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19 décembre 2016
Gilles Bransbourg : de la gestion de portefeuilles à l’histoire monétaire de l’Antiquité
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Variances EU
| Nos alumni
Nous avions publié il y a 5 ans, dans le numéro 42 de Variances, le portrait d’un alumni atypique devenu un grand spécialiste de l’histoire monétaire de l’Antiquité. Il nous a paru intéressant de mettre en ligne cet entretien, qui ne nous semble pas avoir perdu de son actualité.
Gilles Bransbourg, puisque c’est de lui qu’il s’agit, nous y décrivait son parcours et y développait, en pleine crise de la dette dans la zone euro, un parallèle édifiant avec la chute de l’empire romain. Depuis, il a continué à s’affirmer comme un éminent chercheur. Affilié à New York University en tant que chercheur associé, il vient de se voir offrir par l'American Numismatic Society une position de curateur, qui lui donnera un accès unique à environ 700 000 objets monétaires en tout genre. Très prolixe, il a publié, dans différents journaux académiques ou ouvrages de référence, de nombreux articles sur la politique monétaire ou fiscale de Rome, dont le plus visible a été celui traitant de l'Empire romain tardif dans 'Fiscal Regimes and the Political Economy of Premodern States' publié par Cambridge University Press en 2015. Il a également abordé dans une autre publication la question des inégalités économiques dans l'Égypte du 6e siècle, à la veille de l'invasion arabe. Pour reprendre ses termes, « cela représente une avancée majeure dans notre connaissance de l'économie ancienne, car j'ai eu la chance de pouvoir traiter du seul dossier véritablement quantitatif dont nous disposons pour l'Antiquité. Ce travail met donc des chiffres là où existaient des hypothèses contradictoires. Les systèmes d'équation impliqués par les sources ne sont pas excessivement complexes, mais extraire des données chiffrées exploitables à partir de papyrus grecs ou coptes (j'ai besoin d'aide linguistique sur le second sujet) représente un exercice assez inhabituel pour un ingénieur ou économiste… Les conclusions sont d'ailleurs surprenantes, puisque contredisant pas mal d'idées reçues : les ultra-riches sont moins riches que généralement estimé, ne retirent pas une rentabilité élevée de leur capital - plutôt plus basse que les classes moyennes en fait -, paient des impôts comme tout le monde sans privilèges marqués, et se comportent plutôt comme des protecteurs que des accapareurs pour la paysannerie vivant sur leurs terres. Tout en demeurant loyaux sujets de Constantinople et de ses empereurs. Comme je m'attendais plutôt à l'inverse, influencé par Piketty, cela démontre au moins que cette recherche a été menée sans parti prix ».
Gilles nous mentionne également son implication dans l’organisation en 2012 d’une exposition qui s'est déroulée à la Réserve Fédérale de New York, sur le sujet de l'inflation dans l'histoire. « Rapprocher des billets de banque en zilliards de Reichmarks ou de Dollars du Zimbabwe, les monnaies de conflits de l'ex-Yougoslavie, avec la fonte du Franc pendant la période 1934-1945 ou l'effondrement des standards monétaires durant le 3e siècle de notre ère à Rome, l'exercice m'a appris énormément. On ne devrait pas avoir le droit de théoriser sans confrontation avec l'objet monétaire, qui recèle beaucoup d'informations concernant tant les pouvoirs émetteurs que les consommateurs finaux ».
Pour comprendre un peu mieux le personnage, n’hésitez pas à lire ou relire le portrait ci-joint publié dans Variances 42, cela pourrait vous donner l’envie d’en savoir plus sur l’histoire monétaire ancienne et de lire ses articles.
Variances - Gilles, peux-tu nous rappeler ton parcours depuis la sortie de l’ENSAE ?
