La dynamique des inégalités : existe-t-il un modèle général ?
Ce n’est que relativement récemment que les inégalités ont occupé une place plus centrale dans le débat public. La récente montée du populisme (de diverses couleurs politiques) en Europe et aux États-Unis, attribuée, entre autres facteurs, à la poussée des inégalités et au déclin d'une classe moyenne historiquement favorable au centre politique, n’y est sans doute pas étrangère. Au cours des dernières décennies, la stagnation des revenus médians dans les pays développés a pesé sur les ménages de la classe moyenne, tandis que les 1 %, ou même les 0,1 % de ménages les plus aisés ont vu leurs revenus et leurs patrimoines augmenter de façon spectaculaire.
L’hypothèse de Simon Kuznets (1901-1985), selon laquelle le développement favorise dans un premier temps les inégalités, avant de les réduire durablement lorsque les pays atteignent la maturité économique, a longtemps dominé la pensée économique. L'orthodoxie voulait qu'une économie fondée sur la liberté du marché apporte à la fois croissance et équité, et non pas (comme l'avait prédit Karl Marx) la concentration des revenus et de la richesse entre les mains d’acteurs de moins en moins nombreux. Mais la hausse soutenue des inégalités au sein de la plupart des pays développés depuis les années 1980 a entraîné une remise en cause progressive de l’hypothèse de Kuznets.
La présente note s’attachera à présenter un bref aperçu de l’évolution des inégalités au sein des pays avancés, avant de décrire à grands traits les principales théories avancées pour expliquer la dynamique de long terme des inégalités.
Hausse des INÉGALITÉS depuis les années 1980
Une courbe en U depuis les années 1930 …
Pendant longtemps, les recherches sur les inégalités ont reposé sur un nombre très limité de données. Ce n'est que récemment qu'un vaste corpus de recherches empiriques sur l’évolution de la répartition des revenus et des patrimoines a pu être constitué, principalement grâce aux travaux de Thomas Piketty, d’Anthony Atkinson, de François Bourguignon et de Branko Milanovic.
Ces recherches ont montré que dans pratiquement tous les pays développés, les inégalités, qui étaient très élevées avant la Première Guerre mondiale, ont reculé entre les années 1930 et les années 1970, avant de s’accroître de nouveau depuis les années 1980.
… plus ou moins pentue selon les pays
Depuis 1980, les inégalités ont augmenté partout, mais à des vitesses différentes.
Dans les pays avancés, c'est aux États-Unis – le plus inégal des pays riches – et au Royaume-Uni que l'on observe la plus forte hausse des inégalités depuis les années 1980, bien que des sociétés plus égalitaires comme la France, l’Allemagne ou la Suède enregistrent également une poussée inégalitaire notable au cours de cette période.
Par exemple, dans l’Union Européenne, les inégalités ont augmenté sensiblement entre 1980 et 2014, avec une part du revenu national perçue par les 1 % les plus riches en hausse de 7,1 % à 9,9 %, et une part revenant aux 50 % les plus pauvres passée de 24,9 % à 21,8 %.
Cette trajectoire est à comparer avec celle des États-Unis où, sur la même période, la part du revenu national captée par les 1 % des Américains les plus riches a presque doublé, passant de 10,7 % à 20,2 %, tandis que la part du revenu national revenant à la moitié la plus pauvre de la population s’est effondrée, de 19,9 % à 12,6 %. Les niveaux d’inégalités aux USA se rapprochent aujourd’hui de ceux atteints avant la Grande dépression.
Que dit la littérature théorique sur la dynamique des inégalités ?
L’hypothèse de Kuznets
Les inégalités de revenus commencent par augmenter, avant de diminuer quand les pays atteignent leur maturité économique
Simon Kuznets a suggéré l’existence d’une relation entre les inégalités de revenu et le revenu par tête[1]. Selon lui, les inégalités progressent initialement durant les phases de « décollage » et d’industrialisation des économies, avant de se stabiliser, puis de reculer lorsque les pays atteignent des stades de développement avancés.
Pour Kuznets, la relation entre les niveaux de revenu et les inégalités suit une trajectoire en forme de U inversé, connue sous le nom de courbe de Kuznets.
Cette courbe a pour fondement empirique une étude que Kuznets a faite à partir de séries de données relatives aux inégalités en Angleterre, dans deux Länder allemands et aux États-Unis, ces pays étant les seuls dans les années 1950 à disposer de séries chronologiques suffisamment longues.
Étant donné le nombre très limité de données sur lesquelles reposait sa théorie, Kuznets avait mis en garde sur la portée de ses observations : « Cet article repose peut-être sur 5 pour cent de données empiriques et 95 pour cent de spéculations, éventuellement teintées d’illusions. » (Kuznets, 1955, p.26).
Son hypothèse, pourtant, a longtemps dominé l’orthodoxie économique.
