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24 juin 2019

Quand des cadres réparent l’ascenseur social

Publié par Michel Berry | Engagement




Cet article a été initialement publié sur le site The Conversation, le 3 janvier 2019




Un entrepreneur, Yazid Chir, choqué face à la résignation et la honte des diplômés des quartiers difficiles devant qui toutes les portes se ferment, lance une idée : pourquoi ne pas faire parrainer ces jeunes par des cadres ? L’ampleur du succès de cette initiative montre comment les entreprenants peuvent réinventer notre monde.

L’école de la honte

Le diagnostic est connu depuis longtemps. En France, l’ascenseur social est cassé et poursuivre des études ne garantit pas de s’élever dans la société. Pire, pour les diplômés des universités issus des quartiers, cela ne garantit même pas une insertion digne dans la société. Fabrique-t-on trop de diplômés ? Les entreprises pratiquent-elles une ségrégation sur des critères inavouables ? Les diplômes des universités sont-ils à ce point sans valeur par rapport à ceux des grandes écoles ?

Ce gâchis conduit bien entendu à des situations humaines dramatiques. C’est ce que découvre en 2005 Yazid Chir, entrepreneur et président du Medef 93, lorsqu’il rencontre un jeune Français d’origine centrafricaine né à Saint-Denis et titulaire de deux masters. Ne trouvant rien à son niveau, il cache ses diplômes pour postuler à des jobs alimentaires. Cela choque Yazid Chir, né à Saint-Ouen d’un père chauffeur de taxi et d’une mère qui gardait des enfants, et qui après un BTS de micromécanique, a occupé différents emplois dans l’industrie avant de créer son entreprise.
« Quand je l’ai rencontré, il avait perdu toute confiance en lui. Il avait honte devant les amis de son quartier et devant sa famille qui s’était saignée pour lui payer des études supérieures ».
L’installation de grandes entreprises près du Stade de France, après la Coupe du Monde de football 1998 n’arrange rien : elles n’embauchent guère dans le bassin d’emploi qui leur tend les bras. À quoi cela sert-il de poursuivre des études si les meilleurs élèves n’ont pas accès à ces entreprises ? Que reste-t-il comme espoir ?

Le refus de la fatalité

Yazid Chir et Raynald Rimbault, délégué général du Medef 93, lancent alors une expérience de parrainage. Un jeune diplômé est pris en charge par un cadre d’entreprise, non pas pour le recruter, mais pour le conseiller et lui faire bénéficier de son réseau. Ils font un test avec 200 jeunes de niveau bac +4 et plus, en mobilisant les entreprises du département. Les résultats dépassent leurs espérances, avec 60 % de recrutements en six mois. Les bénéfices en matière d’estime de soi, de fierté de leur famille et d’espoir retrouvé sont considérables.

Début 2006, encouragés par le préfet de Seine-Saint-Denis et Laurence Parisot, présidente du Medef, ils créent l’association Nos Quartiers ont des Talents, qui propose à des entreprises mécènes de mettre à disposition des cadres pour parrainer ces jeunes dans leur recherche d’emploi, sans engagement de recrutement direct.

L’art du parrainage

L’association développe progressivement un savoir-faire du parrainage. Elle s’attache à assortir les jeunes et les parrains ou marraines. Elle prépare ces derniers à leur rôle : améliorer les CV des jeunes, les aider à préparer un entretien, ouvrir leur réseau, travailler à la confiance en soi, etc. Elle a élaboré un guide du parrainage, mis en place une plate-forme en ligne et une équipe permanente pour aider les parrains. Des réunions de lancement sont organisées pour répondre aux questions des nouveaux.

L’association prépare également les jeunes en organisant des visites d’entreprises, des sessions de découverte de métiers ou de secteurs, des ateliers sur les méthodes de recherche d’emploi, etc. Elle est attentive à la régularité et à la qualité de la relation entre les parrains et les jeunes, qu’elle rencontre régulièrement séparément.

Aux dires de chercheurs en gestion de l’École polytechnique, ce dispositif a réussi à faire quelque chose de très difficile : réaliser du sur-mesure à grande échelle. La singularité de chacun est en effet traitée avec soin. Rebaptisée NQT, l’association ne se limite plus aux quartiers difficiles. Elle étend son périmètre aux territoires ruraux isolés et essaime dans toute la France et outre-mer. Depuis 2006, 45 705 diplômés ont été accompagnés par 11 710 parrains et 930 entreprises et partenaires adhérents. 70 % des jeunes trouvent un emploi dans les six mois. Sur le site de NQT, de nombreux témoignages de jeunes et de parrains montrent l’étonnante énergie qui anime cette association.

Des relations qui font sens

Un phénomène frappe dans cette expérience : l’engouement qu’elle rencontre chez les cadres, ce qui peut étonner pour des personnes qui se plaignent de leur surcharge d’activité. Ainsi, l’opération permet-elle aux entreprises partenaires d’afficher une activité valorisante dans leur bilan social et environnemental, mais aussi d’offrir à leurs cadres, que les études décrivent comme étant de plus en plus désabusés, une gratification inattendue et inestimable.

Au fil des rencontres, ils nouent des relations avec un jeune, souvent d’une origine très différente de la leur. Ils développent une empathie, se passionnent pour ses projets et pour son avenir. L’émotion qui les saisit lorsque le jeune trouve une issue à sa galère montre à quel point les parrains trouvent du sens à cette relation.

Un investissement en capital social ?