Gilles Bransbourg - Après mon stage au Service des Etudes économiques de la Banque Indosuez, et une expérience dans une filiale du CCF, toujours sur des modèles de prévision de change, je suis devenu opérateur de marché, par désir de mettre la main à la pâte. J’ai ensuite passé deux années en Arabie Saoudite, en tant qu’adjoint du Trésorier de la filiale locale d’Indosuez, et cette expérience extrêmement diversifiée au sein d’une banque de taille moyenne, a sans doute a été la plus passionnante de ma carrière. Sur un plan personnel, c’était un peu plus difficile à vivre, et je suis rentré au bout de deux ans, pour devenir responsable France de l’activité vente de produits de change à la Deutsche Bank, d’abord à Paris puis à Londres, centre de décision du groupe en matière d’activités de marché. Après un passage à la Dresdner où j’ai occupé un poste plus large, puisque incluant les dérivés de taux et l’Europe du sud, je suis devenu Managing Director pour l’Europe des ventes Forex pour Bear Stearns, basé à Londres. J’ai occupé ce poste de 2000 à 2005, conduisant à un développement très important de cette activité en termes de revenus et d’effectifs. J’ai découvert à cette occasion le plaisir que je prenais à dénicher des talents, à détecter chez les candidats que je sélectionnais l’intelligence, mais aussi l’enthousiasme et l’envie de travailler. Gérer une équipe, les attentes de mes collaborateurs, canaliser leur énergie pour éviter qu’ils ne prennent des risques inconsidérés, mais aussi les aider à affronter des problèmes personnels, cela a constitué une expérience passionnante.
V - Et puis, en 2005, c’est le virage complet ?
GB - J’avais obtenu mon « bâton de maréchal » avec un poste à forte responsabilité, et pouvais enfin envisager d’assouvir ma passion pour l’Histoire et pour la recherche, passion frustrée par mon choix de Polytechnique plutôt que de Normale Sup à laquelle j’avais également été admis à l’issue de mes classes préparatoires. Je me suis adressé à l’EHESS, seule institution vraiment pluridisciplinaire dans le domaine des sciences sociales, j’ai eu la chance d’y rencontrer le Professeur Carrié, le spécialiste français de l’histoire économique de la Rome tardive, qui a pu m’obtenir une dispense (car je ne disposais d’aucun des diplômes « qualifiants » en Histoire) et me prendre en thèse. J’ai alors troqué le costume-cravate sombre pour les jeans. Finis les « Good morning Sir » respectueux, les voyages en première classe au bout du monde ; retour sur les bancs de l’école au milieu de condisciples interrogateurs face à ce « vieux ». Le plus dur a été de se frotter de nouveau à la connaissance, et de mesurer mon ignorance sur ces sujets, dont j’ai pourtant réalisé combien ils apportaient un éclairage incontournable à l’analyse des problèmes économiques contemporains.
V - Peux-tu nous donner un exemple de cette utilité des enseignements de la période romaine à la compréhension de notre temps ?
GB - La politique monétaire de Rome est fondée sur 3 vecteurs : l’or, monnaie de l’aristocratie ; l’argent, avec lequel l’armée est rémunérée, ainsi que monnaie du commerce, et le billon, monnaie de cuivre ou de bronze utilisée par les classes subalternes pour acheter la tunique, le pain, le vin, l’huile. Suivant les périodes et les intérêts que l’Empire souhaitait privilégier, les autorités vont favoriser l’un ou l’autre de ces vecteurs monétaires, notamment en manipulant la pureté relative, le poids des différents métaux utilisés dans les alliages ainsi que les taux de conversion. Comment ne pas établir un parallèle avec l’actuelle double circulation monétaire : une monnaie banque centrale qui irrigue les marchés d’actifs et de manières premières, qui subissent une forte inflation, bénéficiant à ceux qui sont élevés dans l’échelle sociale, et la monnaie courante, qui n’offre que déflation des revenus, déclassement et appauvrissement relatif aux catégories placées à la base de notre pyramide sociale ? Dans le même temps fonctionnent des monnaies civiques, restreintes à un usage interne dans les cités de l’Empire qui les émettent, véritables vecteurs de subsidiarité. Comment ne pas y voir là aussi par analogie une solution partielle aux problèmes posés par le monopole monétaire de l’euro pour de nombreux pays, régions et communautés de l’Union Européenne ? Dans ma thèse, présentée l’an dernier, fruit de 5 années de recherche intensive, dont la dernière à travailler jour et nuit, je me suis intéressé à la fiscalité et aux enjeux de pouvoir dans le monde romain. Ceux-ci n’opposent pas nécessairement des « classes » sociales ; des structures de pouvoir verticales et solidaires dominent le plus souvent, grâce aux relations de clientélisme : propriétaires terriens, dignitaires impériaux et provinciaux, militaires, mais aussi oligarchies marchandes dont quelques rares empereurs sont issus. Et sous Justinien, on assiste même à un complot de banquiers et financiers.
