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15 septembre 2003

Des entreprises de réseau aux entreprises réseau

Publié par Claude-Pierre Bonnepart(Ensce 77) | N° 5 - Réseaux : économie et stratégie

RÉSEAUX DE L’ÉCONOMIE

Des voies romaines ou des aqueducs aux chemins de fer vers l'Ouest (le vrai) américain, des autoroutes (les vraies) aux autoroutes de l'information et aux réseaux mondiaux de télécommunication, les réseaux ont de tout temps joué un rôle majeur dans l'économie et la société. Toujours supports ou soutiens, souvent instruments et moteurs du développement, les réseaux occupent une place centrale que les cultures et les traditions ont, suivant les pays et les époques, placé sous le contrôle de l'autorité publique et des États ou sous la loi d'un marché régulé, autrement dit « sous contraintes réglementaires ».

RÉLEMENTATION ET OUVERTURE À LA CONCURRENCE

Bousculées par l'innovation technologique, contraintes au mouvement par l'internationalisation des échanges et des affaires, interpellées de façon souvent vigoureuse par des usagers devenus clients/utilisateurs, soumis au pouvoir de négociation croissant et à la pression des grandes entreprises internationalisées, les entreprises de réseau doivent réagir. Elles se trouvent parallèlement soumises à une gestion interne écartelée entre management d'un réseau technique complexe, maintien de missions de service public et fonctionnement d'entreprise commerciale. De la mise en place de Socrate par la SNCF à l'ouverture commerciale du TGV Nord﷓Europe, des tentations diversificatrices d'EDF à la réforme tarifaire de France Telecom, l'évolution ne se fait pas « sans craquement ». Dans le même temps, l'incitation externe ﷓ voire les directives ﷓ est ferme: les impératifs de l'intégration européenne et la réalisation du marché intérieur dessinent pas à pas un nouveau paysage réglementaire et organique européen, combinant autant que faire se peut concurrence e harmonisation...

Longtemps tournées vers le réseaul1 , l'organisation et Ici gestion de ces entreprises se trouvent confrontées au client, apprennent dans l'urgence de nouvelles relations avec le marché et la clientèle, et la gestion de systèmes de distribution et de commercialisation autrement complexes que ceux de l'administration publique; tout ceci sous la menace et les contraintes d'une gestion délicate des contradictions politiques, culturelles et sociales internes. Le réglementeur, hier identifié à l'opérateur ou noyé dans les rôles et sous les masques multiples de l'État tutelle, actionnaire, employeur, apparaît comme un nouvel acteur en tant que tel, autorité modifiant ou réaménageant à la fois les frontières du monopole et les règles du jeu concurrentiel: des limites imposées à la diversification d'EDF aux contraintes tarifaires fixées pour la fourniture de liaisons louées par France Telecom à ses concurrents exploitant des réseaux mobiles, l'autorité de réglementation ﷓ dans chaque secteur ﷓prend du poids.

Au total, l'enjeu pour les opérateurs de réseau est autant la perte (relative pour l'instant) de contrôle stratégique sur l'organisation de leur secteur séparation du régulateur et de l'opérateur, transparence des comptes et des coûts que l'impact direct de l'ouverture à la concurrence; les effets qui en sont attendus par l'État, l'autorité et le marché sont tout à la fois la rationalisation des investissements, l'accroissement de la qualité, la baisse des prix en faveur de la clientèle et le développement de nouveaux services. Ce qui pour l'opérateur signifie perte probable de part de marché, pression soutenue sur les tarifs, réduction de la « valeur ajoutée » et par là même de la rentabilité « réelle » et du potentiel de développement. Or il n'a que deux sorties: une par le bas avec la résistance compétitive et la recherche de gains de productivité2 ; l'autre par le haut, avec la diversification des services et l'internationalisation.

