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22 janvier 2020

La Fondation de France, acteur de référence de la philanthropie française - Entretien avec Axelle Davezac, directrice générale

Après un brillant début de carrière dans des entreprises privées, à des postes de contrôle de gestion puis de direction financière, Axelle Davezac éprouve un besoin profond de retrouver du sens, et décide de s’engager au service de l’intérêt général, en rejoignant la Fondation ARC qu’elle dirige pendant 11 ans. Elle y impulse un important changement d’organisation pour aider l’institution à continuer de se relever de la profonde crise qu’elle avait vécue dans les années 1990[1]. En 2016, c’est une responsabilité encore plus lourde qu’elle assume, lorsqu’elle est appelée à diriger la Fondation de France, principal acteur de la philanthropie française. Axelle Davezac a accepté de répondre aux questions de variances.eu pour décrire le rôle de la Fondation de France, son mode de fonctionnement et ses défis.

Axelle, pouvez-vous nous présenter la Fondation de France, son historique, et décrire son caractère très spécifique dans le paysage de la philanthropie française ?

L’ambition qui a présidé à la création en 1969 de la Fondation de France par le Général de Gaulle et son ministre de la Culture André Malraux était de développer un modèle français de la philanthropie, dans un contexte où le financement de l’intérêt général relevait essentiellement du secteur public. Ses créateurs lui ont octroyé alors une grande liberté d’action pour mobiliser des ressources privées au bénéfice d’actions solidaires. Une même conviction anime cette institution depuis 50 ans : chacun a le pouvoir d’agir pour l’intérêt général.

Au fil des années, la Fondation de France a structuré son organisation et développé son action au profit de toutes les causes. Rançon de son engagement et de son efficacité, elle a été sollicitée ces dernières années sur un nombre de dossiers inédits par leur taille et leur complexité, comme la reconstruction d’Haïti suite au séisme de 2010.

La Fondation de France agit à travers ses propres programmes et par l’accompagnement de fondations qu’elle abrite. Elle réunit ainsi deux fondations abritées sur trois en France, leur apportant un cadre juridique protecteur, une expertise et un réseau unique d’acteurs sur tous les champs d’intervention, dans le respect d’une large autonomie dans la sélection et le suivi des projets.

La Fondation de France agit en soutenant des associations et des projets dans les domaines d’intervention qu’elle s’est choisis. Comme s’effectue la sélection des projets ?

Pour chacun de nos programmes, nous nous appuyons sur des experts du domaine afin de déterminer les axes d’intervention les plus pertinents et les meilleurs leviers d’action dans l’objectif de changer la donne. Si l’on prend l’exemple du programme « Personnes âgées », le comité d’experts pluridisciplinaire réunit ainsi un médecin gériatre, une directrice d’EHPAD, un responsable d’accueil de jour Alzheimer, des anthropologues, des sociologues, une avocate spécialisée en droit de la santé… Pour chacun de ces axes, le mode opératoire pour sélectionner les projets comporte différentes étapes (cf. schéma ci-dessous) :

  • des appels à projets pour « sourcer » les projets sur le terrain,
  • la présélection sur dossier pour vérifier l’éligibilité du projet selon les axes de l’appel à projet, le caractère d’intérêt général…
  • l’identification par les experts réunis en comité des projets les plus prometteurs, utiles, efficaces, innovants,
  • un soutien et un suivi qui peuvent s’étendre sur plusieurs années : expérimentation, mise en œuvre et aide à l’essaimage.

L’approche consiste à partir du terrain, puis à capitaliser et dupliquer les modèles.

La Fondation de France dispose d’autres modes d’intervention que le soutien de projets ?

Au-delà des appels à projets, nous utilisons en effet d’autres modes opératoires en fonction des sujets, des objectifs, de la nature du besoin, du moment de la « vie » d’un programme : l’organisation de conférences ou d’ateliers de travail avec tous les acteurs concernés, l’appui et l’accompagnement de certaines associations pour les aider à se structurer…

Par exemple, dans le cadre de notre programme « Prisons », dont l’objectif est de réduire le taux de récidive suite à de longues peines, nous avons ainsi organisé un séminaire réunissant des responsables de l’administration pénitentiaire, des juges d’application des peines, des avocats, des associations, en les faisant travailler en petits groupes pour faire émerger des propositions concrètes.