V - D’où te vient cette passion de l’histoire de l’Antiquité ?
GB - Mon père, professeur d’histoire en collège, avec qui j’échangeais dès mon plus jeune âge sur la Grèce Antique, puis mes lectures sur l’Empire romain, y sont certainement pour beaucoup. Présenté en classe de 1ere au concours général en Physique et en Histoire, c’est dans celle-ci que j’ai obtenu le premier prix. Certains sont mus par l’argent, par la soif du pouvoir ; mon moteur, c’est de comprendre. Je voulais comprendre comment avait pu se construire un Empire aussi large, englobant les trois rives de la Méditerranée, courant de l’Atlantique au Moyen-Orient, en quelque sorte le rêve des pères fondateurs de notre Union Européenne, avec un volet Sud et Orient que nous avons refusé d’accepter de nos jours. Et pourquoi cet Empire s’est finalement délité, pourquoi l’unité, fruit de l’assemblage hétérogène de cités, peuples et tribus, a finalement débouché sur l’anarchie ? Comment la révolution industrielle et technologique qui mène jusqu’à nous est née du modèle beaucoup plus décentralisé des cités- Etats de l’époque médiévale, véritables descendantes d’Athènes et de Carthage, et non de cet Empire ? Là encore la question de l’union politique face à l’indépendance de petites entités plus flexibles et favorables à l’innovation est une des clefs de nos problèmes contemporains.
V - Tu as décidé de t’établir aux Etats-Unis en 2009. Pour quelles raisons ?
GB - J’ai compris en discutant avec mon Directeur de thèse que mon parcours atypique et mon absence d’appartenance à une « écurie » universitaire ne me donnaient aucune chance d’obtenir une position professionnelle satisfaisante dans le système français, très monolithique et organisé en silos. Un historien américain de l’Egypte romaine, éminent papyrologue, Roger Bagnall, passionné d’histoire économique, qui participait à mon jury de thèse, a en revanche accepté de m’accueillir dans son université, à NYU. Il pouvait me permettre d’obtenir un visa, mettre à ma disposition un bureau et une affiliation, avec l’espoir d’un contrat, au bout d’un an sans salaire, à condition que j’obtienne brillamment ma thèse (j’ai effectivement reçu les félicitations du jury). J’ai « pris mon risque », déménagé avec mon épouse, toujours prête à soutenir mes lubies pourvu que cela soit fait avec sérieux, et nos enfants - nous avons mis au monde une petite indigène depuis. J’ai pu nous installer dans une maison à Brooklyn, près d’une école publique de qualité, offrant un programme bilingue soutenu par l’Ambassade de France. Je veux que mes enfants fréquentent des enfants de notre quartier, et j’ai donc évité le « privé » afin qu’ils ne considèrent pas qu’être conduits à leur école en Porsche Cayenne soit la norme.
J’ai ainsi été accueilli à l’université NYU en tant que Visiting Scholar puis Research Associate, avec une spécialisation en Histoire Monétaire du monde gréco-romain-byzantin, soit une période d’environ un millénaire dont le coeur est occupé par les quelques siècles de l’Empire romain.
J’enseigne actuellement dans deux cadres :
V - Tu n’as donc pas totalement rompu avec la finance ?
