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09 mai 2018

Note de lecture : « La société hyper-industrielle », de Pierre Veltz

Dans « La société hyper-industrielle, Le nouveau capitalisme productif [1]», Pierre Veltz[2]  entreprend de décrire la nouvelle étape de l’évolution du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés au début de ce siècle, sous l’effet notamment de l’énorme puissance du numérique et des effets de réseaux qu’il permet. Les principales caractéristiques de ce capitalisme cette société sont selon lui les suivantes :
  • l’éco-système actuel est souvent multi-sectoriel et non plus intégré par filières industrielles,
  • la performance revêt de plus en plus un caractère collectif,
  • la liste des acteurs est ouverte,
  • le développement s’effectue par essais-erreurs.

Une industrie qui se tertiarise

L’une des thèses principales de l’ouvrage est que si l’industrie a vu sa part dans l’emploi total décliner ces dernières décennies et si, pour beaucoup d’observateurs, il s’agit d’un secteur appartenant au passé, elle occupe toujours une place importante, mais différente dans nos économies. D’où ce qualificatif de société hyper-industrielle, plutôt que de post-industrielle, dans laquelle de nombreuses tâches tertiaires prolifèrent autour des activités manufacturières, et où l’on assiste à une convergence entre industrie et services[3]. En voici quelques illustrations :
  • En France, 83 % des sociétés classées comme industrielles vendent des services.
  • L’unité la plus importante de Renault en France n’est pas une usine (la plus grande, celle de Douai, compte environ 5000 salariés) mais le technocentre de Guyancourt, qui en emploie 10 000.
  • Apple, première capitalisation boursière mondiale, est-elle une entreprise industrielle ou de services?
  • Dans l’industrie de l’habillement, les principaux acteurs, tels Zara, H&M, ne sont pas les entreprises manufacturières mais celles qui contrôlent la conception, la logistique et la distribution finale.
Ainsi, la performance, dans un monde globalisé et largement ouvert, repose moins sur la qualité et le coût des diverses ressources mobilisées que sur l’intelligence de leur combinaison.

Des chaînes globales de valeur

L’auteur décrit également l’émergence de Global Value Chains[4], par lesquelles les activités nécessaires à l’élaboration d’un bien ou d’un service sont de plus en plus fragmentées en une succession d’étapes très limitées et géographiquement très dispersées. Dans ce modèle, seul un nombre limité d’acteurs globaux maîtrisent l’assemblage des différentes compétences nécessaires à la production, et conservent l’essentiel de la valeur ajoutée. L’enjeu pour l’entreprise est alors aujourd’hui de pouvoir agréger des contributeurs indépendants mobilisables de manière totalement flexible. Pierre Veltz donne l’exemple de Steve Jobs, sollicité par Barack Obama pour relocaliser aux Etats-Unis la production des i-Phones, et qui soulignait que c’était seulement en Chine qu’il pouvait bénéficier à la fois de la flexibilité de la force de travail, nécessaire pour faire face aux variations de production saisonnières, et de la proximité des fournisseurs asiatiques de composants nécessaires à la fabrication du produit phare d’Apple.

Les nouveaux modes de communication ont certes rendu les technologies très rapidement accessibles à tous partout dans le monde et ainsi considérablement réduit les distances entre les acteurs. Pourtant, le capitalisme hyper-industriel connaît une forte tendance à la concentration géographique, sur un nombre très limité de pôles, notamment sur les côtes des Etats-Unis (mais beaucoup moins à l’intérieur du pays) et en Asie de l’Est (Japon, Corée du Sud, Chine) et dans certaines parties de l’Europe. Le monde ressemble ainsi, selon l’auteur, à un archipel de pôles interconnectés entre eux, laissant à l’écart des pans entiers de l’économie mondiale et l’essentiel du monde émergent hors Chine.

Dans cette société, les effets de réseaux jouent à plein, l’innovation s’autoalimente, et l’on voit les centres de décision se concentrer dans quelques grandes aires métropolitaines qui bénéficient d’infrastructures de qualité, tant physiques que financières, de capacité de recherche, de design et d’innovation, et d’une bonne qualité de vie. Ce dernier critère est en effet important dans les attentes de la main-d’œuvre stratégique, de plus en plus prises en compte par les entreprises dans leur stratégie de localisation.

Un monde inégalitaire

Les conséquences humaines du développement de cette société hyper-industrielle sont majeures en termes de creusement des inégalités. D’abord entre ceux qui remplissent des fonctions de recherche, marketing, finance, logistique, dont on a vu qu’elles constituent aujourd’hui le facteur principal de succès des entreprises, et les autres, pour lesquels Veltz utilise le qualificatif terrible d’  « hommes inutiles ». Ou bien entre emplois nomades, susceptibles de se localiser en fonction des atouts des pôles de l’économie mondiale, et emplois sédentaires.

Inégalités territoriales également, comme l’a illustré de manière flagrante le vote des Britanniques dans le cadre du référendum sur le Brexit, marquant le divorce entre Londres, métropole pleinement intégrée dans ce nouveau modèle et le reste du Royaume-Uni qui en est largement exclu : la polarisation des activités s’effectue non plus au niveau de pays mais de métropoles ou régions : Londres, Dubai, la Silicon Valley… dont le poids dans l’économie-monde s’est considérablement renforcé en une dizaine d’années à peine.

Une autre conséquence de ce modèle de développement tient aux problèmes de sécurité et de fiabilité que pose la ramification croissante des flux d’échanges. Sans parler des coûts environnementaux générés par la sous-réglementation du transport maritime sur lequel repose l’essentiel  des flux internationaux de marchandises.