RÈFONTE DU MANAGEMENT

Le management global dans les entreprises de réseau est aussi fortement concerné par la gestion des ressources humaines, puisqu'il s'agit de faire accomplir une mutation importante à une organisation de plusieurs dizaines ou centaines de milliers de personnes. Ces entreprises sont caractérisées par la détention d'une infrastructure généralement lourde établie dans des règles de planification très techniques, ou la maîtrise d'un process extrêmement complexe pour la mise en relation, l'interconnexion, la signalisation, le routage, l'adressage, la sécurité. Or, on constate que les entreprises de réseau ont ﷓pour des raisons internes comme externes ﷓ prolongé des modes opératoires dépassés, sous﷓utilisé leurs potentiels de rigueur et de méthode « scientifique » (issus de la gestion des systèmes de production) et innové trop lentement dans les capacités managériales de pilotage et de coordination (contexte « militaro﷓administratif» et de monopole). S'il est vrai que le réseau constitue un paradigme nouveau pour les entreprises et le monde économique, ceci constitue une chance pour les opérateurs de réseau... pour autant qu'ils sachent entreprendre leur révolution culturelle et démontrent leur capacité à devenir des entreprises réseau, ou des entreprises fonctionnant en réseau.

Le travail sur les notions d'entreprise de réseau et d'entreprise (en) réseau permet de présenter les enjeux managériaux dans un cadre assez général, dans lequel se détachent notamment la contradiction entre décentralisation et maîtrise d'un système technique complexe, le transfert de la valeur ajoutée de la production vers le marché, l'ouverture à la concurrence et la pression des systèmes réglementaires.
Les enjeux sont importants pour transformer ces organisations et passer rapidement de la logique:
de :
Le statut et le grade
L'ancienneté
L'obéissance et la discipline
La contrainte
L'ordre (a priori)
L'information...
Distribuée contingentée
a :
La qualification dans la fonction
La compétence
La responsabilité et le projet partagé
Le contrat
Le contrôle (feedback control)
L'information produite partout échangée

La maîtrise des coûts, la réactivité face au client, l'efficacité et la compétitivité sont à ce prix.

L'immatériel et la transaction électronique comme lieu de convergence stratégique.
Le débat actuel sur les autoroutes de l'Information, la thématique des réseaux d'infrastructure et des réseaux d'information dans le cadre de l'intégration européenne soulignent bien le rôle stratégique de ces activités et l'extraordinaire mouvement de restructuration de ses secteurs, que celui-ci concerne d'ailleurs les réseaux physiques ou les réseaux électroniques; pour s'en convaincre, il suffit de voir la liste des personnalités d'entreprises publiques et privées invitées au G7 sur les autoroutes et services de l'information.
De fait, « par l'odeur alléchées »3 Compagnies d'électricité (en Allemagne) ou de transport ferroviaire (en Suède ou au Royaume Uni)4, sociétés de distribution d'eau (en France ou au Royaume Uni) ou autres5 sont des compétiteurs effectifs ou déclarés des opérateurs de télécommunication dans le futur. Autant dire que les entreprises de réseau quel que soit leur métier de base suivent un chemin parallèle quant aux modalités nationales et transnationales d'organisation de leur industrie propre; mais qu'elles poursuivent des stratégies de diversification dont un des points de convergence et de focalisation concerne l'intermédiation, les services électroniques et les réseaux de télécommunication. Et là, elles rencontrent industriels, prestataires de services et médiateurs ou courtiers de tout type, faisant eux aussi de l'intermédiation électronique une clé de leur développement.

PRIVATISATIONS

Il n'est pas anecdotique que cette restructuration soit corrélative à un mouvement d'ampleur mondiale sur la privatisation des opérateurs de réseau, que nos débats présidentiels récents n'ont guère évoqué. La privatisation a des causes exogènes autant qu'endogènes. On ne peut nier que le désendettement des États, le rationnement des capacités d'investissement public dans des domaines lourds comme celui des réseaux, la perspective stratégique ﷓quand elle n'est pas purement politique ﷓ de recettes budgétaires très importantes par la cession de ce type d'actif, balance dans bien des cas les arguments opposables de statut, de service public ou universel, de politique industrielle, d'emplois ou d'investissement: contracyclique6.

S'il n'est pas prouvé que la privatisation est un facteur favorable à la productivité globale des opérateurs de réseau 17 1 il est probablement un facteur de dynamisme et facilite grandement les stratégies d'alliance.

