Plateformes musicales et rémunération des artistes*
Introduction
Parce qu’elle possède le mérite de la simplicité, certes appréciable mais parfois trompeur, et parce qu’elle est calquée sur le mode de rémunération des artistes dans le monde hors ligne, la méthode de paiement à l’aune des parts d’audience est aujourd’hui unanimement adoptée par les plateformes de streaming musical par abonnement, telles Deezer ou Spotify. Néanmoins, des voix se font désormais entendre pour suggérer l’adoption d’une méthode alternative : l’UCPS ou User Centric Payment System[1].
Le but de la présente contribution est, avec toute l’objectivité et la rigueur scientifique qui sont de mise, de dévoiler les ressorts de l’UCPS et révéler quels seraient les impacts de son adoption . Pas un plaidoyer, donc, mais une argumentation raisonnée, susceptible d’apporter son concours à une nécessaire concertation entre les plateformes et les acteurs de la filière musicale.
À cette fin, nous serons d’abord amenés à définir la « part d’audience normalisée » d’un artiste sur une plateforme, un indicateur de performance plus fidèle que la part d’audience brute, « neutralisant » l’effet exogène d’hétérogénéité des utilisateurs en termes de volumes d’écoutes. Nous étudierons ensuite les effets de la normalisation des parts d’audience, contrastés selon les types d’artistes, de niche ou mainstream. Nous montrerons enfin que l’UCPS, qui n’est autre que l’allocation du revenu distribuable au prorata des parts d’audience normalisées, est théoriquement plus efficace que l’allocation standard au regard d’une batterie de critères, tels que la pertinence, la causalité, la complétude informationnelle, ou encore l’équité.
Parts d’audience brute vs normalisée
Considérons une plateforme de streaming musical, accueillant m artistes et rassemblant n utilisateurs. Un artiste donné est désigné par un rang i, compris entre 1 et m ; et un utilisateur donné par un rang j, compris entre 1 et n. On note a(i) la part d’audience de l’artiste i, ratio qui rapporte, sur une période de référence, le nombre d’écoutes de morceaux de cet artiste au total des écoutes sur la plateforme. On note par ailleurs a(i,j) la part d’audience de l’artiste i restreinte aux seules écoutes effectuées par l’utilisateur j. On note enfin u(j) le poids relatif de l’utilisateur j dans l’activité de la plateforme. La part d’audience tous utilisateurs confondus se décompose alors comme la moyenne pondérée :
Il apparaît ainsi que la part d’audience a(i) de l’artiste i résulte de la combinaison de deux facteurs distincts : d’une part, un facteur intrinsèque de performance de cet artiste, lié aux niveaux a(i,j) de ses parts d’audience restreintes aux différents utilisateurs j ; d’autre part, un facteur extrinsèque, lié à l’hétérogénéité des poids u(j) de ces utilisateurs, et donc en grande partie indépendant des mérites de l’artiste i.
Il en résulte que, pour évaluer la performance intrinsèque d’un artiste i, hors effet d’hétérogénéité de l’audience, c’est-à-dire pour mesurer la capacité de cet artiste à toucher les différentes cibles présentes sur la plateforme, l’indicateur le plus pertinent est le niveau moyen des parts d’audience restreintes, soit :
Cet indicateur a*(i) de la performance d’un artiste i s’interprète comme la part d’audience qu’obtiendrait ce dernier, à parts d’audience restreintes identiques, sur une plateforme fictive où les n utilisateurs auraient le même poids 1/n. Dans la suite, l’indicateur a*(i) sera dénommé « part d’audience normalisée » de l’artiste i, à bien distinguer de sa « part d’audience brute » a(i).
Le calcul des parts d’audience normalisées réclame davantage d’information que celui des parts d’audience brute. En effet, tandis que la connaissance agrégée des volumes d’écoutes tous utilisateurs confondus est suffisante pour calculer les parts d’audience brutes a(i), la connaissance détaillée des écoutes spécifiques de chacun des utilisateurs, renfermée dans le tableau croisé a(i,j), est nécessaire pour calculer les parts d’audience normalisées a*(i). Cette exigence informationnelle accrue ne soulève néanmoins aucune difficulté, puisqu’une plateforme en ligne collecte en temps réel et de manière exhaustive toute l’information statistique utile à l’un comme à l’autre des deux calculs.
