraiment alignés (l’écart entre eux n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui), mais il a été corrigé par l’intervention publique. L’Etat a sécurisé le système capitaliste et garanti l’ordre marchand, mais il a aussi pacifié les conflits en se faisant Providence sociale. Jusque dans les années 1980 on a comparé les différents capitalismes nationaux en Europe – anglo-saxon, rhénan, français – et l’on se posait la question du choix du modèle le plus efficace. Mais la globalisation a bouleversé ces schémas, nous sommes tous interdépendants dans un capitalisme globalisé à dominante anglo-saxonne ; et la prédominance des grandes entreprises multinationales s’est bâtie avec et par le soutien des Etats. D’ailleurs ceux-ci défendent toujours leurs champions nationaux, qui sont pourtant eux-mêmes des vecteurs des idéologies et des pratiques managériales en vigueur, au point qu’elles sont bien souvent intégrées dans l’administration des services publics et au sein des gouvernements comme le souligne Pierre Musso. Finance, management et marketing ont étouffé le monde du travail avec l’implication des élites.
Le capitalisme a une histoire. Inventé en Europe, il repose sur la science et l’innovation technologique qu’il a fortement stimulées. Certes il engendre des crises à répétition, les intérêts du capital et du travail n’ont jamais été vraiment alignés mais il a été corrigé par l’intervention publique.En son temps conscient du choc créé par la mondialisation, Jacques Delors a voulu y faire face en dotant l’Union d’un socle d’économie sociale de marché et d’une capacité de politique macroéconomique. Mais l’échec de cette tentative est avéré, et en dépit de la création de l’euro qui engendre une solidarité de fait, l’intégration sociale et industrielle entre les différents Etats s’est rompue. Transformer le système capitaliste et relancer l’intégration doivent aller de pair et faire l’objet de choix explicites des sociétés européennes.
Rien ne se fera sans les peuples. Les luttes sociales et le renouvellement de la société civile doivent gagner en créativité et impérativement prendre une dimension européenne. Quelques problèmes fondamentaux font surface, à commencer par les inégalités et l’écologie. La paupérisation des couches moyennes dans les secteurs de base des industries et des services classiques et sur les territoires et bassins de vie correspondants, engendre des réactions massives et parfois violentes. Les gens ont bien perçu que l’accumulation de capital spéculative a été appuyée par les politiques publiques. Imagine-t-on ce qui va se passer dans une situation de crise où ces politiques seront sollicitées pour renflouer le capital tandis que la population laborieuse serait frappée ? Imagine-t-on les conséquences de choix d’investissement pour l’écologie et l’innovation technologique associées à la révolution numérique qui seraient conçus en creusant les inégalités ? Toute politique de relance devrait viser des objectifs de meilleur emploi pour la population et de réduction de l’accumulation improductive, viser des investissements d’intérêt public et non pas s’en remettre à ceux que choisiront les sociétés multinationales.
Toute politique de relance devrait viser des objectifs de meilleur emploi pour la population et de réduction de l’accumulation improductive, viser des investissements d’intérêt public et non pas s’en remettre à ceux que choisiront les sociétés multinationales.Peut-on espérer forger un consensus social en ce sens ? En Europe on a compartimenté les problèmes à résoudre et séparé depuis longtemps les rôles et les responsabilités entre les acteurs du social et les acteurs économiques. On a ainsi creusé les dissensions. Les réformes sociales nécessaires en sont rendues de plus en plus difficiles. Ainsi un rejet de la mobilité est visible, qui fait suite aux excès de la flexibilité du travail qui a engendré la précarité, alors que la formation tout au long de la vie active et la revalorisation du travail ont été cruellement négligées. Des débats voient le jour sur le rôle social de l’entreprise et la nature du capitalisme, ils sont les bienvenus mais ils sont loin d’aboutir à de nouveaux choix collectifs. Pour les uns, l’entreprise doit rester centrée sur l’accumulation de capital et les investissements rentables, comme l’exige aussi la compétition qui fait rage ; pour d’autres elle doit déployer ses ressources vers les objectifs sociaux, au risque qu’« un petit nombre de leaders du business non représentatifs finissent par disposer d’un pouvoir immense pour fixer des choix de société dans des domaines allant bien au-delà des intérêts immédiats de leur firme [6]» (le concept de RSEE n’ayant rien d’évident).
