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06 novembre 2019
Pour la défense des principes fondateurs de la statistique publique
Publié par
Jean-François Royer
| Tribune
Jean-François a fait toute sa carrière à l’INSEE où il a été notamment chef du département de l’action régionale. Il est retraité depuis 2010 et s’est investi dans le groupe « Statistique et enjeux publics » de la Société française de statistique qu’il a présidé de 2010 à 2013.
Depuis huit ans, un statisticien public grec, Andréas Georgiou, est poursuivi par la justice de son pays pour des faits liés à son exercice du métier. Cette affaire mérite d’être méditée par tous car elle met en lumière les relations entre statistique publique et politique et pose les questions cruciales de l’objectivité et de l’indépendance dans un contexte où certains points de vue mettent en cause les principes de base qui doivent gouverner la statistique publique.
Cette histoire dramatique illustre l’importance de la mesure des agrégats de déficit public et de dette publique. C’est parce que ces indicateurs ont été jugés acceptables que la Grèce a pu entrer dans l’euro en 2001 et conduire ensuite sa politique budgétaire et financière de façon autonome, comme tous les autres pays, de 2001 à 2009. C’est parce qu’ils ont fortement dérapé en 2009 qu’elle a dû se plier en 2010 aux exigences européennes, sauf à risquer de devoir sortir de la zone euro.
Que s’est-il passé entre 2009 et 2010 ? Un changement de majorité politique en Grèce en octobre 2009 a été suivi d’une révision majeure de l’estimation du déficit public du pays. Le gouvernement précédent avait prévu un déficit public de 3,7 % du PIB pour l’année 2009 ; le nouveau gouvernement a porté cette estimation à 12,7 % dès la fin de cette même année. Il en est résulté une crise européenne. Un changement aussi brusque révélait un problème majeur dans la mesure des finances publiques et la statistique fut immédiatement mise sur la sellette.
Depuis plusieurs années, l’institut de statistique était en effet régulièrement critiqué par Eurostat pour des défauts majeurs de calcul de ces indicateurs et la rumeur publique l’accusait de ne pas être indépendant. En 2010, le nouveau gouvernement grec a donc voulu le réformer. Andréas Georgiou, alors en poste au département statistique du Fonds Monétaire International, a été nommé directeur général d’un institut rénové et renommé « Elstat ». Dans cette fonction il est parvenu à ce qu’Eurostat juge systématiquement conformes les chiffres transmis entre 2010 et 2015, alors qu’ils avaient été régulièrement rejetés auparavant. Accusé d’être responsable de la crise grecque dans les médias et surtout sur le plan judiciaire, il a quitté son poste en 2015 de son plein gré, mais avec un fort sentiment d’injustice ; il est alors retourné vivre aux États-Unis. Son objectif professionnel a été pleinement atteint : les statistiques transmises par la Grèce n’ont plus été remises en question par l’Union Européenne.
Le volet juridique de l’affaire Georgiou commence dès 2011. Cette année-là, des dirigeants de l’ancien institut statistique grec portent plainte contre lui. Ils l’accusent d’avoir nui délibérément à son pays en « falsifiant », à la hausse, les estimations du déficit public grec de 2009, en octobre 2010.[1] Il s’agissait d’une incrimination de quasi-trahison. Selon eux, ce crime aurait été commis à l’instigation de l’Union Européenne et avec la complicité de cadres d’Eurostat. Sur cette accusation principale Andréas Georgiou a été relaxé en 2014 et en 2016, mais la procédure a été relancée les deux fois. Ce n’est qu’en 2019 que ce grief a été définitivement abandonné par la justice grecque. À cette accusation principale se sont ajoutés plusieurs griefs secondaires : en 2016 Andreas Georgiou a perdu un procès en diffamation consécutif à des propos qu’il a tenus à propos de la gestion précédente de la statistique grecque (un an de prison avec sursis), et en 2017 il a été condamné pour n’avoir pas informé le conseil d’administration d’Elstat avant de transmettre fin 2010 les chiffres du déficit public de 2009 (deux ans de prison, confirmés en appel).
Pendant toutes ces années, Andréas Georgiou a bénéficié d’un soutien sans faille des milieux internationaux de la statistique officielle : ses collègues des instituts de statistique, ainsi que les sociétés savantes de statistique ont multiplié les démarches en sa faveur auprès des autorités grecques. Cette unanimité à l’étranger contraste avec l’état de l’opinion en Grèce. Manifestement, les accusations portées contre Andreas Georgiou ont été approuvées par un secteur non négligeable de l’opinion grecque. En témoignent des articles de presse, des manifestations à l’occasion de ses procès et l’acharnement de ses accusateurs.