Autre exemple, notre action autour des maladies psychiques, qui compte trois volets : la recherche, l’accompagnement des personnes concernées, et le changement de regard sur ces maladies, qui font l’objet d’un véritable tabou dans notre société. Nous avons donc organisé, en partenariat avec l’Institut Montaigne, des ateliers destinés à mettre en évidence les difficultés rencontrées par les personnes concernées et à identifier de nouvelles solutions, qui ont pu ensuite être testées, avec l’objectif de les pérenniser et de les généraliser. La Fondation de France bénéficie de cette capacité unique de fédérer sur un terrain neutre tous les acteurs impliqués dans le système.

Pour produire des solutions pérennes et structurantes, il est nécessaire de se donner le temps, et la Fondation de France a la capacité à travailler sur des horizons longs. Notre programme sur les soins palliatifs en est une bonne illustration. Nous nous sommes intéressés au sujet dès les années 1980, et l’appel à projets que nous avons alors lancé a donné lieu à la préfiguration des centres de soins palliatifs : nous avons encouragé les hôpitaux qui souhaitaient mettre en place ces unités en leur sein ;   nous avons également mené une action de sensibilisation qui a pu contribuer au vote par le Parlement de la « loi Leonetti ». Nous pouvons ainsi considérer qu’aujourd’hui, après une trentaine d’années, l’écosystème est installé, même s’il reste évidemment des progrès à faire.

Quels sont les moyens mis en œuvre, en termes de budget d’intervention, d’effectifs permanents et de bénévoles ?

Pour vous donner quelques chiffres, la Fondation de France compte 200 salariés et 550 bénévoles. Elle bénéficie de ressources de près de 200 millions d’€ (187 millions en 2019) pour la sélection, la mise en œuvre et le suivi de 10 000 projets, relevant de 5 domaines d’intervention : favoriser la recherche et l’éducation, aider les personnes vulnérables, promouvoir la culture et la création, agir pour un environnement durable, développer la philanthropie.

Décrivez-nous les profils des salarié(e)s de la Fondation.

Il n’y a pas aujourd’hui de véritable formation à la philanthropie ou à la mise en œuvre d’actions sociales. Néanmoins, il existe par exemple une formation à la collecte de fonds, avec l’Association des Fundraisers. Les formations de management en économie sociale et solidaire se sont aussi beaucoup développées, mais la philanthropie n’y occupe qu’un ou quelques cours dans le cadre d’un cursus beaucoup plus général.

Nous recherchons avant tout des compétences humaines chez nos collaborateurs, et une adhésion aux quatre valeurs fortes qui nous animent et nous réunissent : l’engagement, l’exigence, la créativité et la proximité. Qu’ils soient à notre siège à Paris ou dans les six fondations régionales, les salariés ne se retrouvent évidemment pas à la Fondation de France par hasard. Ils sont nombreux à être animés par l’intérêt général, et cherchent à mettre à disposition leurs compétences et leur professionnalisme pour contribuer à l’aide aux plus vulnérables, à la préservation de la planète…

Une profonde éthique et un sens aigu du relationnel sont aussi indispensables, par exemple de la part de nos chargés des relations testateurs. Ceux-ci accompagnent les personnes souhaitant faire un legs au bénéfice d’une action d’intérêt général. Une expertise juridique leur est certes utile, mais elle peut assez facilement s’acquérir, alors que les compétences humaines sont très importantes dans ces domaines particulièrement délicats.

Comment évaluez-vous le succès de vos actions ?

L’évaluation doit être envisagée dès la genèse du projet. C’est une démarche intrinsèque à l’action. Elle répond à deux grands enjeux :

  • s’assurer en permanence que les actions sont toujours pertinentes et identifier ce qui n’a pas marché - ce qui peut être riche d’enseignements, parfois plus que des succès - pour s’améliorer.
  • rendre compte aux donateurs, partenaires, pouvoirs publics… de l’efficacité et de l’utilité, pour prouver.

Les méthodes d’évaluation se construisent dans la durée, en expérimentant. Elles comprennent généralement des visites de terrain, des évaluations avant et après le projet, des témoignages, des baromètres de satisfaction... même s’il n’existe pas de recette unique en la matière.