En somme, l'ouverture à la concurrence des réseaux et des services a donné une première impulsion à la redistribution des rôles, que pourraient venir conforter ou amplifier les privatisations ﷓qu'elles soient partielles ou totales ﷓ des opérateurs de réseau. Car il n'y a pas de meilleure traduction ﷓ et meilleur gage de succès ﷓ des mouvements stratégiques que les alliances capitalistiques. La signature financière des opérateurs de réseau dépendra d'avantage de leurs performances propres et de leur solvabilité; donc clairement de la productivité de l'entreprise, de sa capacité de différentiation concurrentielle, de l'évolution des tarifs et de la clarification de rapports avec l'État, oscillant encore trop fréquemment entre autonomie et assistance.

La théorie économique a exposé ﷓ et parfois s'est contredit ﷓ la façon la plus efficace de développer, réguler et gérer ces activités de réseaux. L'objectif de ce dossier n'était pas d'offrir une tribune de plus aux théories de l'économie des réseaux d'infrastructure, de la logique de service public ou du monopole. Ce dossier a ébauché une approche pragmatique et ouverte où des professionnels du secteur se sont exprimés sur les évolutions en cours, les opportunités et les menaces, et sur les conditions nécessaires à un développement harmonieux et efficace des activités économiques et sociales liées aux réseaux de toute nature.

De La Poste à la SNCF, de Reuters à Europe Assistance, de La Redoute à SVP, de DDP/Citius à Microsoft, les
entreprises se déplacent de plus en plus dans l'univers des réseaux, fonctionnent en réseau et surtout déploient de
nouvelles sources de valeur ajoutée sur les réseaux et dans l'intermédiation électronique. Comme le dit Stanley
Davies, «votre entreprise est un réseau et un système d'information, qui vend incidemment des produits et des services ». Les enjeux sont énormes et la partie est bel et bien commencée.

Claude-Pierre Bonnepart(Ensce 77)
dirige Samaris (conseil en stratégie de réseaux de communication) et Spin (société de portefeuille dans les technologies de l'information)

1 Dans une logique instrumentale d'objet technique, quand ça n'était pas seulement une pure logique administrative...

2 British Telecom (BT) sera passé au Royaume Uni de 170000 agents à moins de 100000 salariés en dix ans.

3 Parmi d'autres, deux citations: In 10 yeurs, telecom industry could be bigger thon autos. WeIl investwhatever it takes (Thyssen) There's a gold rush mentality. We simply have ta be better (thon the telecom opercitors)and more customer friendly (RWE Unitel).

4 Dans un contexte de libéralisation des infrastructures, on comprendra que les concessionnaires (SNCF, transport urbain, autoroutes) souhaitent valoriser leurs emprises et la continuité territoriale, en vendant le droit de passage, des capacités de transmissions, voire des services de télécommunications (voir article de Claire Ancelin).

5 Lors d'une conférence récente, Ulf DahIsten, Chairman de La Poste Suédoise, précisait: «Notre entreprise se situe en réalité, surie marché du message et non surie marché de la lettre, surie marché des paiements et non sur le marché des transactions De guichets, surie marché de la logistique et non pas surie marché des paquets. En conséquence, les nouvelles technologies de communication représentent une opportunité, et non une menace; et la fibre optique est l'équivalent de la route, du chemin de fer, de l'avion: c'est un autre moyen de transport fout simpleMent» (voir article de Hervé Petit).

6 Le potentiel de développement du secteur incite les pouvoirs publics (Japon, US z... )à orienter dans le secteur des télécommunications les programmes d'investissement anticrise. in « Le secteur des télécommunications en France » Rapport Dandelot au Ministre de Industrie, P&T, Commerce Extérieur ﷓Juillet 1993.

7 Sur la question «ouverture à la concurrence et/ou privatisation ont﷓elles un impact sur la productivité et la compétitivité des opérateurs de réseau?», il existe malheureusement bien peu d'études empiriques. Les données historiques (time﷓séries) et les comparaisons internationales (cross﷓section) ne manquent pas. Économistes, statisticiens et économètres, à vos études!

Autrice

Claude-Pierre Bonnepart(Ensce 77)
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