Cette réaction, Benjamin Lemoine en donne une justification à contenu « politique ». À propos des chiffres de finances publiques, il demande qu’on s’interroge sur « les intérêts et les publics que ces nombres servent », et il avance une réponse :
Si je viens de rappeler ces faits violemment, c’est qu’ils constituent notre rempart intellectuel contre l’utilisation, abusive à mon sens, d’arguments sociologiques. La sociologie est dans son rôle quand elle met en lumière des forces sociales à l’œuvre, en cherchant à apprécier leur impact. Et l’enracinement des concepts statistiques et des pratiques de la statistique dans le fonctionnement de la société, avec des influences dans les deux sens, ne fait de doute pour personne[3]. Pas plus que ne fait doute l’existence de « franges » ou de « marges » autour des concepts statistiques ou comptables, pouvant donner lieu à des négociations entre les acteurs. De nombreux exemples peuvent être donnés de telles négociations, dans le domaine des finances publiques en particulier : François Lequiller, spécialiste de ces questions, en cite plusieurs dans son ouvrage consacré à ce sujet[4]. Mais ces considérations sont hors de propos dans l’affaire Georgiou, étant donné les ordres de grandeur des différences en jeu. Elles ne peuvent servir qu’à jeter de la poudre aux yeux. Et elles ont le grave pouvoir de mettre en doute, bien au-delà de ce qui est justifié, les principes qui fondent l’action des statisticiens. Entre une foi obtuse dans la pureté des chiffres et l’imputation d’asservissement à des forces sociales, il y a un moyen terme précieux. Même si « l’objectivité n’existe pas », la recherche de l’objectivité, elle, existe bel et bien. Elle suppose l’honnêteté et l’indépendance. Puissent les travaux des sociologues ne pas nous le faire oublier.
Mots-clés : Statistique - Déficit - Dette - Indépendance - Sociologie
[1] On notera que cette révision d’octobre 2010 a été limitée à une hausse de 1,7 % du déficit. Ce n’est nullement cette révision qui a été l’étincelle de la crise grecque mais celle d’octobre 2009, lorsque le nouveau gouvernement a été obligé d’admettre que la prévision n’était pas de 3 % mais de 12,7 %
[2] Statistique et société volume 6 n°2 « Démocratie des faits ou démocratie défaite ? » Société française de statistique
[3] Cf. les nombreux ouvrages d’Alain Desrosières
[4] « Déficit et dette en temps de crise » paru aux éditions Economica en 2018
Depuis huit ans, un statisticien public grec, Andréas Georgiou, est poursuivi par la justice de son pays pour des faits liés à son exercice du métier. Cette affaire mérite d’être méditée par tous car elle met en lumière les relations entre statistique publique et politique et pose les questions cruciales de l’objectivité et de l’indépendance dans un contexte où certains points de vue mettent en cause les principes de base qui doivent gouverner la statistique publique.
L’affaire Georgiou
Cette affaire s’est déroulée dans un contexte politique et économique exceptionnel. En rentrant dans l’euro en 2001, la Grèce a souscrit aux règles européennes fixées par le traité de Maastricht, entre autres celles qui assignent des limites au déficit des administrations publiques et à la dette publique. C’est au nom de ces règles, parce que ces limites avaient été franchies, que l’État grec a été soumis, à partir de 2010, à une politique d’austérité drastique mise en place par ses gouvernements successifs, tant de droite que de gauche. Depuis 2017, la Grèce est sortie de la « procédure de déficits excessifs » et a recouvré son autonomie financière.Cette histoire dramatique illustre l’importance de la mesure des agrégats de déficit public et de dette publique. C’est parce que ces indicateurs ont été jugés acceptables que la Grèce a pu entrer dans l’euro en 2001 et conduire ensuite sa politique budgétaire et financière de façon autonome, comme tous les autres pays, de 2001 à 2009. C’est parce qu’ils ont fortement dérapé en 2009 qu’elle a dû se plier en 2010 aux exigences européennes, sauf à risquer de devoir sortir de la zone euro.
Que s’est-il passé entre 2009 et 2010 ? Un changement de majorité politique en Grèce en octobre 2009 a été suivi d’une révision majeure de l’estimation du déficit public du pays. Le gouvernement précédent avait prévu un déficit public de 3,7 % du PIB pour l’année 2009 ; le nouveau gouvernement a porté cette estimation à 12,7 % dès la fin de cette même année. Il en est résulté une crise européenne. Un changement aussi brusque révélait un problème majeur dans la mesure des finances publiques et la statistique fut immédiatement mise sur la sellette.
