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16 janvier 2004

De l'ENSAE à Scrabblerama

Publié par Hugo HANNE | N° 23 - London Calling

Nous avons continué notre découverte des parcours professionnels atypiques des anciens de l'ENSAE avec Jacques LACHKAR (ENSAE 1977), Président de la Fédération Francophone de Scrabble et Rédacteur en chef de la revue "Scrabblerama".


Jacques, tu fais partie de la promotion 1977 de l’ENSAE et tu réponds aujourd’hui à nos questions parce qu’en quelque sorte, tu es devenu une exception « culturelle » de cette Ecole qui engendre plutôt des cadres supérieurs statisticiens et économistes. C'était d'ailleurs ton cas pour ton début de parcours professionnel à EDF, avant que tu ne deviennes à plein temps le Président de la Fédération Francophone de Scrabble. Ce bref portrait rappelé, j’aimerais savoir ce qui t’a motivé pour entrer à l’ENSAE ?

A la fin de mes études secondaires, je n'avais pas d'idée précise de ce que je souhaitais faire. Je me suis retrouvé "naturellement" en maths sup... parce que j'étais bon en maths, alors qu'en fait je préférais plutôt les matières littéraires. Je n'aimais pas du tout la physique ni la chimie, en revanche j'avais toujours été attiré par les statistiques, le maniement des chiffres. C'est donc assez naturellement que, parmi les concours, j'ai sélectionné l'ENSAE qui, incontestablement, était l'école collant le mieux avec mes goûts. Ayant eu la chance d'y être reçu, je n'ai pas hésité longtemps à y entrer.

As-tu trouvé ce que tu cherchais ou ce qui t’intéressait en matière de connaissances et d’ouverture scientifique et humaniste à l’ENSAE ?
Etudier dans une Grande Ecole telle que l'ENSAE permet bien sûr d'acquérir des connaissances dans de nombreux domaines. Cependant, j'ai toujours été persuadé, et aujourd'hui plus que jamais, que cet aspect est loin d'être le plus important. En effet, les connaissances techniques nécessaires dans la vie professionnelle s'acquièrent le plus souvent "sur le tas". Un exemple évident, l'informatique : à l'époque de mon passage à l'école, cette matière était embryonnaire et très secondaire. Pourtant elle s'est vite révélée indispensable dans le travail, bien plus que certains cours théoriques dispensés à l'école.
En revanche, plus que les connaissances elles-mêmes, le passage dans une Grande Ecole doit apporter une ouverture d'esprit sur le monde, une capacité à apprendre et à comprendre dans les domaines les plus divers, une faculté d'adaptation, une bonne approche des relations humaines. Dans tous ces domaines, je n'ai pas à me plaindre de mon passage à l'ENSAE.

Insérer "lachkarfoto.jpg" sur deux colonnes

Est-ce que ta passion ou ton « hobby » pour le Scrabble était déjà présent lorsque tu étudiais à l’ENSAE ? Si oui, pouvais-tu concilier tes études et tes parties de Scrabble ? Avais-tu des camarades de l’ENSAE joueurs aussi ?
Eh bien non ! En fait, à l'époque, j'ignorais jusqu'à l'existence d'une fédération et du Scrabble de compétition (du reste, la Fédération Française de Scrabble a été créée en 1974, l'année de mon entrée à l'école !). Comme beaucoup, je n'imaginais même pas que le Scrabble pouvait être un véritable sport de l'esprit, n'y ayant joué qu'en famille pour occuper les dimanches pluvieux... précisément l'image réductrice et poussiéreuse que nous nous acharnons à combattre aujourd'hui !
Je jouais plutôt au bridge, et d'ailleurs nous avions constitué à l'école une bonne équipe de quelques vrais amis, passionnés par ce jeu auquel nous consacrions de nombreuses heures quotidiennes. L'occasion pour moi d'adresser ici un clin d'œil amical à Bernard, Gilles, BX, JP et quelques autres ! Après tout, une heure de bridge vaut tous les travaux pratiques de statistiques du monde... Cette équipe est restée soudée quelques années et nous a menés jusqu'à un titre de Champions de France par quatre, catégorie Espérance.
Notre promotion, parfois qualifiée de rebelle en raison de multiples conflits avec l'Administration de l'Ecole, a privilégié la vie associative (Bureau et journal des élèves - à l'époque c'était le Corrélateur -, activités diverses) au détriment de certains cours jugés plus ou moins abstrus. Mais je reste convaincu que nous étions dans le vrai et que nous sommes sortis de l'ENSAE avec la tête bien faite plutôt que bien pleine.

