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10 avril 2005

Henri Delessy, passion peinture

Publié par Un entretien d'Hugo Hanne (1992). | N° 25 - : Quel mieux d'Etat: élaborer et évaluer les politiques

Variances - Quelle a été ta première impression en arrivant à l’Ensae, sur l’école, tes camarades et tes professeurs ?
Henri Delessy - Pour être franc, ma première impression fut que les locaux de l’école étaient très laids, surtout à l’étage : sol plastifié jaune criard, couloirs sombres, tuyaux apparents partout... Sans parler de la proximité du périphérique ! Heureusement, j’ai vite sympathisé avec quelques camarades et je me suis fait aux locaux...

Var- Est-ce que tu as trouvé dans l’enseignement de l’Ensae ce que tu souhaitais ?
HD- A 19 ans, je n’avais pas d’attente précise. Mais j’ai dans l’ensemble bien apprécié les enseignements.

Var - Qu’est-ce qui t’a le plus marqué dans tes années d’étudiant à l’Ensae ?
HD- D’abord, comme tout le monde, le retour à un peu de liberté après des classes préparatoires que j’ai trouvées très aliénantes. Ensuite la découverte des sciences économiques dont je n’avais aucune notion : l’économie ne faisait pas partie de ma culture. Enfin la rencontre de camarades qui sont devenus des amis. Et surtout celle de ma compagne ! Mais ceci est une autre histoire…

Var- Avais-tu déjà la passion de la peinture à l’Ensae (comme amateur et comme peintre) ? L’as-tu fait partager à tes camarades ?

HD- Oui j’avais déjà cette passion mais je n’en parlais guère. En partie par fausse pudeur. Mais aussi parce que, dans notre culture, si beaucoup de gens sont sensibles à la musique, assez peu le sont vraiment à la peinture. Ou, pour mieux dire, peu éduquent et cultivent leur sensibilité à cet art. Pourtant, les enfants montrent souvent une vive créativité dans ce domaine. Mais généralement celle-ci s’éteint assez vite, avant l’adolescence. Alors que le goût pour la musique, lui, reste et même se développe. Peut-être la musique a-t-elle un pouvoir plus fort sur notre sensibilité. D’ailleurs, comme beaucoup d’autres, j’utilise la musique comme stimulant émotionnel quand je peins.

Vr - Que peignais-tu quand tu étais à l’Ensae ?
HD- Je dessinais et je cherchais à progresser dans l’art du portrait : acquérir le sens des proportions du visage humain, trouver les moyens d’obtenir la ressemblance, qui est un sujet passionnant mais assez difficile.

Var- Mais où as-tu appris à peindre ? Depuis quel âge ?
HD- Depuis l’enfance, j’ai appris surtout par deux choses : la pratique constante et la lecture des livres d’art que je tirais de la bibliothèque familiale. Mon père avait et a toujours un culte pour les grands peintres. Par ailleurs, je n’ai appris que des techniques qu’on peut acquérir seul ou quasiment. J’ai vite abandonné la peinture à l’huile trop consommatrice de temps et d’espace, donc non compatible avec mon mode de vie. Et j’ai peu à peu acquis une technique utilisant les encres acryliques et combinant le pinceau et la plume. Ce qui permet de marier les qualités expressives de la ligne avec celles de la couleur.

Var- Quelle période ou artiste préfères-tu dans la peinture ?
HD- Vaste sujet ! Pour s’en tenir à l’art figuratif occidental, les diverses périodes et les différents grands artistes ont créé tant de représentations du monde et de l’homme qu’on peut aimer pour des raisons variées, voire opposées, puisqu’elles expriment toute la palette des sentiments humains. Par exemple, on peut aimer à la fois la puissance souvent tragique de Goya et la sérénité des intérieurs de Vermeer ; les paysages visionnaires de Turner et les vues champêtres de Ruysdaël ; la sensualité de Titien et le mysticisme du Greco ; l’intériorité de Rembrandt et l’« oeil » de Monet, l’idéalisme de la Renaissance florentine et le réalisme magnifique des Flamands des XVème et XVIème siècles. Mes goûts sont donc très éclectiques -et très classiques. L’art du passé est tellement riche !

Var- Quel est pour toi le plus beau musée de peinture en France ou ailleurs ?
HD- Je n’ai pas la prétention de répondre, d’autant plus que je ne connais, sinon par les livres, ni les musées de Hollande ni ceux de Vienne ni ceux des Etats-Unis. Et puis la question du classement ou du jugement n’est pas si importante. Le problème justement, en peinture, c’est qu’on se dépêche de juger avant de prendre le temps de contempler. Mais la contemplation d’un tableau, s’il est riche, demande du temps. C’est un mélange d’observation active et de réceptivité passive : le plaisir est à la fois d’admirer comment le tableau est fait et de subir l’émotion qui s’en dégage. Au bout d’un moment, on se fond dans le tableau et c’est l’émotion qui l’emporte. Au Louvre, j’ai connu ainsi des moments assez magiques, le soir, quand la nuit et le calme créent une intimité avec les tableaux.

Var- Arrivais-tu bien à concilier ta passion pour la peinture et tes études ?
HD- Il est difficile de concilier une passion artistique avec des études et une profession qui n’ont rien à voir. En fait la frustration de manquer de temps pour peindre est douloureuse et permanente. Avec l’âge, j’ai appris à devenir patient. Mais je me souviens de ma rage certains jours de devoir aller au bureau alors que mon envie de dessiner était tellement forte... Le problème est que j’ai à la fois besoin de peindre et un vif intérêt pour les disciplines et études scientifiques. C’est vrai que j’ai souvent songé à sacrifier ma vie professionnelle. Mais je n’en ai jamais eu le courage.