Effets correcteurs de la normalisation des parts d’audience
Des expressions respectives des parts d’audience brute a(i) et normalisée a*(i) en tant que moyennes pondérées, il découle que les artistes pour lesquels la part d’audience normalisée corrige à la hausse la part d’audience brute sont les artistes de niche, ceux dont la part d’audience restreinte est plus élevée chez un petit utilisateur (pour lequel u(j) < 1/n) que chez un gros (pour lequel u(j) > 1/n). Inversement, la normalisation corrige à la baisse les parts d’audience brutes des artistes mainstream, ceux dont la part d’audience restreinte est plus élevée chez un gros utilisateur que chez un petit. Pour un artiste « généraliste », écouté dans des proportions voisines par chacun des utilisateurs de la plateforme, la normalisation affecte peu la part d’audience brute (a(i,j) ≈ a(i) pour tout j ⇒ a*(i) ≈ a(i)). Ces observations sont consignées de manière formalisée dans l’encadré 1.
Encadré 1. Effets de la normalisation des parts d’audience selon le type d’artiste.
La part d’audience normalisée a*(i) d’un artiste i est supérieure (resp. inférieure) à sa part d’audience brute a(i) si et seulement si, au sein de la population des utilisateurs j de la plateforme, la variable a(i/j), « part d’audience restreinte à j de l’artiste i », est négativement (resp. positivement) corrélée à la variable u(j), « poids relatif de j dans les écoutes globales ».
Soit Cov{a(i,j), u(j)}, la covariance des deux variables a(i,j) et u(j). Par définition de la covariance, on a :
Or, par définition des parts d’audience respectivement brute et normalisée :
D’où la propriété annoncée :
⋚ ⋚ 0
Au sein de la population des artistes, la part d’audience normalisée est-elle une variable plus étalée, ou au contraire plus pincée, que la part d’audience brute ?
Formulons l’hypothèse plausible d’une corrélation positive, au sein de la population des artistes, entre le niveau de performance et le fait d’être davantage prisé des gros utilisateurs que des petits. Sous cette hypothèse, la variance de la part d’audience normalisée » est moindre que celle de la part d’audience brute. Ce résultat, démontré dans l’encadré 2, est assez intuitif. En effet, la normalisation rehausse la part d’audience des artistes de niche, qui sont aussi par hypothèse les moins écoutés, tandis qu’elle rabaisse la part d’audience des artistes mainstream, qui sont aussi par hypothèse les plus écoutés.
Encadré 2. Normalisation et concentration des parts d’audience.
L’hypothèse d’une corrélation positive entre performance et profil orienté vers les gros utilisateurs s’écrit, de manière formalisée:
Cov{a*(i), Cov{a(i,j), u(j)}} > 0
soit encore :
Cov{a*(i), a(i) – a*(i)} > 0
et, puisque la variable a(i) – a*(i) est de moyenne nulle :
Montrons que, sous cette condition, la variance de la part d’audience normalisée est inférieure à celle de la part d’audience brute. Les deux variables a(i) et a*(i) ayant la même moyenne 1/m, la différence de leurs variances s’écrit :
D’où, en tenant compte de l’hypothèse de corrélation, la propriété annoncée :
Système de rémunération standard
Considérons d’abord le cas d’une plateforme transactionnelle, sur laquelle les écoutes sont facturées à l’acte. Tout coule alors de source !
Chaque écoute individuelle est payée au prix unitaire p, par l’utilisateur qui en émet la requête. Si τ est le taux de marge prélevé par la plateforme, le revenu net élémentaire r = p.(1 – τ) engendré par une transaction est reversé à l’artiste auquel celle-ci s’adresse.