Ceci est sous-jacent à l’interrogation sur le choix d’un capitalisme partenarial (qui ne reproduirait pas une version du capitalisme corporatiste de l’après-guerre), au lieu du capitalisme actionnarial exigeant que la valeur soit créée en fonction directe de l’intérêt des actionnaires. Ce débat est-il bien centré ? Si, comme c’est le cas, la priorité politique doit reposer sur les investissements en infrastructures sociales, écologiques et productives dans les domaines de biens communs fondamentaux (énergie, transports, formation, santé…), alors il faut mettre en place une vaste coopération entre les acteurs des collectivités publiques et du secteur privé, de la société civile en général.
Le choix d'un capitalisme partenarial, au lieu du capitalisme actionnarial exigeant que la valeur soit créée en fonction directe de l'intérêt des actionnaires, doit faire l'objet d'un débat approfondi dans la société.Des expériences de grande envergure mériteraient de faire école, en particulier en Scandinavie, à Malmoe par exemple. Il faudrait créer une institution publique européenne pour observer et valoriser ces initiatives décentralisées et recueillir les propositions. Une sorte de contrat économique, social et écologique européen est nécessaire, impliquant un bouleversement des systèmes de régulation et de contrôle en vigueur dans le capitalisme néolibéral actuel, et des responsabilités et des moyens tout autres pour la société civile.
Une politique macroéconomique : repenser stabilité et relance
Dans l’urgence il va falloir inventer et déployer de nouveaux moyens d’intervention macroéconomique. Laisser les solutions à la technostructure serait à mon sens une démission civique et politique. Faire surgir une dynamique d’investissement de long terme pour relancer l’économie appelle une vision beaucoup plus complète que celle qui a inspiré les incitations publiques du passé. D’ailleurs la question de la politique budgétaire est désormais posée au niveau européen ; elle a fait l’objet d’un combat civique depuis 25 ans au moins, qui jusqu’ici n’a pas obtenu de résultat significatif.Dans l’urgence il va falloir inventer et déployer de nouveaux moyens d’intervention macroéconomique. Laisser les solutions à la technostructure serait à mon sens une démission civique et politique.La presse fait écho de la probabilité d’un assouplissement des règles contraignant l’endettement des Etats, ce qui est positif mais bien trop peu. Il y a besoin d’un véritable budget européen tant pour la stabilité que pour la relance. La discussion de la programmation budgétaire de l’Union européenne est une priorité dans l’agenda des institutions issues des élections, c’est un rendez-vous à ne pas manquer. Et ceci d’autant plus que la politique monétaire a peu de nouvelles cartouches dans son fusil. Elle fera de son mieux pour stabiliser l’économie, mais ses dirigeants eux-mêmes alertent depuis des années sur le manque d’un pilier budgétaire pour l’Union. La nature même de la politique monétaire devra être reconsidérée et là encore, il y a matière à conflit. Ainsi les dirigeants du plus grand gestionnaire d’actifs financiers du monde, Black Rock, suggèrent carrément que les banques centrales achètent des actions des grandes entreprises privées. Vive le renflouement du capital ! Au contraire, créer une capacité d’emprunt public de l’Union européenne serait souhaitable. Elle offrirait aux investisseurs institutionnels l’attrait d’un actif sûr mais pour des choix d’intérêt public.
La proposition de créer une banque pour l’environnement fait du chemin, mais est-ce bien fondé ? Il faut s’interroger d’abord sur la sélection des projets. Une croissance durable doit reposer sur des choix qui imbriquent la réhabilitation de l’environnement et celle des ressources humaines et productives. L’Union européenne a déjà l’expérience du plan Juncker, qui malheureusement n’a pas encore fait l’objet d’une évaluation publique transparente, alors qu’il connait des défaillances notoires. Ce plan consiste à offrir des garanties budgétaires pour des projets d’investissement choisis par les Etats-nations et la BEI, la banque européenne d’investissement, or ces choix ignorent largement le financement des infrastructures sociales, en particulier pour la formation des travailleurs ainsi que pour les projets susceptibles de développer l’intégration transfrontières. Il manque clairement de l’éclairage qu’apporterait une stratégie européenne pour l’innovation sociale et productive. Une bonne nouvelle est annoncée : la Commission européenne proposerait de lancer un « fonds souverain européen » de 100 milliards d’euros qui impliquerait un renouvellement des concepts à l’œuvre dans le plan Juncker. La comparaison avec les fonds souverains chinois et norvégiens est impressionnante [7]. Il faut s’interroger sur une doctrine propre à l’Union. Il est inquiétant d’apprendre que ce projet de fonds européen serait focalisé sur l’achat d’actions à long terme dans des grandes sociétés basées en Europe. Certes il s’agirait d’entreprises actives dans des secteurs stratégiquement importants, mais faut-il retenir l’optique de responsables politiques qui confondent stratégie industrielle et soutien de « champions européens » ?
