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13 septembre 2019

Stratégie chinoise et application dans la guerre commerciale

Publié par André Chieng | Tribune
Dans la guerre commerciale sino-américaine, la stratégie américaine paraît simple et limpide : Donald Trump isole un problème, demande à l’adversaire d’y remédier, rassemble ses armes, amorce une attaque avec toute sa puissance avant de s’interrompre et d’entamer, en position de force, les négociations avec l’ennemi. Il clame alors victoire, quel que soit d’ailleurs le résultat de ses négociations, pas toujours aussi éclatant qu’il veut bien le dire.

Et la Chine ? On a l’impression qu’elle reçoit les coups, fait le gros dos, subit, est passive. Dans une vision occidentale de la stratégie où l’avantage est à celui qui prend l’initiative, la stratégie chinoise est perdante. Cet article cherche à étudier si c’est vraiment le cas en utilisant les principes de la stratégie chinoise.
  1. Des bateaux de paille pour emprunter des flèches[1]

Quand j’étais enfant, mes parents me racontaient souvent des histoires tirées du fameux Roman des Trois Royaumes, un des grands classiques de la littérature chinoise. Le contexte historique en était la Chine à la chute de la dynastie des Han (IIIème siècle de notre ère). L’empire chinois s’était partagé entre trois royaumes dont le plus puissant, le royaume de Wei, occupant le nord de la Chine, était dirigé par le redoutable CAO Cao. Face à lui, se dressaient les deux royaumes, celui de Shu, dirigé par LIU Bei et celui de Wu, sous la domination de SUN Quan. L’auteur du roman dont la sympathie allait vers le royaume de Shu a particulièrement mis en valeur le personnage de ZHUGE Liang, le grand stratège de LIU Bei, devenu depuis lors l’archétype du lettré stratège chinois. Un des exploits de ZHUGE Liang faisait mes délices. C’est l’épisode intitulé : des bateaux de paille pour emprunter des flèches.

Dans cette dernière histoire, les deux royaumes de Shu et de Wu étaient unis contre le puissant CAO Cao. ZHUGE Liang se retrouve avec son allié sur la rive sud du Grand Fleuve tandis que l’armée ennemie s’est amassée au nord. Mais les deux royaumes alliés manquent d’armes et notamment de flèches. ZHUGE Liang se propose alors de les fournir et au grand étonnement du général commandant les troupes de Wu, il s’engage à le faire en trois jours. Il était impossible de les faire fabriquer en si peu de temps et le général allié mais néanmoins rival, fait suivre ZHUGE Liang par un de ses soldats chargé de rapporter comment ce dernier allait s’y prendre. Les deux premiers jours, il ne fait rien, se promenant, s’adonnant à la musique et à la poésie, mais le troisième matin, un épais brouillard s’étant abattu sur le fleuve, ZHUGE Liang fait mettre à l’eau des bateaux sur les ponts desquels il fait installer de grandes bottes de paille imitant la silhouette de soldats debout. Dans le brouillard, l’armée ennemie se croit attaquée et tire de grandes volées de flèches qui viennent se ficher dans les bottes de paille. Avant d’arriver à l’autre rive, ZHUGE Liang sonne le signal de la retraite, faisant croire à l’ennemi qu’il avait remporté une victoire alors qu’il lui avait fourni les flèches qui lui manquaient.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que cette histoire rassemblait les caractéristiques les plus marquantes d’une stratégie à la chinoise :
  • Privilégier l’intelligence et la réflexion à l’héroïsme admirable mais inefficace,
  • Retourner contre lui les armes de l’ennemi,
  • Et surtout avoir la maîtrise du temps et du moment.
En effet, dans cette histoire, ZHUGE Liang a pu atteindre son objectif en une matinée. Pourquoi a-t-il même demandé trois jours ? C’est parce qu’il lui fallait un allié important : le brouillard. ZHUGE Liang, qui avait tout étudié, savait qu’en cette saison, le brouillard était fréquent. Il a parié que sur trois journées, au moins une le verrait recouvrir le fleuve, mais il ne savait pas laquelle. Pour les Chinois, il faut réunir les éléments favorables afin que le potentiel de situation bascule en leur faveur et pour cela, il faut parfois attendre. 
  1. La maîtrise du temps 