Mais j’y pense, quelles qualités ou connaissances minimales faut-il pour être un spécialiste de Scrabble comme toi ? Quelle sorte d’apprentissage ou d’expérience est-il nécessaire d’acquérir pour cela ?
Je ne me considère pas comme un spécialiste de Scrabble. J'ai découvert ce jeu sous sa forme compétition (qui élimine la part de chance due aux tirages plus ou moins favorables) par hasard : je suis un jour allé disputer un tournoi de bridge au club PLM à Paris et, en fait, il y avait ce jour-là Scrabble et non bridge. Je suis resté, j'ai trouvé le jeu intéressant et l'ambiance sympathique... et j'ai continué... c'était il y a vingt ans !
J'ai acquis un bon niveau de jeu, accédant en quelques années à la première série (représentant le premier pour-cent dans le classement des joueurs), sans toutefois prétendre au titre de champion. D'une part, je me suis rapidement investi dans l'organisation et l'arbitrage de compétitions, difficilement compatible avec la pratique du jeu au plus haut niveau. D'autre part, je n'ai jamais été prêt à investir le temps nécessaire pour atteindre le sommet : bien qu'aimant la compétition, je suis resté un peu trop dilettante.
Outre un indispensable don à la base (vision de la grille, sens combinatoire...) et des qualités comparables à celles requises par toute discipline sportive - faculté de concentration, extrême rapidité d'esprit, endurance -, le champion doit être capable très rapidement de former, retrouver et placer les mots. Autrement dit, il doit assimiler le vocabulaire à la perfection. Et, qu'il utilise pour cela l'ouvrage de référence lui-même (l'Officiel du Scrabble, dictionnaire édité par Larousse) ou un produit dérivé (logiciel d'entraînement, ouvrage répertoriant les anagrammes, etc.), il doit s'entraîner encore et encore pour être toujours au "top-niveau". Tout compétiteur sort d'un tournoi "vidé" nerveusement et, réellement, la dénomination de "sport" de l'esprit n'a rien d'usurpé lorsqu'on parle de Scrabble.
Les meilleurs joueurs sont des scientifiques et non pas des littéraires, comme on l'imagine souvent. Profil type du champion : homme, formation scientifique, moins de 30 ans. Les élèves ou anciens élèves de Grandes Ecoles comme l'ENSAE brillent souvent au plus haut niveau. Mon club parisien compte d'ailleurs trois autres anciens ENSAE de diverses promotions, dont son président, tous



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Figure n°1 :


aujourd'hui classés en première série !
Cela dit, on peut devenir un excellent joueur à condition d'utiliser au mieux son propre vocabulaire, sans apprendre le dictionnaire. Cela ne permet certainement pas d'être champion du monde, mais toutefois de briller dans les compétitions.

Qu’est-ce que tu aimes dans ce jeu ? Faut-il une culture exceptionnelle pour y réussir ? Pourrais-tu définir ce qu’apporte la pratique du Scrabble à un joueur et ce qu’elle t’a apporté ?
Il ne faut pas une culture exceptionnelle pour réussir au Scrabble, mais il faut aimer les mots, et aimer jouer avec les mots. S'amuser de relever des anagrammes comme PARISIEN/ASPIRINE, SOIGNEUR/GUERISON ou de savoir que IVROGNE+N donne VIGNERON. Aimer passer des heures à chercher les mots qu'on peut former à partir de tirages de lettres. Je parle ici de mots courants et non pas d'un vocabulaire de professionnel. Demandez autour de vous quel mot on peut former avec les huit lettres DEILOSTU ou quelle est l'anagramme de REFOUTAIS : celui qui trouvera rapidement SOLITUDE ou AUTREFOIS pourrait bien avoir un bon potentiel de scrabbleur !
La pratique du Scrabble peut apporter beaucoup, selon les âges et les attentes des joueurs. Au niveau scolaire, le Scrabble est utilisé comme support pédagogique pour apprendre le vocabulaire, la grammaire, les conjugaisons, mais aussi développer la concentration, les facultés combinatoires, le calcul mental, etc. Près de 300 clubs scolaires, dans le primaire et au collège, sont animés en France par des enseignants convaincus de l'intérêt de cette discipline. Des championnats scolaires et même des championnats du monde (francophones), juniors et cadets, récompensent les éléments les plus brillants.
A l'autre extrémité de la pyramide des âges, le Scrabble en club a une fonction sociale évidente : arme pour lutter contre la solitude, sa pratique permet également d'entretenir ses neurones.
A tous les âges enfin, il permet aux amateurs de mots de satisfaire une soif de compétition dans une atmosphère qui a toujours su rester conviviale et chaleureuse. Et, croyez-moi, cet appétit peut aussi bien se retrouver chez les poussins (moins de 10 ans) que chez les "diamants" (plus de 70 ans) !
Pour ma part, j'aime bien la compétition, mais, surtout, j'ai trouvé dans mon club et au-delà une seconde famille, et en tout cas des amis qui, j'en suis sûr aujourd'hui, seront toujours présents. En un mot, une passionnante expérience de relations humaines.