En tant que fondation, c’est aussi notre rôle d’aider les porteurs de projets dans le pilotage et le suivi de leurs actions, en mettant en place un accompagnement et une démarche d’amélioration dans toutes les phases du projet, plutôt que dans une logique de contrôle, et ce tant au niveau de la Fondation de France que des fondations qu’elle abrite. L’objectif est que les acteurs puissent mesurer leurs facteurs clés de succès. Ainsi, dans le cadre de son programme Art citoyen, la Fondation Daniel et Nina Carasso, que nous abritons, a construit un guide intitulé la Boussole de l’art citoyen, avec les porteurs de projets qu’elle soutient, pour que les associations puissent s’auto-évaluer.

Le Gouvernement français a fait appel à la Fondation de France dans diverses situations de crise humanitaire : séisme en Haïti en 2010, cyclone Irma aux Antilles en 2017. Un exemple parlant de la complémentarité de l’action d’une grande Fondation par rapport à celle de l’Etat ?

La complémentarité d’action avec les pouvoirs publics est d’autant plus nécessaire que ceux-ci ne peuvent plus tout prendre en charge et que l’appui de la société civile est essentiel pour apporter des réponses face à des besoins importants et complexes : aide aux populations vulnérables, éducation, recherche médicale, environnement…

Pour Solidarité Antilles, un dispositif global a été mis en place rapidement après le passage de l’ouragan Irma et a été reconduit en 2019-2020 pour aider à « reconstruire la vie ». Face à une situation sociale dégradée et à un rythme scolaire perturbé (avec un nombre réduit d’établissements ouverts), nous avons par exemple soutenu l’association COBRACED qui a développé un programme d’animations périscolaires (sportives, éducatives et culturelles) pour les enfants de Saint-Martin, et un suivi psychologique pour ces enfants et leurs parents.

La complémentarité dépend des thématiques et des expérimentations : dans certains cas, elle s’établit dès le début d’un projet. Par exemple, dans le cadre de notre programme de lutte contre le décrochage scolaire, nous sommes intervenus sur un projet construit avec l’équipe pédagogique du collège Marcel Pagnol à Valence. Il implique les parents et les élèves, en jouant sur la fibre entrepreneuriale : des élèves de 3ème de l’établissement deviennent entrepreneurs, au cœur d’une mini-entreprise de production de céramique, grâce à un emploi du temps aménagé (dédoublement de certains cours comme le français ou les mathématiques) et à des enseignements spécifiques rattachés au développement de l’activité de la mini-entreprise (études de marchés, gestion financière, vente…). Dans d’autres cas, les pouvoirs publics interviennent plutôt à la fin, jouant un rôle de déploiement et de changement d’échelle après une expérimentation menée grâce à l’initiative privée d’intérêt général. Ainsi, dans le cadre du projet « Territoires zéro chômeur de longue durée », les pouvoirs publics ont repris à leur compte cette expérimentation innovante, en l’étendant à dix territoires par la loi de février 2016.

La complémentarité d’action concerne également les acteurs des territoires ?

Nous collaborons fréquemment avec les entreprises, les universités, les institutions et de nombreux autres acteurs des territoires, avec l’objectif d’être efficaces et d’intervenir au niveau approprié, avec une économie de moyens.

En ce qui concerne les territoires, notre programme « Dynamiques territoriales » a vu le jour en 2013. Nous avons établi une carte de France des projets sélectionnés, que nous avons superposée à une autre carte basée sur un certain nombre d’indicateurs économiques (taux de chômage, taux de pauvreté…). Nous nous sommes aperçus que nous ne voyions émerger aucun projet dans un certain nombre de territoires particulièrement fragiles qui en avaient pourtant grand besoin, signe que même le tissu associatif en avait disparu. Nous avons identifié pour commencer six territoires expérimentaux, sur lesquels nous avons lancé des appels à idées, en rencontrant les habitants sur les marchés, dans des réunions de quartiers… Dans le bassin minier du Pas-de-Calais a ainsi émergé une idée de garage solidaire que nous avons accompagnée, suite à un constat : les problèmes d’emploi des jeunes sont accentués par leurs difficultés de mobilité. Ce garage solidaire remplit aujourd’hui trois fonctions : c’est un lieu de réparation de véhicules, de formation à la réparation automobile, et un lieu de rencontre, qui participe à la restauration du lien social. Un collectif d’entreprises de cette région, sensibilisées à notre programme et souhaitant agir sur leur territoire, a ensuite pris le relais, en créant une fondation abritée par la Fondation de France, pour soutenir différents projets d’intérêt général. C’est une bonne illustration de l’approche philanthropique, qui consiste à innover, tester, – échouer parfois, je n’ai pas peur de le reconnaitre –, pour ensuite passer le relais à d’autres acteurs.