GB - Je dois en effet reconnaître que le virage n’a pas été total. Lorsque j’ai annoncé mon départ de Bear Stearns, un de mes clients m’a immédiatement demandé de continuer à le conseiller. J’ai ainsi conservé un portefeuille de 5 ou 6 clients choisis, institutionnels ou entreprises, que je conseille en allocation d’actifs et gestion du risque. Ce sont des entités avec lesquelles j’entretiens une relation de confiance et respect mutuels. Je ne travaille que pour des structures de taille moyenne : j’ai trop souvent vu dans de grandes entités mes interlocuteurs me dire qu’ils étaient d’accord avec mes recommandations (par exemple de couper les positions sur un pays risquant de faire défaut), mais ne pouvaient les appliquer pour des raisons de politique interne. Le plus souvent, elles allaient à l’encontre de l’avis d’un patron qui n’y connaissait d’ailleurs rien, pour ne devoir sa position privilégiée qu’à l’une de ces formations généralistes d’élite que nous prisons tant en France. Je ne souhaite donc travailler qu’avec des interlocuteurs réellement dédiés à leurs employeurs et qui disposent d’une véritable capacité de décision au sein de leur organisation.
J’ai ainsi trouvé un équilibre sur trois pieds, qui demande de se lever tôt le matin :
V - Penses-tu revenir en France ou te fixer aux Etats-Unis ?
GB - Sans faire preuve du snobisme des expatriés qui renient leur pays d’origine, je me vois rester aux Etats-Unis pour un moment. La France a beaucoup d’atouts, l’un des meilleurs systèmes de formation au monde, beaucoup de gens honnêtes, cultivés, travailleurs, mais il manque une étincelle, et c’est l’Américain, malgré ses lacunes, qui arrive le plus souvent à franchir les barrières. Aux Etats-Unis, le diplôme n’est pas forcément un passe-droit à vie, la société est humainement plus agréable, moins discriminante. Trois fois depuis mon arrivée à Paris ce matin, j’ai vu des gens s’insulter dans la rue. L’atmosphère est bien plus détendue et humaine à New York, pourtant considérée par les Américains comme une ville très agressive.
V - Comment te projettes-tu dans l’avenir ?
GB - Mon ambition est de faire sortir l’Histoire monétaire ancienne de son silo, et que l’analyse économique actuelle bénéficie de l’enseignement de l’histoire. Notre environnement est certes plus complexe aujourd’hui, mais les mécanismes économiques n’ont guère changé depuis l’Antiquité… La sortie de l’étalon-or en 1971, le programme d’assouplissement quantitatif de la politique américaine mis en place par Ben Bernanke depuis la crise, la création de l’euro, voilà trois exemples de décisions monétaires récentes auxquelles l’histoire de l’Antiquité apporte un éclairage indispensable.
V - En quoi l’enseignement de l’ENSAE t’a-t- il aidé dans ta carrière ? Et quel est ton conseil à un jeune ENSAE ?
GB - J’ai récemment entendu un économiste présenter dans une conférence à Columbia les résultats d’une étude sur les cours du blé à l’époque romaine, sur la base d’une analyse économétrique sans aucune valeur en raison de la faiblesse des données dont il disposait. Nous avons eu un débat fort houleux, et je publie dans la foulée un article portant sur le degré d’efficacité du marché du grain dans la Méditerranée romaine. Sans l’enseignement que j’ai reçu à l’ENSAE, je n’aurais pas disposé des armes nécessaires pour ce travail.
Sinon, mon message à tous est « Fais ce qu’il te plaît, et fais-le bien ». On n’a qu’une vie, mais on peut très bien avoir plusieurs moments au cours de celle-ci, alors il ne faut pas hésiter à se lancer dans un nouveau projet si on en a l’enthousiasme et la volonté de s’y investir sérieusement.
Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard
Gilles Bransbourg, puisque c’est de lui qu’il s’agit, nous y décrivait son parcours et y développait, en pleine crise de la dette dans la zone euro, un parallèle édifiant avec la chute de l’empire romain. Depuis, il a continué à s’affirmer comme un éminent chercheur. Affilié à New York University en tant que chercheur associé, il vient de se voir offrir par l'American Numismatic Society une position de curateur, qui lui donnera un accès unique à environ 700 000 objets monétaires en tout genre. Très prolixe, il a publié, dans différents journaux académiques ou ouvrages de référence, de nombreux articles sur la politique monétaire ou fiscale de Rome, dont le plus visible a été celui traitant de l'Empire romain tardif dans 'Fiscal Regimes and the Political Economy of Premodern States' publié par Cambridge University Press en 2015. Il a également abordé dans une autre publication la question des inégalités économiques dans l'Égypte du 6e siècle, à la veille de l'invasion arabe. Pour reprendre ses termes, « cela représente une avancée majeure dans notre connaissance de l'économie ancienne, car j'ai eu la chance de pouvoir traiter du seul dossier véritablement quantitatif dont nous disposons pour l'Antiquité. Ce travail met donc des chiffres là où existaient des hypothèses contradictoires. Les systèmes d'équation impliqués par les sources ne sont pas excessivement complexes, mais extraire des données chiffrées exploitables à partir de papyrus grecs ou coptes (j'ai besoin d'aide linguistique sur le second sujet) représente un exercice assez inhabituel pour un ingénieur ou économiste… Les conclusions sont d'ailleurs surprenantes, puisque contredisant pas mal d'idées reçues : les ultra-riches sont moins riches que généralement estimé, ne retirent pas une rentabilité élevée de leur capital - plutôt plus basse que les classes moyennes en fait -, paient des impôts comme tout le monde sans privilèges marqués, et se comportent plutôt comme des protecteurs que des accapareurs pour la paysannerie vivant sur leurs terres. Tout en demeurant loyaux sujets de Constantinople et de ses empereurs. Comme je m'attendais plutôt à l'inverse, influencé par Piketty, cela démontre au moins que cette recherche a été menée sans parti prix ».
Gilles nous mentionne également son implication dans l’organisation en 2012 d’une exposition qui s'est déroulée à la Réserve Fédérale de New York, sur le sujet de l'inflation dans l'histoire. « Rapprocher des billets de banque en zilliards de Reichmarks ou de Dollars du Zimbabwe, les monnaies de conflits de l'ex-Yougoslavie, avec la fonte du Franc pendant la période 1934-1945 ou l'effondrement des standards monétaires durant le 3e siècle de notre ère à Rome, l'exercice m'a appris énormément. On ne devrait pas avoir le droit de théoriser sans confrontation avec l'objet monétaire, qui recèle beaucoup d'informations concernant tant les pouvoirs émetteurs que les consommateurs finaux ».
Pour comprendre un peu mieux le personnage, n’hésitez pas à lire ou relire le portrait ci-joint publié dans Variances 42, cela pourrait vous donner l’envie d’en savoir plus sur l’histoire monétaire ancienne et de lire ses articles.
Reprise du portrait de Gilles Bransbourg
publié dans le Variances n°42
Je l’avais connu stagiaire dans mon équipe il y a vingt ans, et nos routes se sont plusieurs fois croisées depuis. Pendant deux heures d’entretien, nous évoquons son parcours, de la responsabilité d’une activité de salle de marchés dans une grande banque d’affaires américaine à ses recherches en histoire monétaire romaine. La diction n’est plus saccadée, comme dans mon souvenir, mais elle est toujours très rapide, pour suivre au plus près une pensée extraordinairement agile, qui ne perd jamais son fil, même si Gilles vient de débarquer de New York. Le brillant feu follet de mon souvenir a laissé place à une maturité accomplie, épanouie. Les deux heures passées s’écoulent, passionnantes.Variances - Gilles, peux-tu nous rappeler ton parcours depuis la sortie de l’ENSAE ?