Comment expliquer que des cadres d’entreprises parviennent à donner aux diplômés les clés d’un emploi que ni les enseignants ni les conseillers de Pôle emploi n’ont réussi à leur donner ? Les jeunes sont des virtuoses des réseaux sociaux, mais n’ont comme « amis » que ceux qui leur ressemblent. Ce réseau ne leur permet donc pas de s’insérer dans le monde économique. Leurs enseignants leur ont transmis des connaissances théoriques, mais n’ont pas partagé avec eux leurs réseaux de relations (d’ailleurs, probablement aussi peu utiles). Plus le candidat est éloigné des schémas mentaux des recruteurs, plus le travail de connexion doit être axé sur la mise en confiance.

Il est important que le jeune diplômé ait davantage confiance en lui et qu’il connaisse les codes sociaux, mais ce qui est déterminant est le fait que son parcours d’entraide lui procure des références rassurant l’employeur potentiel. Il s’agit finalement ici d’un petit « pécule de capital social », qui selon Bourdieu ouvre bien des portes. À l’heure où les entreprises investissent à l’envi dans les start-up, les cadres parrains de NQT investissent, eux, un peu de leur capital social et en retirent une gratification personnelle et sociale pleine de sens.

Économique et social : même combat

L’aventure NQT illustre plusieurs aspects de l’entrepreneuriat réinventé que nous cherchons à faire connaître à l’École de Paris du management et dans cette chronique. Devant une situation insupportable, l’entrepreneur Yazid Chir a fait ce qu’il sait faire le mieux : refuser la fatalité, mobiliser ses réseaux, trouver le chemin. Il a fait sur le terrain social ce qu’il sait faire sur le terrain économique. Une telle envie de changer le monde est communicative et, rapidement, fleurissent de nouveaux entreprenants sur des terrains jusque-là stériles. La surprise est toujours la même. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Pourquoi ne pas essayer ailleurs ?



Jean Pala, parrain NQT, témoigne

Notre entreprise, Crédit Agricole SA, a proposé en 2013 à son personnel de participer à l’aventure « Nos Quartiers ont des Talents ».

Je me suis immédiatement porté volontaire pour faire profiter les étudiants de mes connaissances du monde bancaire, et d’une expérience de dix ans à la DRH, en tant que recruteur puis responsable des Relations Écoles. Les problématiques de l’insertion professionnelle ne m’étaient donc pas étrangères, mais je voulais « passer de l’autre côté du miroir » m’engager plus personnellement dans des actions plus ciblées.

J’ai eu la chance de piloter six ou sept étudiants au cours de mes quatre années de participation à ces actions. Deux candidats me reviennent en mémoire, et ont particulièrement bien réussi leurs démarches d’insertion, même si les choses n’ont pas toujours été faciles.

J’avais à cœur de leur donner accès à mon réseau professionnel, au sein de l’entreprise, sur les réseaux sociaux et auprès de collègues d’autres banques qui se sont toujours révélés volontaires pour les recevoir. C’est ça qui a vraiment été un plus pour eux : rencontrer des professionnels alors qu’il leur est si difficile d’accéder à ces strates de salariés, échanger sans enjeux de recrutement.

Premier filleul, premier rendez-vous, premier entretien ! On ne sait pas qui est le plus mal à l’aise : du candidat qui a pourtant été formé aux entretiens, a suivi un séminaire et des ateliers pour savoir que répondre ; ou du cadre, grisonnant qui n’a plus recruté de collaborateur depuis que les plans sociaux ont remplacé les campagnes de recrutement.

Bonjour, présentez-vous, vous faites quoi, et vous cherchez quoi, blablabla … Un flot de banalités réciproques se déverse entre les deux interlocuteurs, chacun dans son rôle, se prenant bien au sérieux jusqu’au moment fatidique !

Le cadre pose LA question sensible, celle à laquelle le candidat hyper-diplômé, hyper-entrainé, hyper-conseillé ne s’attendait pas : « vous vous intéressez à la musique « metal », pouvez-vous m’en parler plus ? »

Premier effroi, premier doute, première crainte. Comment et pourquoi ce cadre aguerri me pose-t-il la question ? Comment sait-il ? Par quel canal a-t-il appris ?

Eh oui, jeune homme, le cadre vous a google-isé, est allé voir votre profil Facebook et les commentaires sont publics. Et tout n’est pas à l’avantage du juriste postulant qui veut donner une impression de sérieux.

Nous adoptions un schéma commun d’accompagnement, qui commençait par une première rencontre type « entretien de recrutement ». Cela permettait, hors prise de connaissance, de juger à froid les atouts et les points d’amélioration du candidat. Puis, nous enchainions les rendez-vous pour analyser le CV, la lettre de motivation. Mais nous ne nous limitions pas aux aspects théoriques de la candidature. La présentation, la ponctualité, la rigueur mises en œuvre par le candidat étaient passées en revue, ainsi que la présence sur les réseaux sociaux et internet.

Si des réussites, dont on peut être mutuellement fiers sont à porter au crédit de ces parrainages, il est des valeurs humaines encore plus estimables qui ont émergé lors de ces entretiens, notamment l’estime mutuelle, la confiance, l’empathie. Comprendre et faire comprendre qu’il n’y a pas de fatalité, qu’il ne faut pas baisser les bras a été un moteur commun. L’apport a été réciproque, les candidats ont pu s’insérer dans le monde du travail, le salarié-parrain a pu confronter ses certitudes, ses habitudes à une réalité inconnue. La découverte brutale pour un cadre bien inséré qu’un nom, qu’une adresse peuvent se révéler un handicap dans la recherche d’un travail a été un réel choc.



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