Maintenant comment vois-tu ton passage à l’ENSAE ? Etait-ce enrichissant, ennuyeux ou passionnant ? L’Ecole a-t-elle été utile à ton ascension dans l’univers du Scrabble et si oui comment ?
Je n'ai jamais regretté mon passage à l'ENSAE, bien au contraire y sont associés nombre de merveilleux souvenirs, et ces trois années ont réellement été heureuses. Incontestablement, mon activité au sein du BDE de l'époque, et aussi mon poste de rédacteur en chef du Corrélateur, étaient prémonitoires de ce qu'est ma vie professionnelle aujourd'hui.

Peux-tu nous parler de tes années studieuses à EDF ? Sur quel(s) projet(s) travaillais-tu ? Bien que tu aies ensuite opté pour un autre chemin, es-tu heureux d’avoir eu cette expérience professionnelle ? Notamment car tu as pu y valoriser tes années de l’ENSAE ?
Sincèrement, je n'ai pas grand-chose de passionnant à raconter sur mon boulot à EDF. J'y ai principalement exercé des fonctions dans le domaine des prévisions économiques à moyen et long terme. Seule une petite partie des études faites à l'ENSAE m'a été utile en la matière. Je dois reconnaître que mon intérêt, réel au début, a peu à peu faibli à mesure que, d'une part, je commençais à douter de l'utilité pratique du travail en question et que, d'autre part, je m'investissais de plus en plus dans le Scrabble. Je suis devenu président de la Fédération Française de Scrabble en 1986 (fonction bénévole puisqu'il s'agit d'une association), huit ans après le début de ma vie professionnelle à EDF et j'ai mené les deux de pair pendant plusieurs années. A la fédé, je pouvais au quotidien apprécier l'impact concret du travail accompli. Pas à EDF. Qu'on me comprenne bien : je n'ai rien à reprocher à cette belle entreprise publique. Simplement, ce n'était pas ma voie et j'ai fini par en prendre conscience.

Et maintenant, quels sont tes projets pour l’avenir ? Toujours dans des activités culturelles et ludiques comme le Scrabble ? As-tu retrouvé ou retrouves-tu périodiquement d’anciens élèves de l’ENSAE, également joueurs de Scrabble ?
Je travaille à temps plein pour le Scrabble depuis maintenant huit ans. Aujourd'hui, je suis président de la Fédération Internationale Francophone, et rédacteur en chef du mensuel Scrabblerama. Rencontrer des scrabbleurs de tous pays, des personnes de toutes origines, de tous âges, de toutes professions, mais aussi organiser des festivals ou des championnats est réellement ce que j'aime. La Rochelle en 2001, Montréal en 2002, Liège cette année, Marrakech en 2004 sont autant d'occasions de retrouver des amis de toute la Francophonie. J'ai la chance de faire un boulot que j'aime, dans un cadre que j'aime, de travailler avec de vrais amis qui partagent cette même passion. La fédération française compte près de 1000 clubs et plus de 15000 licenciés (trois fois plus qu'il y a quinze ans), de nombreuses compétitions sont organisées chaque week-end. Tout cela crée une vie foisonnante et diverse que je ne peux pas vous décrire ici en détail... mais, si vous souhaitez en savoir plus, allez jeter un coup d'œil sur notre site Internet (www.ffsc.asso.fr) et n'hésitez pas, pourquoi pas, à franchir la porte d'un club !
J'en profite pour lancer un appel : notre fédé manque cruellement de sponsors pour ses épreuves, ou d'annonceurs pour sa revue. Si, par leurs fonctions professionnelles, des anciens de l'ENSAE sont en mesure de nous apporter une aide en la matière, qu'ils n'hésitent pas à me contacter !
Vous l'aurez compris : je n'envisage pas de changer de voie, même si le travail en milieu associatif est loin d'offrir les mêmes salaires que ceux auxquels peuvent prétendre la majorité des anciens de mon époque. La qualité de vie n'a pas de prix. Et cela ne m'empêche pas de retrouver parfois, trop rarement, d'anciens amis de l'époque ENSAE, même s'ils ne jouent pas au Scrabble !

Autrice

Hugo HANNE

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