Quelle problématique pour une stratégie industrielle européenne ?
Il est heureux que l’objectif d’une stratégie industrielle intégrée pour l’Union européenne se fasse jour. Beaucoup d’efforts et de propositions en ce sens ont jalonné l’histoire de l’association Confrontations Europe [8] ; elles ont été appréciées mais l’Union n’a pas pour autant mis en place une politique industrielle. L’Allemagne a longtemps refusé cet objectif, tandis que la France ne le suggérait qu’en fonction de ses intérêts nationaux. Aujourd’hui c’est le ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier, qui préconise la création de structures européennes de traitement des données pour les industriels, en particulier pour mettre en œuvre des solutions basées sur l’intelligence artificielle. Il est clair que l’Allemagne, inquiète de constater que sa puissance industrielle est ébranlée, a désormais besoin d’une coopération. Il faut engager le dialogue. Nos dirigeants politiques et nombre d’économistes s’activent depuis longtemps pour demander à l’Allemagne de relancer son économie en dirigeant ses ressources budgétaires abondantes en investissements en infrastructures chez elle. Mais c’est bien trop peu, et c’est ignorer que tous les pays européens ont besoin de développer leurs infrastructures. Il y a donc besoin d’une politique transeuropéenne de coopération ; tous les pays membres, toutes les entreprises et collectivités territoriales, et non pas seulement les grandes, doivent présenter leurs intérêts et objectifs ; et il faudra les accorder. Cette stratégie doit reposer sur une dynamique décentralisée et solidaire dans tous les secteurs essentiels et sur tous les territoires.Il y a besoin d’une politique transeuropéenne de coopération ; tous les pays membres, toutes les entreprises et collectivités territoriales, et non pas seulement les grandes, doivent présenter leurs intérêts et objectifs ; et il faudra les accorderDans des sociétés devenues hyper-industrielles, comme les dénomme Pierre Veltz, au lieu d’accumulation au sein des grands monopoles il y a besoin de régénérer les domaines des biens communs, ce qui implique de créer des réseaux d’infrastructures et de services. Des relations socio-industrielles doivent s’organiser au sein de ces réseaux et des territoires locaux et régionaux, au lieu de s’en remettre aux transactions sur les marchés ; il y a besoin de créer des communautés humaines et non pas simplement d’offrir des services axés sur la consommation individuelle. Ceci implique une révision difficile de la politique de concurrence, dont à l’évidence le rôle sera encore plus important. L’Europe doit être traitée comme le territoire pertinent où les règles de la concurrence devront inciter à des solidarités industrielles visant la création d’une valeur ajoutée européenne. La politique de concurrence de la Commission s’est préoccupée de la protection des données personnelles et des libertés, elle devrait tout autant réduire la dépendance que nous creusons en livrant nos données aux grandes sociétés américaines et demain chinoises. Elle a entrepris de taxer les géants du numérique mais c’est trop peu, il faut encadrer et réduire leur faculté de développer leurs propres applications dans tous les domaines.
La politique de la concurrence, dont à l'évidence le rôle sera encore plus important, devra être révisée. L’Europe doit être traitée comme le territoire pertinent où les règles de la concurrence devront inciter à des solidarités industrielles visant la création d’une valeur ajoutée européenne.Une concertation des projets d’intérêt européen doit se mettre en place par la création d’une structure de prospective et de planification au niveau de la Commission. Le choix des projets pertinents pour le développement des infrastructures doit se préparer en faisant appel à des réseaux européens d’agences publiques sectorielles et territoriales. En même temps la création d’une union de financement implique d’aller au-delà de la finition de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux : une doctrine pour la structuration de l’industrie financière européenne doit faire place à la coopération des banques publiques d’investissement et à la multiplication de fonds d’investissement décentralisés avec impulsion du fonds souverain européen. Encore faut-il veiller à créer des conditions politiques beaucoup plus favorables à la solidarité entre les pays européens. L’Europe du Sud et l’Europe de l’Est ont été maltraitées, et l’on ne peut plus se satisfaire de la logique simpliste des aides fournies par les guichets d’accès aux fonds structurels. La concertation des intérêts entre les pays membres et leur convergence impliquent la vision d’une division intracommunautaire du travail et de la création.