Cette utilisation du temps dans la stratégie chinoise est peu comprise par les Occidentaux qui pensent simplement que les Chinois, patients, croient avoir l’éternité devant eux. L’histoire de la victoire du Parti communiste en Chine est édifiante à cet égard. On a retenu que lorsque le Parti a voulu suivre le modèle russe et faire éclater la révolution prolétarienne dans les villes, ce fut un échec. La victoire fut remportée quand MAO décida de conquérir la campagne et d’encercler les villes. C’est vrai mais on omet un élément important : le temps. Dans la deuxième partie des années 30, l’homme fort du Guomindang, le général JIANG Jieshi (Tchang Kaichek) était sur le point d’anéantir les troupes communistes alors que la Chine était attaquée par le Japon. JIANG décida de concentrer ses efforts sur les communistes et de les éliminer avant de se retourner contre les Japonais jusqu’au jour où, en 1936, se produisit l’incident de Xian au cours duquel, en déplacement dans cette ville, il fut capturé par deux de ses généraux qui l’obligèrent à signer avec les communistes un pacte de front uni contre les Japonais. La longue guerre sino-japonaise qui ne se termina qu’en 1945 eut un effet majeur : elle permit au Parti communiste de s’implanter dans les campagnes et de s’y renforcer de sorte que lorsque le combat opposa ensuite les deux camps chinois, ce fut l’armée du Parti communiste, ragaillardie, qui gagna.
  1. Le conflit commercial sino-américain 

Le conflit commercial sino-américain me fait beaucoup penser à l’épisode des bateaux de paille. La guerre est commerciale et les flèches sont les surtaxes douanières. Les media insistent beaucoup sur le déséquilibre entre les deux camps en présence. Les Etats-Unis importent pour environ 500 Mds de USD de Chine et y exportent autour de 150 Mds. C’est ce qui fait dire à Donald Trump que les Etats-Unis ont une force de frappe bien plus grande que la Chine et que la guerre commerciale sera facile à gagner.

Les hostilités ont vraiment commencé en Mai 2018, avec l’arrivée à Pékin d’une délégation américaine de haut niveau apportant une liste de demandes tellement outrancières que l’éditorialiste du Financial Times, Martin Wolf, déclare que c’est une version moderne des traités inégaux imposés à la Chine au XIXème siècle. Mais loin de taper sur la table, la Chine envoie à son tour une délégation menée par le Vice-premier ministre LIU He négocier aux Etats-Unis. Les discussions seraient « cordiales ». Il n’empêche que le 15 juin, Trump annonce la mise en place de droits de 25 % sur 50 Mds USD d’importations chinoises. C’est la première volée de flèches que décoche Trump.

Au gré de son humeur, il en décoche d’autres :
  • Une nouvelle taxation de 10 % sur 200 Mds d’importations supplémentaires entre en vigueur le 18 septembre 2018, avec la menace de les porter de 10 à 25 % au 1er janvier 2019.
  • Suite à la rencontre entre Trump et XI le 30 novembre 2018 à Buenos Aires en marge du G20, un armistice est déclaré entre les deux pays et la taxation de 25 % est repoussée de 90 jours début mars 2019.
  • Les négociations continuant, la surtaxe de 25 % est une nouvelle fois repoussée, mais le 10 mai 2019, Trump annonce brusquement qu’il la met en place sur 250 Mds USD d’importations chinoises, en menaçant de plus les 300 Mds d’autres importations.
  • C’est ce qu’il décide le 1er août 2019 avec une première taxation de 10 % à partir du 1er C’est donc la totalité des importations en provenance de Chine qui sera taxée. Quelques jours après, la taxation de 10 % est reportée au 15 décembre sur certains produits « pour ne pas gâcher les fêtes de Noël » de familles voulant acheter des produits chinois comme cadeaux de fin d’année.
Mais les flèches de Trump sont-elles aussi meurtrières qu’il le prétend ?