Une science économique en devenir

Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage est que la science économique telle qu’on nous l’a enseignée est pour une large part inadaptée pour comprendre ce modèle et apporter des réponses à ses outrances. En termes statistiques d’abord, Veltz souligne que ce monde dans lequel les services occupent une part croissante est un monde plus opaque. Que signifient ainsi les statistiques d’échanges commerciaux, lorsque l’on constate que l’iPhone est la source pour les Etats-Unis d’un déficit commercial de 2Mds$ vis-à-vis de la Chine, tandis que l’essentiel de la valeur ajoutée de ces produits provient des activités de recherche et de services conduites depuis la Silicon Valley ?

Les lois du marché sont également battues en brèche, notamment en matière d’économie de la concurrence.. Là encore, le secteur technologique fournit des exemples édifiants d’entreprises en position de quasi-monopoles, pratiquant des prix et dégageant des marges très élevés, sans pour autant que la demande en soit affectée (au contraire, même, pourrait-on dire). Quant aux économies d’échelle permises par l’accroissement de la taille des entreprises, elles ne sont pas nécessairement pertinentes lorsque c’est la flexibilité ou la créativité qui sont les facteurs clés de succès des entreprises dans un système économique hyper-fragmenté entre de nombreux acteurs très spécialisés dans chacun des maillons des Global Value Chains. Nul n’est actuellement besoin d’être gros pour pouvoir devenir fournisseur de l’un des géants de l’économie mondiale. On constate enfin que les lignes s’estompent entre clients et fournisseurs, dans l’univers de « coopétition » que décrit Veltz, donnant encore une fois l’exemple de l’iPhone, dont 30 % de la valeur des composants est produite par Samsung, pourtant le principal concurrent d’Apple. L’auteur décrit ici, de manière sans doute un peu optimiste, une économie de plus en plus relationnelle, basée selon lui sur la confiance, tant entre les différents acteurs des Global Value Chains que dans la construction de processus d’innovation qui se nourrissent des échanges entre différents métiers et acteurs situés dans les pôles mentionnés plus haut.

Et l’Europe dans tout cela ?

La position de l’Europe apparaît pour le moins fragile entre les Etats-Unis qui continuent à concentrer la grande majorité des efforts de recherche et de développement technologique, et l’Asie de l’Est en plein rattrapage. P Veltz fait le constat alarmant[5] d’une chute des échanges croisés d’investissements entre pays européens alors que l’Allemagne, principal pourvoyeur d’épargne du continent, prête au reste du monde mais pas à ses voisins (en dehors de sa zone d’influence directe en Europe centrale). Il n’existe donc visiblement pas de stratégie européenne intégrée d’insertion dans cette société hyper-industrielle.

Quant à la France, l’auteur met en évidence ses atouts dans la conclusion de l’ouvrage, mais on sent bien le caractère délibérément volontariste de cet optimisme. Il mentionne en effet notre goût pour l’égalité comme avantage face à une montée des inégalités porteuse de lourds dangers, et le dynamisme de nos métropoles régionales, qui contribue à un maillage territorial assez dense. On pourrait y ajouter le maintien malgré tout d’une recherche de qualité. Des atouts que l’on peut trouver un peu légers…

***

Cet ouvrage, on le voit, est stimulant, vivant, riche de nombreux exemples et de termes imagés qui décrivent fort bien le fonctionnement de cette nouvelle société  et ses enjeux. On peut ajouter sa concision, puisque toute cette analyse tient en 120 pages écrites dans un style alerte et agréable. Nulle formalisation mathématique donc, ni arguments toujours solidement étayés : il s’agit là d’un essai, qui incite à la réflexion et décrit un système, mais ne cherche pas à le modéliser.

 




[1] Edition Seuil, collection  « La République des idées », Février  2017

[2] Pierre Veltz est ingénieur X-Ponts, docteur en sociologie, spécialiste de l’organisation des entreprises et des dynamiques territoriales. Il a notamment dirigé l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées et a été président-directeur général de l’Etablissement public Paris-Saclay.

[3] Ce constat rejoint celui de Michèle Debonneuil, notamment dans son ouvrage « La révolution quaternaire » (Editions de l’Observatoire, novembre 2017), dont nous avons rendu compte sur notre site variances.eu en décembre dernier.

[4] Chaînes globales de valeur

[5] Qui rappelle singulièrement celui, toujours d’actualité, que livrait Olivier Garnier dans son remarquable article « Zone euro : Mutualiser par la détention transfrontalière du capital » publié dans le numéro 46 de Variances en février 2013.

Auteur

Eric Tazé-Bernard est Senior Advisor au sein de l'Amundi Institute. Il a été Chief Allocation Adviser au sein de l'équipe OCIO Solutions d'Amundi de 2013 à 2022, après avoir rejoint Amundi en 2008 en tant que responsable de la Multigestion "long-only". Il était précédemment Directeur Général de la Gestion Financière de la société INVESCO Asset Management (2001-2008), après avoir été Responsable de la Multigestion de BNP Paribas Asset Management de 1999 à 2001, et Responsable Stratégie et Allocation d'actifs de Credit Agricole Asset Management de 1993 à 1998. Il a commencé sa carrière professionnelle en 1983 à la SEDES (Groupe Caisse des Dépôts) avant de rejoindre la Banque Indosuez en 1987 comme économiste. ENSAE 1978, il est également
titulaire d'un Master en Economie de l'Université de Californie à Berkeley, d'un DEA d'Economie Publique et d'une Licence en Droit. Il a enseigné la gestion d'actifs à HEC et à l'Université Paris Dauphine, et est membre du Comité Financier de la Ligue Nationale Contre le Cancer. Il a publié en 2010 avec Pierre Hervé: "La Multigestion; une méthode de gestion d'actifs" chez Economica et est le responsable de la publication variances.eu. Voir les 25 Voir les autres publications de l’auteur(trice)

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