Var- As-tu repéré dans ton travail des qualités ou des caractéristiques que tu as acquises grâce à la peinture ?
HD- Je ne pense pas. La peinture développe avant tout des qualités d’observation et de sensibilité visuelle. Par ailleurs, c’est une activité solitaire, individuelle voire individualiste. Je doute qu’elle favorise l’aptitude au travail en équipe dans une entreprise... Cela dit, la peinture, comme toute autre passion, enrichit sûrement la personnalité, donc indirectement les relations humaines au travail qui seraient très pauvres si chacun n’apportait pas une expérience tirée d’autres activités que celles de l’entreprise.

Var- La Poste, comment y es-tu arrivé après l’Ensae ?
HD- Assez banalement. J’ai commencé par pratiquer la prévision et la modélisation macroéconomiques dans un institut de conjoncture qui s’appelle aujourd’hui Rexecode. Puis j’ai poursuivi le même type d’activités au CEPII (Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales). Enfin, en 1996, un ancien collègue m’a proposé de le rejoindre au service des Etudes économiques de La Poste, dans la branche des services financiers.

Var- As-tu des projets de peinture en commun avec La Poste ?
HD- Non, la peinture est pour moi un domaine privé et intime. En outre, il me semble que l’art et les institutions ne font pas très bon ménage. Il y a bien sûr d’éminents contre-exemples ! Que serait l’art occidental sans les commandes de l’Eglise ? Mais je ne suis pas sûr que l’on puisse comparer la grande entreprise avec l’Eglise du Moyen-Age ou de la Renaissance ! Par nature, l’entreprise a du mal à poursuivre une autre fin qu’elle-même, et le risque pour un artiste est d’être insidieusement utilisé à des fins de communication. Ce qui ne veut pas dire que le mécénat n’ait pas son intérêt. Mais il faut rester circonspect.

Var- As-tu retrouvé des camarades de l’Ensae à La Poste ou des peintres comme toi ?
HD- Il y a quelques Ensae à La Poste et, parmi quelque 300.000 salariés, il y a aussi des peintres ! Il existe d’ailleurs une société artistique de La Poste et France Télécom qui organise chaque année une exposition au musée de La Poste.

Var- Quelles sont selon toi tes meilleures peintures ? Que représentent-elles ? Qu’expriment-elles le mieux selon toi en tant qu’œuvres d’art ?
HD- Je ne crois pas qu’il soit sage de demander à quelqu’un de juger ses propres œuvres ! Mais on peut quand même tâcher d’être lucide sur le produit de ses efforts. Il me semble que c’est dans le domaine du portrait que j’ai fait les meilleures choses, parce que c’est ce qui m’émeut le plus et parce que j’y ai beaucoup travaillé... Ce que je recherche dans le portrait, c’est à la fois une expression intense, une forte ressemblance et un style vigoureux. Ce qui me plaît aussi dans le portrait, c’est qu’il s’inscrit dans une tradition vraiment intemporelle. Intemporelle parce que, même si la photo a banalisé le portrait, les hommes seront toujours fascinés par le visage humain et ses multiples expressions.

Var- Qu’es-tu en train de peindre en ce moment ?
HD- J’alterne entre les portraits d’humains et les portraits d’animaux. J’aime beaucoup dessiner et peindre les animaux, les portraiturer avec une note d’humour et d’antropomorphisme. Je voudrais bien constituer peu à peu une sorte de bestiaire. Dans le même temps, je poursuis depuis plusieurs années une série de portraits de personnalités des arts et du spectacle. Pas par goût des célébrités dont le culte actuel est excessif et largement entretenu pour des motifs commerciaux. Mais parce qu’en peignant des gens célèbres, j’espère offrir au spectateur plusieurs plaisirs : celui d’identifier le modèle, celui de juger de la ressemblance, celui d’apprécier –ou non- mon interprétation du modèle. Il y a une autre raison à mon choix de modèles connus. Lors d’une exposition passée, j’ai fait l’expérience que le portrait de proches, jugé trop personnel, dissuadait les amateurs. Pourtant les mêmes pourraient sans doute accrocher chez eux des portraits d’intimes réalisés par des gloires de la peinture. Comme si la célébrité du peintre, donc du tableau, sacralisait le portrait et recréait la distance nécessaire…

Var- Est-ce que tu t’imagines en train de réaliser une fresque peinte sur un mur de l’Ensae ? Que représenterait-elle ?
HD- Non, parce que je n’en possède absolument pas la technique. Mais supposons que je la possède. Il me semble que j’éviterais une composition semi-abstraite évoquant l’univers des statistiques ou de l’économie, et pour laquelle je suis peu doué. Je préférerais le portrait d’une ou de plusieurs personnalités qui se sont illustrées en statistiques ou en sciences économiques. Le choix serait évidemment sujet à polémique ! Au titre de ses travaux en probabilités, Pascal, par exemple, me plairait assez. Peindre à l’Ensae une grande figure humaniste serait une discrète mise en garde contre un économisme réducteur ou une application aveugle des techniques statistiques... Et tant pis si Pascal, emporté par sa philosophie austère, a condamné la peinture !

« Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux. ». Pascal, Pensées, fragment 134 de l’édition Brunschvicg.

Retrouver des reproductions des oeuvres d'Herni Delessy dans la version pdf complète.

Autrice

Un entretien d'Hugo Hanne (1992).

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