Un examen plus attentif de la situation montre que la réalité est bien plus complexe. D’abord les 500 Mds d’exportations chinoises sont un trompe l’œil parce que pour de nombreux produits, de haute technologie notamment, la Chine est le pays d’assemblage final. C’est le cas des iphones produits en Chine. La valeur d’exportation peut être de quelques centaines de USD alors que la valeur ajoutée chinoise n’est que de quelques dollars. Une baisse de ce type d’exportations est certes préjudiciable, mais moins qu’on ne pourrait le croire. Ensuite, la composition de la croissance chinoise a beaucoup changé. D’après Nicholas Lardy, du Peterson Institute, un des meilleurs experts de l’économie chinoise, alors qu’elle reposait pour près de 50 % sur les exportations à la veille de la crise financière de 2008, celles-ci comptent désormais pour environ 20 % aujourd’hui. Enfin, la baisse de la croissance chinoise était inscrite dans les faits et atteindre encore plus de 6 % en 2019 après 40 ans de croissance à haute vitesse est déjà sans précédent dans le monde. Ce chiffre de 6 % correspond à ce que les experts estiment être le taux plancher qu’il ne faudrait pas crever pour créer suffisamment d’emplois en Chine. L’affirmation de Trump suivant laquelle l’économie chinoise serait en train de s’effondrer suite aux sanctions qu’il a prises n’est donc pas vraiment exacte.

Mais surtout, les flèches de Trump peuvent se retourner contre lui.

Il affirme que ce sont les Chinois qui paient l’intégralité des droits de douane supplémentaires qu’il impose et pas les Américains alors que toutes les études montrent l’inverse : d’une part, ce sont les importateurs américains qui paient les taxes supplémentaires, très partiellement compensées par des baisses de prix consenties par les industriels chinois. D’autre part, quand les importateurs américains se détournent de la source chinoise, ils ne vont pas se fournir aux Etats-Unis mais dans d’autres pays d’Asie ou d’Amérique latine. La soudaine hausse de la demande dans ces pays a fait augmenter les coûts de façon importante et c’est l’importateur américain, qui une fois de plus paie la note !

La hausse ne s’est pas encore répercutée dans les prix américains parce que les premières surtaxes décrétées par Trump ont surtout frappé les biens industriels et peu les biens de consommation. Les hausses de coût ont été absorbées par la filière de production américaine et n’ont pas encore vraiment touché le consommateur final. Mais cela sera de moins en moins le cas parce que le président américain élargit sans cesse l’assiette de sa surtaxation et quand les taxes toucheront les biens de consommation, le consommateur américain en paiera le prix. La flèche se sera retournée ! C’est tellement vrai que Trump a dû repousser la date d’application de sa dernière surtaxe pour ne pas gâcher les fêtes de Noël.

Enfin, introduisons maintenant la composante temporelle. Donald Trump va entrer en campagne pour sa réélection. De nombreux observateurs pensent que la Chine joue contre Trump, en favorisant un candidat démocrate. Ils ajoutent que c’est une erreur de calcul parce qu’un président démocrate serait peut-être encore plus défavorable à la Chine. Mais ce n’est pas la carte que joue celle-ci. Elle sait que Trump se montre ferme envers la Chine parce qu’il veut donner l’image du président inflexible pour qui l’intérêt de son pays prime par-dessus tout, mais elle sait aussi que l’histoire des Etats-Unis montre que jamais un président n’a été réélu en période de récession. Or la plupart des experts prédisent une récession aux Etats-Unis, sans pouvoir en déterminer la date : ce sera 2020 ou 2021, autrement dit, avant ou après les élections. Trump fait de la prospérité américaine et notamment de la santé de Wall Street un argument décisif de sa campagne. Or chaque aggravation de la guerre commerciale fait chuter la bourse américaine, avant qu’elle ne se reprenne avec des espoirs d’accord. Il n’est donc pas impossible qu’un accord commercial entre les deux pays devienne un élément-clé de la réélection de Trump. Trump ne cesse de clamer que les Chinois sont impatients d’obtenir un accord avec les Etats-Unis. Les faits ne lui donnent pas raison jusqu’à présent. Les Chinois sont beaucoup plus silencieux, mais ils pensent que viendra un moment où Trump aura davantage besoin d’un accord que les Chinois, un moment où l’image de fermeté qu’il défend ne compensera plus les inquiétudes des Américains sur les difficultés économiques à venir. C’est à ce moment qu’il faudra en négocier les termes.

Qui va l’emporter ? les prochains mois seront palpitants !

Texte rédigé le 28 août 2019




[1] NDLR : cet épisode a déjà été relaté dans l’article «Qu’entend-on par stratégie ou stratégies chinoises ? »  écrit par André Chieng pour le dossier spécial Chine du numéro 43 de Variances, publié en février 2012.

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