Depuis plusieurs années, l’institut de statistique était en effet régulièrement critiqué par Eurostat pour des défauts majeurs de calcul de ces indicateurs et la rumeur publique l’accusait de ne pas être indépendant. En 2010, le nouveau gouvernement grec a donc voulu le réformer. Andréas Georgiou, alors en poste au département statistique du Fonds Monétaire International, a été nommé directeur général d’un institut rénové et renommé « Elstat ». Dans cette fonction il est parvenu à ce qu’Eurostat juge systématiquement conformes les chiffres transmis entre 2010 et 2015, alors qu’ils avaient été régulièrement rejetés auparavant. Accusé d’être responsable de la crise grecque dans les médias et surtout sur le plan judiciaire, il a quitté son poste en 2015 de son plein gré, mais avec un fort sentiment d’injustice ; il est alors retourné vivre aux États-Unis. Son objectif professionnel a été pleinement atteint : les statistiques transmises par la Grèce n’ont plus été remises en question par l’Union Européenne.
Le volet juridique de l’affaire Georgiou commence dès 2011. Cette année-là, des dirigeants de l’ancien institut statistique grec portent plainte contre lui. Ils l’accusent d’avoir nui délibérément à son pays en « falsifiant », à la hausse, les estimations du déficit public grec de 2009, en octobre 2010.[1] Il s’agissait d’une incrimination de quasi-trahison. Selon eux, ce crime aurait été commis à l’instigation de l’Union Européenne et avec la complicité de cadres d’Eurostat. Sur cette accusation principale Andréas Georgiou a été relaxé en 2014 et en 2016, mais la procédure a été relancée les deux fois. Ce n’est qu’en 2019 que ce grief a été définitivement abandonné par la justice grecque. À cette accusation principale se sont ajoutés plusieurs griefs secondaires : en 2016 Andreas Georgiou a perdu un procès en diffamation consécutif à des propos qu’il a tenus à propos de la gestion précédente de la statistique grecque (un an de prison avec sursis), et en 2017 il a été condamné pour n’avoir pas informé le conseil d’administration d’Elstat avant de transmettre fin 2010 les chiffres du déficit public de 2009 (deux ans de prison, confirmés en appel).
Pendant toutes ces années, Andréas Georgiou a bénéficié d’un soutien sans faille des milieux internationaux de la statistique officielle : ses collègues des instituts de statistique, ainsi que les sociétés savantes de statistique ont multiplié les démarches en sa faveur auprès des autorités grecques. Cette unanimité à l’étranger contraste avec l’état de l’opinion en Grèce. Manifestement, les accusations portées contre Andreas Georgiou ont été approuvées par un secteur non négligeable de l’opinion grecque. En témoignent des articles de presse, des manifestations à l’occasion de ses procès et l’acharnement de ses accusateurs.
Un point de vue sociologique
Pourquoi ce contraste ? Un sociologue français, Benjamin Lemoine, avance une explication dans un article publié au début de 2019[2]. Pour lui, Andréas Georgiou s’est aligné complètement sur les positions européennes, au lieu de défendre les intérêts de l’État grec.« L’absence tangible (pour les acteurs) d’altérité entre l’administration grecque chargée du chiffrage et Eurostat, chargé de la surveillance statistique européenne, et le déficit d’intermédiaires, d’arènes de discussion et de possibilités d’allers et retours a provoqué la judiciarisation, et, paradoxalement, une certaine fragilité de résultats quantitatifs (alors qu’ils sont salués par la communauté internationale des experts). »L’auteur oppose cette « absence d’altérité » avec le fonctionnement « normal » des échanges entre les instituts nationaux de statistique et Eurostat, fonctionnement marqué par des discussions, des négociations, et non pas par la prééminence de l’entité européenne sur les autres. En d’autres termes, l’origine de l’affaire Georgiou serait à chercher dans une réaction de la société grecque face à un comportement de plus en plus dominateur des instances statistiques et comptables européennes – une « radicalisation du pouvoir comptable ».