L’histoire devrait se terminer avec le déclin des inégalités de revenu
Kuznets pensait qu’il était inévitable que les pays qui se développent voient les inégalités augmenter, mais, selon lui, ces inégalités, une fois un certain seuil atteint, étaient vouées à diminuer et ce, même en l’absence de politiques redistributives. Son argumentation peut être résumée comme suit :
Dans une société agraire, les inégalités de revenu sont relativement faibles car le très bas niveau du revenu moyen ne permet pas l’émergence de fortes inégalités.
Mais, à mesure qu’une nation se développe, les inégalités augmentent car, avec l’avènement de l’industrialisation, les individus passent du secteur agricole – un secteur à croissance lente et à faible productivité, mais aussi à faibles inégalités – à l’industrie – un secteur à croissance plus rapide et à productivité plus élevée, et à inégalités moyennes. Il en résulte une hausse des revenus moyens – une fraction grandissante de la main d’œuvre ayant des salaires plus élevés dans l'industrie – et des inégalités.
Les inégalités augmentent jusqu'à un point critique, où le pays connaît à la fois un certain niveau de revenu moyen et de fortes inégalités de revenu. Point au-delà duquel la prédominance de l'emploi dans l'industrie améliore la répartition des revenus, la plupart des travailleurs ayant des salaires comparables. D’où une baisse des inégalités.
Cette baisse « naturelle » des inégalités est, selon Kuznets, vouée à être renforcée par deux autres mécanismes : la démocratisation de l’éducation et, à mesure que le pouvoir politique des groupes à faible revenu au sein de la population urbaine se renforce, une évolution du régime politique vers un système plus redistributif.
L’hypothèse de Piketty
L’aggravation des inégalités est la norme dans une économie capitaliste
Piketty réfute la validité de la thèse de Kuznets. Pour lui, la tendance naturelle dans une économie de marché est l’aggravation des inégalités[2]. La variable au cœur de son analyse est le capital, que Kuznets ne prenait pas en compte. « Capital », ici, signifie « richesse », sous toutes ses formes : actions, immobilier, terrains, équipements, or, propriété intellectuelle, etc.
L’analyse de Piketty repose sur une vaste base de données, fruit d’un projet collectif, documentant les évolutions à long terme des inégalités de revenu et de richesse dans plus de 20 pays.
Sa conclusion : les inégalités suivent un schéma en forme de U, et non le schéma en U inversé prévu par Kuznets.
La courbe de Kuznets constitue l’exception et non la règle
Pour Piketty, la chute des inégalités observée durant la période 1913-1948, documentée par Kuznets, doit être considérée comme une anomalie historique, due à des événements exceptionnels (deux guerres destructrices et le besoin consécutif d'une fiscalité élevée), et qui n’est en rien liée au fonctionnement normal d’une économie de marché.
Piketty montre qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les inégalités étaient très élevées, avec une richesse privée qui éclipsait le revenu national et une très forte concentration de la richesse.
Cet équilibre va être perturbé par le chaos des deux guerres mondiales qui va entraîner un effondrement de la richesse privée : destruction massive de capital physique ; épargne financière laminée par l’inflation ; hausse des impôts pour financer l’effort de guerre. D’où une chute inhabituelle du rendement du capital.
Ces destructions créent, au sortir de la guerre, des conditions politiques exceptionnelles qui ouvrent la voie à une période d'expansion de l'État providence (impôt progressif sur le revenu, développement des prestations de sécurité sociale, institutionnalisation de la négociation collective avec les syndicats), alors que la reconstruction, durant les années d'après-guerre, crée des conditions exceptionnellement favorables à la croissance, donnant lieu à des taux de croissance inhabituellement élevés.
C’est la chute extraordinaire du taux de rendement du capital, combinée à un âge d'or de la croissance du fait de la reconstruction qui, selon Piketty, explique le recul des inégalités observé entre 1945 et la fin des années 1970.
La richesse croît normalement plus rapidement que la production économique
Si Piketty souligne que les fruits de la maturité économique tels que la diffusion des connaissances et l’éducation, favorisent une égalité accrue, ils sont, selon lui, compensés par une force plus fondamentale soutenant la hausse des inégalités : le taux de rendement du capital (r) est le plus souvent supérieur au taux de croissance économique (g).
Quand r dépasse g, la part du revenu national rémunérant le capital tend à augmenter (autrement dit, la part du revenu rémunérant le travail tend à diminuer), tandis que le ratio capital/revenu s’accroît. Ce qui creuse les inégalités, car les revenus du capital sont plus concentrés entre les mains des hauts revenus que les revenus du travail. Ces inégalités de capital et de revenu sont d’autant plus fortes que l’écart entre r et g est élevé.