Gilles Bransbourg - Après mon stage au Service des Etudes économiques de la Banque Indosuez, et une expérience dans une filiale du CCF, toujours sur des modèles de prévision de change, je suis devenu opérateur de marché, par désir de mettre la main à la pâte. J’ai ensuite passé deux années en Arabie Saoudite, en tant qu’adjoint du Trésorier de la filiale locale d’Indosuez, et cette expérience extrêmement diversifiée au sein d’une banque de taille moyenne, a sans doute a été la plus passionnante de ma carrière. Sur un plan personnel, c’était un peu plus difficile à vivre, et je suis rentré au bout de deux ans, pour devenir responsable France de l’activité vente de produits de change à la Deutsche Bank, d’abord à Paris puis à Londres, centre de décision du groupe en matière d’activités de marché. Après un passage à la Dresdner où j’ai occupé un poste plus large, puisque incluant les dérivés de taux et l’Europe du sud, je suis devenu Managing Director pour l’Europe des ventes Forex pour Bear Stearns, basé à Londres. J’ai occupé ce poste de 2000 à 2005, conduisant à un développement très important de cette activité en termes de revenus et d’effectifs. J’ai découvert à cette occasion le plaisir que je prenais à dénicher des talents, à détecter chez les candidats que je sélectionnais l’intelligence, mais aussi l’enthousiasme et l’envie de travailler. Gérer une équipe, les attentes de mes collaborateurs, canaliser leur énergie pour éviter qu’ils ne prennent des risques inconsidérés, mais aussi les aider à affronter des problèmes personnels, cela a constitué une expérience passionnante.
V - Et puis, en 2005, c’est le virage complet ?
GB - J’avais obtenu mon « bâton de maréchal » avec un poste à forte responsabilité, et pouvais enfin envisager d’assouvir ma passion pour l’Histoire et pour la recherche, passion frustrée par mon choix de Polytechnique plutôt que de Normale Sup à laquelle j’avais également été admis à l’issue de mes classes préparatoires. Je me suis adressé à l’EHESS, seule institution vraiment pluridisciplinaire dans le domaine des sciences sociales, j’ai eu la chance d’y rencontrer le Professeur Carrié, le spécialiste français de l’histoire économique de la Rome tardive, qui a pu m’obtenir une dispense (car je ne disposais d’aucun des diplômes « qualifiants » en Histoire) et me prendre en thèse. J’ai alors troqué le costume-cravate sombre pour les jeans. Finis les « Good morning Sir » respectueux, les voyages en première classe au bout du monde ; retour sur les bancs de l’école au milieu de condisciples interrogateurs face à ce « vieux ». Le plus dur a été de se frotter de nouveau à la connaissance, et de mesurer mon ignorance sur ces sujets, dont j’ai pourtant réalisé combien ils apportaient un éclairage incontournable à l’analyse des problèmes économiques contemporains.
V - Peux-tu nous donner un exemple de cette utilité des enseignements de la période romaine à la compréhension de notre temps ?
GB - La politique monétaire de Rome est fondée sur 3 vecteurs : l’or, monnaie de l’aristocratie ; l’argent, avec lequel l’armée est rémunérée, ainsi que monnaie du commerce, et le billon, monnaie de cuivre ou de bronze utilisée par les classes subalternes pour acheter la tunique, le pain, le vin, l’huile. Suivant les périodes et les intérêts que l’Empire souhaitait privilégier, les autorités vont favoriser l’un ou l’autre de ces vecteurs monétaires, notamment en manipulant la pureté relative, le poids des différents métaux utilisés dans les alliages ainsi que les taux de conversion. Comment ne pas établir un parallèle avec l’actuelle double circulation monétaire : une monnaie banque centrale qui irrigue les marchés d’actifs et de manières premières, qui subissent une forte inflation, bénéficiant à ceux qui sont élevés dans l’échelle sociale, et la monnaie courante, qui n’offre que déflation des revenus, déclassement et appauvrissement relatif aux catégories placées à la base de notre pyramide sociale ? Dans le même temps fonctionnent des monnaies civiques, restreintes à un usage interne dans les cités de l’Empire qui les émettent, véritables vecteurs de subsidiarité. Comment ne pas y voir là aussi par analogie une solution partielle aux problèmes posés par le monopole monétaire de l’euro pour de nombreux pays, régions et communautés de l’Union Européenne ? Dans ma thèse, présentée l’an dernier, fruit de 5 années de recherche intensive, dont la dernière à travailler jour et nuit, je me suis intéressé à la fiscalité et aux enjeux de pouvoir dans le monde romain. Ceux-ci n’opposent pas nécessairement des « classes » sociales ; des structures de pouvoir verticales et solidaires dominent le plus souvent, grâce aux relations de clientélisme : propriétaires terriens, dignitaires impériaux et provinciaux, militaires, mais aussi oligarchies marchandes dont quelques rares empereurs sont issus. Et sous Justinien, on assiste même à un complot de banquiers et financiers.