Si e est le volume global des écoutes sur la période de référence, le volume partiel a(i).e se rapporte à l’artiste i. Le revenu globalement redistribué aux artistes est R = e.p.(1 – τ) et la quote-part afférente à l’artiste i est R(i) = a(i).e.p.(1 – τ). La clé d’allocation présidant à la distribution du revenu est donc celle des parts d’audience brutes, soit :
R(i) = a(i).R
Cette clé s’impose ici indiscutablement contre toute autre, parce qu’elle respecte un incontournable « principe de causalité » : le revenu distribuable étant causé par les écoutes effectuées sur la plateforme et proportionnel à leur nombre, chaque artiste reçoit tout naturellement une part de ce revenu égale à la part des écoutes que lui-même cause, à savoir sa part d’audience brute. Le revenu collecté par une plateforme à l’acte étant directement attribuable aux artistes, la question de l’allocation devient triviale.
Revenons maintenant au cas d’une plateforme de streaming par abonnement. Une telle plateforme facture un même montant d’abonnement, soit s, à chacun de ses n utilisateurs, si bien que ceux-ci contribuent à hauteur égale à la collecte du revenu global n.s sur la période de référence. Après prélèvement de la marge d’exploitation de la plateforme, au taux τ, le revenu net distribuable aux artistes est :
R = n.s.(1 – τ)
On observe que ce revenu est indépendant du volume e des écoutes. Par conséquent, une distribution entre les artistes au prorata de leurs contributions respectives à ces écoutes, c’est-à-dire au prorata de leurs parts d’audience brutes, est loin de s’imposer avec autant d’évidence que dans le cas d’une facturation à l’acte. Puisque le mode de collecte du revenu, ici à proportion du nombre n des utilisateurs et non pas du nombre e des écoutes, n’induit aucune règle « d’allocation causale » entre les artistes, il convient de fonder une telle règle sur d’autres considérations.
Un argument, bien que passablement ad hoc, vient à l’appui de l’allocation au prorata des parts d’audience brutes. Cet argument, reposant sur une logique de transposition à l’identique en l’absence d’acquisition d’information, procède comme suit. Imaginons que le même revenu R à distribuer ait été collecté via une facturation à l’acte. Alors, une et une seule règle causale d’allocation en eût résulté sans ambiguïté. À défaut de pouvoir déduire du mode de facturation par abonnement une règle causale alternative, un principe de prudente neutralité invite à conserver la même règle.
Cette conclusion est néanmoins contestable, car l’argument conservatoire souffre de deux faiblesses majeures : d’une part, en raison de l’assertion erronée selon laquelle le mode de facturation par abonnement n’apporterait aucune information pertinente en vue de l’allocation ; d’autre part, en raison du postulat arbitraire selon lequel toute règle d’allocation causale devrait nécessairement ne tirer sa légitimité, directement ou indirectement, que du mode de collecte du revenu à distribuer.
Système de rémunération user centric
Afin de proposer une allocation du revenu mieux défendable que l’allocation standard selon les parts d’audience brutes, le concept de causalité doit d’abord être redéfini d’une manière plus intrinsèque, en l’asseyant plus nettement sur les mérites effectifs des bénéficiaires de la distribution, les artistes.
Or, comme on l’a vu plus haut, l’indicateur le plus pertinent de la performance d’un artiste i, après neutralisation de l’effet exogène dû à l’hétérogénéité des utilisateurs, est la part d’audience normalisée de cet artiste, a*(i). L’approche de rémunération selon les mérites mène ainsi à une allocation de revenu au prorata des parts d’audience normalisées, plutôt que brutes. La quote-part R*(i) revenant à l’artiste i vaut alors :
R*(i) = a*(i).R
Compte tenu des expressions de R et de a*(i), on peut encore écrire :
Cette dernière relation offre un supplément de justification à l’allocation selon les parts d’audience normalisées. Cette justification se réfère à la genèse du revenu distribuable par la plateforme qui, certes, ne suffit pas en elle-même à définir une règle de causalité, mais n’en apporte pas moins une information utilisable, dont il convient donc de tenir compte. Explicitons l’argument.