A la recherche d’une autonomie européenne d’action géopolitique
Les enjeux géopolitiques et géoéconomiques sont maintenant inextricablement mêlés parce que la bataille pour la recomposition des rapports de puissance est engagée. Le choix « America first » des Etats-Unis et leur volonté de s’en prendre à la Chine avant qu’elle ne devienne la première puissance mondiale semble durable. Pour beaucoup d’analystes il marquera la scène internationale pendant plusieurs décennies, même si les démocrates reviennent au pouvoir. Dans l’immédiat il est positif que la France ait contribué à la stabilité au niveau du G7 et qu’elle privilégie encore une approche multilatérale des problèmes, mais cette stabilité ne peut être que très provisoire. En fait l’Union européenne va devoir se doter de sa propre vision et capacité géostratégiques pour devenir un acteur global. La gestion du Brexit complique les choses mais de toute façon il faudra vite discuter des futures relations avec le Royaume-Uni et les situer dans cette vision globale.L’Union européenne va devoir se doter de sa propre vision et capacité géostratégiques pour devenir un acteur global.En 2008 l’alpha et l’oméga de la politique européenne étaient d’adopter des règles multilatérales pour la stabilité bancaire et financière (à l’époque au sein du G20) ; aujourd’hui on ne peut plus s’en tenir à cette doctrine quand l’affirmation des choix collectifs des Etats est indispensable face aux impacts des conflits de puissances. De plus, la volonté pour l’Union de disposer d’un véritable budget et de s’en servir au bénéfice de sa propre stratégie industrielle d’intérêt public ne sera pas sans impacter sa diplomatie fiscale, financière et commerciale. Par exemple l’ostracisation de l’intervention publique dans la conception des règles commerciales et de concurrence n’est plus tenable, il faudra lui donner une place en cherchant à privilégier la coopération d’intérêt mutuel, sans pour autant alimenter des ambitions de puissances. Plus facile à dire qu’à faire ! De même la coopération en matière de politique monétaire devra être repensée. Il faudrait par exemple s’accorder pour endiguer la montée des crypto monnaies, gérées par des clubs de dirigeants privés disposant de pouvoirs exorbitants, comme Facebook, alors que les monnaies devraient demeurer des biens publics.
Face à la volatilité et au risque patent de guerre des monnaies, le rôle international de l’euro devrait être promu (au-delà d’instrument de réserve) comme moyen de paiement et de financement. Les chocs monétaires associés à la domination du dollar ne sont plus acceptables. Mais un monde polycentrique sera instable et les propositions de nouvelles solutions globales ne sont pas encore prises en compte. Michel Aglietta, Jacques de Larosière apportent beaucoup à ce sujet, et l’on apprend que le gouverneur Mac Carney propose la création d’une monnaie mondiale électronique.
D’autre part, s’agissant des règles commerciales on a prétendu associer le free trade et le fair trade. Mais comme l’expose David Pilling [9], le commerce international est profondément inégal, dominé par des quasi-monopoles, et il propose que tous les biens portent désormais un label obligatoire : « Unfairly Traded ». De plus les choix écologiques percutent déjà les choix commerciaux, comme on le voit à propos du refus de l’accord sur le Mercosur.
Dans ces conditions l’Union européenne ne peut plus rester simplement une bonne élève se voulant motrice des règles occidentales à l’échelle du monde. Il ne suffit plus de se déclarer pour le multilatéralisme et de critiquer l’unilatéralisme américain. L’OMC, toutes les institutions financières internationales devront être réformées, mais pas simplement par la voie de tractations interétatiques puisque désormais il va falloir prioriser la mise en place de biens publics mondiaux et régionaux.