V - D’où te vient cette passion de l’histoire de l’Antiquité ?
GB - Mon père, professeur d’histoire en collège, avec qui j’échangeais dès mon plus jeune âge sur la Grèce Antique, puis mes lectures sur l’Empire romain, y sont certainement pour beaucoup. Présenté en classe de 1ere au concours général en Physique et en Histoire, c’est dans celle-ci que j’ai obtenu le premier prix. Certains sont mus par l’argent, par la soif du pouvoir ; mon moteur, c’est de comprendre. Je voulais comprendre comment avait pu se construire un Empire aussi large, englobant les trois rives de la Méditerranée, courant de l’Atlantique au Moyen-Orient, en quelque sorte le rêve des pères fondateurs de notre Union Européenne, avec un volet Sud et Orient que nous avons refusé d’accepter de nos jours. Et pourquoi cet Empire s’est finalement délité, pourquoi l’unité, fruit de l’assemblage hétérogène de cités, peuples et tribus, a finalement débouché sur l’anarchie ? Comment la révolution industrielle et technologique qui mène jusqu’à nous est née du modèle beaucoup plus décentralisé des cités- Etats de l’époque médiévale, véritables descendantes d’Athènes et de Carthage, et non de cet Empire ? Là encore la question de l’union politique face à l’indépendance de petites entités plus flexibles et favorables à l’innovation est une des clefs de nos problèmes contemporains.
V - Tu as décidé de t’établir aux Etats-Unis en 2009. Pour quelles raisons ?
GB - J’ai compris en discutant avec mon Directeur de thèse que mon parcours atypique et mon absence d’appartenance à une « écurie » universitaire ne me donnaient aucune chance d’obtenir une position professionnelle satisfaisante dans le système français, très monolithique et organisé en silos. Un historien américain de l’Egypte romaine, éminent papyrologue, Roger Bagnall, passionné d’histoire économique, qui participait à mon jury de thèse, a en revanche accepté de m’accueillir dans son université, à NYU. Il pouvait me permettre d’obtenir un visa, mettre à ma disposition un bureau et une affiliation, avec l’espoir d’un contrat, au bout d’un an sans salaire, à condition que j’obtienne brillamment ma thèse (j’ai effectivement reçu les félicitations du jury). J’ai « pris mon risque », déménagé avec mon épouse, toujours prête à soutenir mes lubies pourvu que cela soit fait avec sérieux, et nos enfants - nous avons mis au monde une petite indigène depuis. J’ai pu nous installer dans une maison à Brooklyn, près d’une école publique de qualité, offrant un programme bilingue soutenu par l’Ambassade de France. Je veux que mes enfants fréquentent des enfants de notre quartier, et j’ai donc évité le « privé » afin qu’ils ne considèrent pas qu’être conduits à leur école en Porsche Cayenne soit la norme.
J’ai ainsi été accueilli à l’université NYU en tant que Visiting Scholar puis Research Associate, avec une spécialisation en Histoire Monétaire du monde gréco-romain-byzantin, soit une période d’environ un millénaire dont le coeur est occupé par les quelques siècles de l’Empire romain.
J’enseigne actuellement dans deux cadres :
- je suis détaché auprès de l’American Numismatic Society, qui m’offre d’importants moyens d’étude, et m’a chargé de mettre en place une plate-forme digitale scientifique de ses collections de monnaies romaines. Je contribue à assurer l’animation de quelques séminaires organisés par cette association, sur les systèmes monétaires romain, byzantin, ou l’opposition entre nominalisme et métallisme (monnaie d’autorité contre monnaie de pleine valeur);
- je continue par ailleurs à enseigner la finance de marché dans le cadre d’un Master en Finance à Sciences Po.
V - Tu n’as donc pas totalement rompu avec la finance ?