Quels sont les principaux projets et défis de la Fondation de France pour 2020 et au-delà ?

Les défis sont nombreux et d’une ampleur sans précédent face aux fractures sociales, culturelles, territoriales dont l’intensité s’est rappelée à tous sur la période récente. Alors que les liens sociaux sont fragilisés, des réponses fortes et collectives sont nécessaires en matière d’éducation, d’environnement, de lien social. En tant que fondation de toutes les causes, nous comptons poursuivre nos actions dans tous ces domaines d’intérêt général pour construire une société plus juste et plus durable.

A titre d’illustration, du côté des programmes, nous allons donner une suite à notre initiative Parlons Psy avec une conférence annuelle et participative sur la santé mentale pour mesurer les avancées (éthique, qualité des soins, intégration des malades et de leur entourage). Du côté des fondations abritées, nous continuerons à accompagner les acteurs de territoires qui souhaitent y agir pour l’intérêt général : de plus en plus de fondations territoriales se créent comme la Fondation territoriale des lumières[2].

La Fondation de France a fêté l’an dernier son 50ème anniversaire. En 50 ans, elle a su fédérer une communauté d’acteurs engagés, citoyens et entrepreneurs, aux côtés de milliers de porteurs de projets partout en France. Pour les 50 prochaines années, notre ambition est plus que jamais d’accompagner l’évolution de la société, en pensant aux générations futures et à l’avenir de notre planète. Nous souhaitons bien sûr préserver la confiance de nos près de 500 000 donateurs, qui veulent que leur don soit utilisé de la façon la plus efficace possible. Pour cela, il nous faut préserver et enrichir notre savoir-faire unique, basé sur l’intelligence collective, la capacité à prendre des risques pour défricher des solutions nouvelles, l’agilité pour agir au bon tempo et au bon niveau.

Et pour vous, à titre personnel ?

Je trouve que mon quotidien, fait de contacts avec les porteurs de projets, les donateurs, les publics en difficulté, est d’une richesse humaine extraordinaire. On évoque parfois le délitement du tissu social dans notre pays, mais je ne peux m’empêcher de faire preuve d’optimisme, car ce que je vois autour de moi, c’est plutôt une multitude de gens généreux, qui s’engagent, qui ont des idées. Etre généreux, c’est avoir conscience que l’autre existe, et c’est une attitude contagieuse. En portant un regard bienveillant sur les autres, vous changez leur comportement.


[1] Pour mieux comprendre le parcours d’Axelle Davezac, on pourra se référer à son interview par la Croix en septembre 2016 (https://www.la-croix.com/France/Axelle-Davezac-collectif-comme-devoir-personnel-2016-09-10-1200788008)

[2] https://www.fondationterritorialedeslumieres.org

Auteur

Eric Tazé-Bernard est Senior Advisor au sein de l'Amundi Institute. Il a été Chief Allocation Adviser au sein de l'équipe OCIO Solutions d'Amundi de 2013 à 2022, après avoir rejoint Amundi en 2008 en tant que responsable de la Multigestion "long-only". Il était précédemment Directeur Général de la Gestion Financière de la société INVESCO Asset Management (2001-2008), après avoir été Responsable de la Multigestion de BNP Paribas Asset Management de 1999 à 2001, et Responsable Stratégie et Allocation d'actifs de Credit Agricole Asset Management de 1993 à 1998. Il a commencé sa carrière professionnelle en 1983 à la SEDES (Groupe Caisse des Dépôts) avant de rejoindre la Banque Indosuez en 1987 comme économiste. ENSAE 1978, il est également
titulaire d'un Master en Economie de l'Université de Californie à Berkeley, d'un DEA d'Economie Publique et d'une Licence en Droit. Il a enseigné la gestion d'actifs à HEC et à l'Université Paris Dauphine, et est membre du Comité Financier de la Ligue Nationale Contre le Cancer. Il a publié en 2010 avec Pierre Hervé: "La Multigestion; une méthode de gestion d'actifs" chez Economica et est le responsable de la publication variances.eu. Voir les 25 Voir les autres publications de l’auteur(trice)

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