Cette réaction, Benjamin Lemoine en donne une justification à contenu « politique ». À propos des chiffres de finances publiques, il demande qu’on s’interroge sur « les intérêts et les publics que ces nombres servent », et il avance une réponse :
« Ces formes quantifiées permettent de maintenir dans les opinions publiques la vigilance quant aux finances publiques « équilibrées » et naturalisent une politique budgétaire et d’investissement public et social verrouillée, qui sert tout particulièrement les intérêts des investisseurs financiers et détenteurs de la dette publique. »D’après lui, la norme statistique et comptable, quand elle est appliquée aussi rigoureusement, ne relève donc pas d’une expertise démocratiquement légitime, mais du service d’intérêts particuliers, en l’occurrence ceux de la finance. Et lorsque les statisticiens publics invoquent « une certaine idée de la scientificité, de la robustesse des chiffres » et revendiquent leur indépendance pour promouvoir cette idée, ils ne font qu’activer « une façade institutionnelle ». Finalement, sans jamais se prononcer sur la validité des arguments des accusateurs d’Andréas Georgiou, Benjamin Lemoine justifie leur action, au nom de la défense d’une « démocratie défaite ».
L’éléphant dans la pièce
Dans le cas des finances publiques grecques et de l’affaire Georgiou, Benjamin Lemoine ne voit pas, ou feint de ne pas voir, l’aspect trivial de la question – « l’éléphant dans la pièce ». Cet aspect trivial, c’est la triche, la manipulation des chiffres, la falsification intentionnelle ; et la mauvaise foi. Chacune des deux parties met l’autre en cause. Si l’estimation du déficit grec a bondi de plus de dix points de PIB en quelques mois, ce n’est pas parce que les statisticiens grecs chargés de ce chiffrage avant 2010 avaient une interprétation particulière de la comptabilité nationale, c’est, si l’on en croit les spécialistes internationaux, parce que les chiffres de 2009 étaient volontairement sous-estimés par le gouvernement grec de l’époque. Et les accusateurs d’Andréas Georgiou ne le taxent pas d’incompétence ; ils l’accusent d’avoir falsifié les chiffres de finances publiques, à la hausse, pour satisfaire ses « maîtres » internationaux. Devant une telle polémique, qui n’a rien d’une controverse scientifique, invoquer un « déficit d’arènes de discussion », c’est totalement méconnaître la situation. Les deux points de vue ne peuvent pas être conciliés en précisant certains concepts. Quelqu’un a menti, dans cette affaire. Et quiconque regarde de près les documents n’a plus de doute : ce sont les accusateurs de Georgiou qui sont de mauvaise foi. Seule une fausse symétrie peut ériger leurs arguments statistiques en une thèse qui mériterait discussion.Si je viens de rappeler ces faits violemment, c’est qu’ils constituent notre rempart intellectuel contre l’utilisation, abusive à mon sens, d’arguments sociologiques. La sociologie est dans son rôle quand elle met en lumière des forces sociales à l’œuvre, en cherchant à apprécier leur impact. Et l’enracinement des concepts statistiques et des pratiques de la statistique dans le fonctionnement de la société, avec des influences dans les deux sens, ne fait de doute pour personne[3]. Pas plus que ne fait doute l’existence de « franges » ou de « marges » autour des concepts statistiques ou comptables, pouvant donner lieu à des négociations entre les acteurs. De nombreux exemples peuvent être donnés de telles négociations, dans le domaine des finances publiques en particulier : François Lequiller, spécialiste de ces questions, en cite plusieurs dans son ouvrage consacré à ce sujet[4]. Mais ces considérations sont hors de propos dans l’affaire Georgiou, étant donné les ordres de grandeur des différences en jeu. Elles ne peuvent servir qu’à jeter de la poudre aux yeux. Et elles ont le grave pouvoir de mettre en doute, bien au-delà de ce qui est justifié, les principes qui fondent l’action des statisticiens. Entre une foi obtuse dans la pureté des chiffres et l’imputation d’asservissement à des forces sociales, il y a un moyen terme précieux. Même si « l’objectivité n’existe pas », la recherche de l’objectivité, elle, existe bel et bien. Elle suppose l’honnêteté et l’indépendance. Puissent les travaux des sociologues ne pas nous le faire oublier.
Mots-clés : Statistique - Déficit - Dette - Indépendance - Sociologie
[1] On notera que cette révision d’octobre 2010 a été limitée à une hausse de 1,7 % du déficit. Ce n’est nullement cette révision qui a été l’étincelle de la crise grecque mais celle d’octobre 2009, lorsque le nouveau gouvernement a été obligé d’admettre que la prévision n’était pas de 3 % mais de 12,7 %
[2] Statistique et société volume 6 n°2 « Démocratie des faits ou démocratie défaite ? » Société française de statistique
[3] Cf. les nombreux ouvrages d’Alain Desrosières
[4] « Déficit et dette en temps de crise » paru aux éditions Economica en 2018
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