GB - Je dois en effet reconnaître que le virage n’a pas été total. Lorsque j’ai annoncé mon départ de Bear Stearns, un de mes clients m’a immédiatement demandé de continuer à le conseiller. J’ai ainsi conservé un portefeuille de 5 ou 6 clients choisis, institutionnels ou entreprises, que je conseille en allocation d’actifs et gestion du risque. Ce sont des entités avec lesquelles j’entretiens une relation de confiance et respect mutuels. Je ne travaille que pour des structures de taille moyenne : j’ai trop souvent vu dans de grandes entités mes interlocuteurs me dire qu’ils étaient d’accord avec mes recommandations (par exemple de couper les positions sur un pays risquant de faire défaut), mais ne pouvaient les appliquer pour des raisons de politique interne. Le plus souvent, elles allaient à l’encontre de l’avis d’un patron qui n’y connaissait d’ailleurs rien, pour ne devoir sa position privilégiée qu’à l’une de ces formations généralistes d’élite que nous prisons tant en France. Je ne souhaite donc travailler qu’avec des interlocuteurs réellement dédiés à leurs employeurs et qui disposent d’une véritable capacité de décision au sein de leur organisation.
J’ai ainsi trouvé un équilibre sur trois pieds, qui demande de se lever tôt le matin :
- mes activités de recherche et d’enseignement en histoire,
- le conseil en gestion d’actifs,
- mon rôle de père et mari. Je suis heureux de pouvoir trouver le temps de faire du sport ou de parler avec mes enfants et participer à la vie de l’école jusqu’à y aller faire des présentations sur l’histoire romaine !
V - Penses-tu revenir en France ou te fixer aux Etats-Unis ?
GB - Sans faire preuve du snobisme des expatriés qui renient leur pays d’origine, je me vois rester aux Etats-Unis pour un moment. La France a beaucoup d’atouts, l’un des meilleurs systèmes de formation au monde, beaucoup de gens honnêtes, cultivés, travailleurs, mais il manque une étincelle, et c’est l’Américain, malgré ses lacunes, qui arrive le plus souvent à franchir les barrières. Aux Etats-Unis, le diplôme n’est pas forcément un passe-droit à vie, la société est humainement plus agréable, moins discriminante. Trois fois depuis mon arrivée à Paris ce matin, j’ai vu des gens s’insulter dans la rue. L’atmosphère est bien plus détendue et humaine à New York, pourtant considérée par les Américains comme une ville très agressive.
V - Comment te projettes-tu dans l’avenir ?
GB - Mon ambition est de faire sortir l’Histoire monétaire ancienne de son silo, et que l’analyse économique actuelle bénéficie de l’enseignement de l’histoire. Notre environnement est certes plus complexe aujourd’hui, mais les mécanismes économiques n’ont guère changé depuis l’Antiquité… La sortie de l’étalon-or en 1971, le programme d’assouplissement quantitatif de la politique américaine mis en place par Ben Bernanke depuis la crise, la création de l’euro, voilà trois exemples de décisions monétaires récentes auxquelles l’histoire de l’Antiquité apporte un éclairage indispensable.
V - En quoi l’enseignement de l’ENSAE t’a-t- il aidé dans ta carrière ? Et quel est ton conseil à un jeune ENSAE ?
GB - J’ai récemment entendu un économiste présenter dans une conférence à Columbia les résultats d’une étude sur les cours du blé à l’époque romaine, sur la base d’une analyse économétrique sans aucune valeur en raison de la faiblesse des données dont il disposait. Nous avons eu un débat fort houleux, et je publie dans la foulée un article portant sur le degré d’efficacité du marché du grain dans la Méditerranée romaine. Sans l’enseignement que j’ai reçu à l’ENSAE, je n’aurais pas disposé des armes nécessaires pour ce travail.
Sinon, mon message à tous est « Fais ce qu’il te plaît, et fais-le bien ». On n’a qu’une vie, mais on peut très bien avoir plusieurs moments au cours de celle-ci, alors il ne faut pas hésiter à se lancer dans un nouveau projet si on en a l’enthousiasme et la volonté de s’y investir sérieusement.
Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard
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