Piketty estime que pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, r a dépassé g – des sociétés anciennes jusqu’au 19ème siècle, et à nouveau depuis les années 1970, la période des deux guerres mondiales et des années d’après-guerre ayant été l’exception à ce modèle général.
Peu après la reconstruction d'après-guerre, l'écart entre r et g est revenu à son niveau « normal » du fait, d’une part, de la hausse des prix de l’immobilier et des actifs financiers et, d’autre part, du ralentissement de la croissance de la productivité et de la population, qui a déprimé la croissance. Ce qui a ramené les inégalités sur leur sentier de croissance à long terme.
Sauf mise en place de politiques économiques redistributives efficaces, avec notamment un relèvement de l’impôt sur le capital, cette concentration des patrimoines, nous dit Piketty, rapprochera in fine les économies modernes du « capitalisme patrimonial » des 18ème et 19ème siècles.
L’hypothèse de Milanovic
Les inégalités évoluent par cycles
Comme Piketty, Branko Milanovic a construit une vaste base de données, réunie au cours de longues années de recherches. Mais il propose une autre explication de la dynamique des inégalités : il ne réfute pas l’hypothèse de Kuznets, il s’appuie sur elle.
Pour Milanovic, les inégalités évoluent par cycles, qu’il appelle les « vagues de Kuznets » : elles augmentent, puis baissent avant d'augmenter à nouveau, peut-être indéfiniment[3]. Kuznets aurait observé une seule vague – s’étalant du début de la Révolution industrielle aux années 1980 environ – correspondant à la transition d’une économie fondée sur l’agriculture vers une économie industrielle ; l’ère moderne – du début de la Révolution industrielle à nos jours – connaîtrait une seconde vague, caractérisée par un transfert de travail considérable des secteurs industriels, plutôt homogènes, vers des services requérant des compétences hétérogènes.
Milanovic soutient qu’à l’époque moderne, la dynamique des inégalités obéit à trois forces économiques dominantes : la technologie, l’ouverture (la mondialisation) et les politiques : forces qu’il désigne par l’acronyme TOP. Pour lui, les cycles des inégalités répondent à des dynamiques endogènes, les forces dominantes s’adaptant à l’évolution des inégalités.
Les fluctuations des inégalités ont des explications endogènes
Milanovic analyse le recul des inégalités observé dans le monde développé entre les années 1930 et les années 1970 – la partie descendante de la première vague de Kuznets – comme une conséquence inévitable des fortes inégalités qui existaient avant la Première Guerre mondiale. C’est le jeu combiné de forces « bénignes » (diffusion des connaissances grâce à l’éducation, création d'États-providence) et « malignes » (guerres, récessions)[4] qui explique, selon lui, cette réduction des inégalités.
Pour Milanovic, la montée des inégalités depuis les années 1980 – la première partie de la seconde vague de Kuznets – s’est, pour l’essentiel, appuyée sur les mêmes facteurs que la première vague, à savoir la technologie, l’ouverture et les politiques.
Il montre comment les nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui ont favorisé de façon disproportionnée la main d’œuvre hautement qualifiée, se sont conjuguées à la globalisation (délocalisation, concurrence accrue) pour réduire la part des revenus perçue par la main d’œuvre moyennement ou peu qualifiée.
La baisse de la part du revenu national rémunérant la main d’œuvre peu ou moyennement qualifiée a été, selon lui, renforcée par deux phénomènes : (1) des politiques qui ont allégé l’impôt sur le capital et abaissé les taux marginaux d’imposition sur les revenus, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, (2) le recul du pouvoir politique des organisations de travailleurs alors que les groupes sociaux les plus aisés ont cherché à utiliser leur situation économique (fortune, fonction) pour exercer un contrôle sur la sphère politique.
Pour Milanovic, le monde serait entré dans un cycle long de fortes inégalités qui devraient cependant finir par culminer avant de diminuer sous l’effet de forces endogènes comme l’élargissement de l’accès à une éducation de qualité, le relèvement de l’impôt sur le capital / les hauts revenus, la démocratisation de l’accès à la propriété du capital financier, voire des soulèvements populaires.
[1] Kuznets, Simon (1955), Croissance économique et inégalités de revenu, American Economic Review 45 (mars) : 1-28.
[2] Piketty, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 5 septembre.
[3] Voir Branko Milanovic (2016), Inégalités internationales. Une nouvelle approche à l’ère de la mondialisation, Cambridge, Harvard University Press.
[4] Scheidel documente la thèse selon laquelle, tout au long de l'histoire, seuls les chocs violents (guerres, révolutions, etc.) se sont avérés suffisamment puissants pour réduire de fortes inégalités de revenus et de richesse. Voir Scheidel, Walter (2017), « Le grand nivellement. Violence et histoire des inégalités de l’Âge de pierre au vingt-et-unième siècle », Princeton University Press.
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