Chacun des n utilisateurs-abonnés j engendre individuellement le revenu distribuable s.(1 – τ), si bien que le revenu globalement distribuable, R = n.s.(1 – τ), est décomposable en n tranches égales. L’allocation entre les artistes est dès lors séparable en n allocations élémentaires, une allocation pour chacune des n tranches. On retient, pour l’allocation de la j-ème tranche, la clé des parts d’audience restreintes à cette tranche, choix le plus rationnel en l’absence d’information additionnelle. La quote-part élémentaire affectée à l’artiste i, dans cette allocation partielle, vaut ainsi a(i,j).s.(1 -τ). Agrégeant, pour chaque artiste i, les n quotes-parts qui lui reviennent au titre de chacune des n tranches, on obtient R*(i) pour quote-part résultante.
D’où une rationalisation assez convaincante de la méthode d’allocation au prorata des parts d’audience normalisées, révélant en outre comment cette méthode incorpore toute l’information extractible de l’activité de la plateforme, contrairement à la méthode d’allocation au prorata des parts d’audience brutes qui traite, quant à elle, les utilisateurs de manière agrégée, comme s’il s’agissait d’un utilisateur unique.
Parce qu’elle est la seule méthode qui, en même temps, repose uniquement sur les mérites respectifs des artistes et mobilise l’information statistiquement disponible au niveau désagrégé de l’utilisateur, l’allocation au prorata des parts d’audience normalisées, encore dite User Centric Payment System (UCPS), est aujourd’hui préconisée par certaines plateformes de streaming par abonnement, notamment Deezer, en lieu et place de l’allocation standard au prorata des parts d’audience brutes. L’appellation user-centric souligne le rôle central joué par l’individualisation des utilisateurs dans cette procédure d’allocation, en opposition avec l’agrégation qui prévaut dans la procédure standard actuellement en vigueur.
Impacts d’un éventuel passage au système UCPS
Les propriétés, établies plus haut (cf. encadrés 1et 2) à propos des parts d’audience respectivement brute et normalisée, se transposent ne varietur en propriétés des allocations respectivement standard et user-centric.
Si elle était substituée à l’allocation standard sur les plateformes par abonnement, l’allocation user-centric favoriserait donc les artistes de niche et défavoriserait les artistes mainstream, opérant une redistribution de revenu depuis les derniers vers les premiers. En outre, une transition de l’allocation standard vers l’allocation user-centric réduirait l’inégalité de rémunération entre gros et petits artistes.
Il n’est à cet égard guère surprenant que la proposition d’un passage à l’UCPS, émise le directeur général de Deezer France, Alexis de Gemini, ait reçu le soutien de plusieurs associations de producteurs indépendants, dont l’UPFI (Union des Producteurs phonographiques Français Indépendants), mais pas celui des majors !
*****
Nous avons ici montré que le système de paiement user-centric, option alternative au système actuel de paiement à la part d’audience, constitue objectivement une méthode d’allocation de revenu pertinente au regard de la prise en compte des mérites des artistes, finement informée quant à l’utilisation des données collectées par les plateformes, et réductrice des inégalités de rémunération entre les artistes. À cette liste, ajoutons la satisfaction apportée à la masse des petits utilisateurs, auxquels l’UCPS offrirait en effet la faculté d’influer significativement sur la rémunération de leurs artistes préférés.
Mais, comme telle est la règle générale face à l’éventualité d’une transition d’un système établi vers un nouveau système, certes théoriquement paré de vertus appréciables, mais auquel certains acteurs gagnent et d’autres perdent, l’analyse scientifique ne peut, à elle-seule, suffire à emporter la décision. Au mieux l’éclaire-t-elle. Place maintenant au débat !
* Le contenu de cet article n’engage que son auteur.
[1] Voir, par exemple : https://www.cbnews.fr/digital/image-deezer-fait-evoluer-remuneration-artistes-45894
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