Il ne suffit plus de se déclarer pour le multilatéralisme et de critiquer l’unilatéralisme américain. L’OMC, toutes les institutions financières internationales devront être réformées.A cet égard le multilatéralisme doit donc s’accompagner de partenariats plurinationaux durables dans les secteurs clés. Aussi l’Union devra-t-elle repenser ses modes de coopération, en prenant en compte les réalités du monde actuel. Elle devra, que cela plaise ou non, tenter de passer des accords de coopération avec des régimes démocratiques jugés illibéraux ou autocratiques. Elle doit rattraper son retard massif de liens avec l’Afrique, continent où elle se situe très loin derrière la Chine et prend du retard par rapport à la Turquie, l’Inde, le Brésil, la Russie, les pays du Golfe et le Japon. Elle doit aussi établir des relations de coopération durable avec la Russie et s’établir comme un acteur à part entière dans l’espace Arctique, ne serait-ce que pour servir l’impératif écologique. L’Europe a été complice des dysfonctionnements et des dérèglements que nous connaissons, cela aussi mérite d’être reconnu. Elle doit repenser ses alliances et mettre en cohérence ses objectifs proclamés et ses actes effectifs.
Sans la participation des peuples, les solutions ne seront pas viables
Les gens ne sont pas informés ni préparés à accomplir des choix collectifs aussi difficiles, mais ils sont conscients de la montée des difficultés. Beaucoup de jeunes font preuve d’angoisse face aux perspectives écologiques dramatiques qui se conjuguent avec le risque de dégradation des conditions du bien-être personnel. Entre parenthèses et par contraste, des « milleniums » sont prêts à prendre plus de risques que les anciennes générations pour s’assurer de gains financiers élevés. Décidément, chez les jeunes aussi la société est fracturée. Les réactions sociales et civiques face à la récession vécue reproduiront et accentueront les cultures et les clivages d’hier. Il faut impérativement endiguer ce risque et créer des anticipations positives pour que le monde du travail et de la création puisse se réunir et s’engager. Cela implique de grandes responsabilités pour les médias, les familles, les pouvoirs publics. Aux côtés de l’éducation, l’importance de l’imaginaire collectif compte énormément. La puissance américaine est indissociable du lien intime qui s’est créé entre Hollywood, la Silicon Valley et le Pentagone. Or la conscience européenne s’est profondément américanisée. Serons-nous capables de restaurer le rêve européen en le dirigeant vers le développement humain plutôt que vers la guerre des étoiles ?La conscience européenne s’est profondément américanisée. Serons-nous capables de restaurer le rêve européen en le dirigeant vers le développement humain plutôt que vers la guerre des étoiles ?Les ressources créatives et culturelles doivent accompagner une renaissance de l’éthique. Demander comme aujourd’hui à des géants du numérique d’introduire euxmêmes des critères de vérité et de justice dans leurs algorithmes, au lieu de les obliger à respecter des critères définis par les acteurs des collectivités publiques, n’est-ce pas un signe de démission ? La levée des carences d’autoéthique, de socio-éthique et de cosmo-éthique mises en évidence par Edgard Morin [10] nous incombe à tous. Il est temps de régénérer la politique au sens d’Hannah Arendt, c’est-à-dire de partager des paroles, des projets et des actes. La société civile doit se prendre en mains, au lieu seulement de déplorer les dysfonctionnements des institutions de représentation politique et de gouvernement.
[1] Jean-Claude Trichet est un de ceux qui l’ont dit au JDD en ce mois d’août.
[2] Source ulf Lindahl, AG Bisset Associates Currencey research.
[3] Source David Riley, Blue Bay Asset Management.
[4] Cf les travaux de La Fabrique de l’Industrie.
[5] Rédactrice en chef adjointe du Financial Times.
[6] Editorial de la revue The Economist, août 2019.
[7] La valeur de marché du Fonds Souverain Norvégien est de près d’un trillion d’euros, source Norges Bank Investment Management, à la date du 3 septembre 2019. Ses investissements ont lieu dans le monde entier, ceux du Fonds Souverain Européen devront par contre être mobilisés principalement sur notre continent.
[8] Une stratégie industrielle européenne fondée sur la coopération, six piliers et vingt-cinq propositions de Philippe Herzog 2012.
[9] Consumers want fair trade, but not its price, F.T. août 2019.
[10] Ethique, La Méthode, Tome 5.
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