Retour au numéro
Partager sur :
Vue 74 fois
09 décembre 2009

Entretien avec Jean-Marc Le Roux

Publié par Jean-Marc Le Roux (1986) | N° 36 -

Variances : Jean Marc, peux tu nous dire quelles motivations ont guidé tes choix d'études, à l'X dans un premier temps puis ensuite à l'Ensae ?

Après un parcours classique de baccalauréat scientifique suivi d'une prépa à Saint Louis, j'ai intégré l'X. Et comme mon souhait de devenir ingénieur s'accompagnait d'une forte attirance pour l'économie, j'ai choisi cette option à l'école Polytechnique et suis sorti dans le corps de l'Insee en juin 1984. Je réalisais ainsi un parcours de formations qui devait - comme je le pensais et le souhaitais - me mener naturellement vers la prévision économique.

Je garde de mes deux années d'études à l'Ensae des sentiments contradictoires : avant tout une très grande satisfaction intellectuelle, l'impression de bénéficier des meilleurs enseignements économiques et statistiques dispensés par un corps enseignant de grande qualité. A vingt ans de distance j'ai toujours autant d'estime pour ce que j'y ai appris et acquis en termes de compétences même si mon quotidien actuel s'est éloigné significativement de ces champs d'activité.
En revanche, dès mon arrivée à l'Ensae, juste sorti de l'X, j'ai été autant surpris que frustré par une sorte de "manque" dû à l'absence de campus. Les trois années passées sur le campus de l'X m'avaient permis de m'y faire de nombreux amis avec lesquels j'avais partagé des moments de travail mais aussi de détente qui me restent en mémoire et ont fondé des amitiés durables. A l'inverse, une fois les cours finis, l'absence de vie estudiantine à partager avec mes condisciples de l'Ensae, associé à une arrivée des "corpsards" directement en deuxième année n'a pas facilité notre intégration. C'est pourquoi les projets de création d'un campus à Palaiseau d'ici quelques années me semblent une très bonne idée, cela permettra d'intensifier les processus d'intégration des étudiants de l'Ensae qui doivent par ailleurs surmonter les difficultés inhérentes à des recrutements aux origines très diverses.

V : A la sortie de l'école, t'es tu dirigé vers la prévision économique comme tu souhaitais le faire ?

Pas du tout ! J'ai rejoint l'Insee en tant qu'administrateur et commencé ma carrière au centre informatique de Paris pour travailler sur le développement de la nouvelle base de la comptabilité nationale française. Ce projet nécessitait la mise en œuvre d'outils de programmation très intéressants et je trouvai finalement dans l'univers informatique de quoi satisfaire toutes mes attentes professionnelles. Deux ans plus tard, je confirmai cette orientation et rejoignis la CGI (Compagnie Générale d'Informatique) dans une de ses divisions spécialisées dans l'industrialisation de productions de logiciels. J'y ai parcouru les différents échelons : ingénieur, puis chef de produit enfin responsable du développement. Ces années m'ont permis d'élargir significativement mon champ d'activité en ajoutant aux compétences techniques informatiques des pratiques marketing et relations clients.

En 1993, IBM rachète la CGI. Je viens de passer cinq ans dans cette entreprise. Mon intérêt pour le commerce et le marketing me pousse à reprendre mes études. Je rejoins le programme MBA de l’INSEAD en 1994 avec l'intention de retourner un an plus tard dans une entreprise de technologie pour y prendre des responsabilités managériales...

V : et finalement tu entres chez Bain & Company !

En effet, le conseil en management semblait une étape utile avant un retour dans le secteur technologique, pour mettre en pratique les enseignements du MBA.
En 1995, Bain était encore le challenger et j’ai préféré cette culture très entrepreneuriale aux grands noms institutionnels du métier. Une autre différence appréciable était le principe de non spécialisation des consultants (c’est toujours le cas d’ailleurs). Les premières années, j’ai pu ainsi participer à des missions dans des secteurs aussi différents que le nucléaire, la sidérurgie, l'agroalimentaire, les services financiers, la télévision… mais également aborder des problématiques très variées telles que stratégies de croissance, fusions-acquisitions, amélioration de performance, organisation, bref tous les thèmes clés d’une direction générale.
À cette variété de secteurs et de mission s’est ajoutée la variété géographique, puisque pendant mes premières années j’ai vécu la moitié du temps à l’étranger (Canada, Belgique, Grande Bretagne) ce qui a en définitive était très utile pour comprendre l’influence des cultures sur les styles de management et la vie des affaires.
Promu associé en 2001 à l’issue d’une longue mission de fusion dans l’assurance en Belgique, je rentre en France pour y développer le cabinet dans le domaine des fusions-acquisitions d’entreprise et le segment des investisseurs en capital (Private Equity).

V : 15 ans chez Bain … n'as-tu jamais eu la tentation de rejoindre l'opérationnel dans une entreprise ?

De nombreux consultants suivent en effet cette évolution professionnelle : quelques années dans le conseil puis un départ dans une entreprise pour relever le défi du business quotidien.
Je suis resté consultant plus longtemps que d’autres peut-être parce que je connaissais déjà bien le monde "opérationnel", à la fois dans ses aspects techniques et commerciaux. De plus, lorsqu’on est associé en charge d’une "practice", on fait finalement un métier assez opérationnel pour le cabinet, qui va de la stratégie au commercial, du recrutement au développement d’une équipe.
Evidemment et avant toute chose, je ne serais pas resté si je n’avais pas pris du plaisir à exercer ce métier : j’ai parcouru ainsi avec bonheur les étapes de consultant promu manager puis associé. L’un des attraits de ce métier est son évolution permanente pour arriver à la gratification de passer du statut de consultant à celui de conseiller. Statut certes non officiel, où l’on n’est plus un prestataire de service, mais bien celui qu’on appelle dans certaines circonstances, qu’on écoute pour son avis, qui prend part aux décisions critiques. Participer aux réflexions les plus stratégiques avec le bénéfice de la bonne distance permettant parfois une meilleure créativité, cela signifie souvent être aussi impliqué que son client tout en étant plus libre. C'est dans cette posture particulière que le conseil prend à mes yeux toute sa portée pour nos clients et tout son intérêt pour ceux qui le pratiquent. Et c'est à cela que je me suis consacré depuis 15 ans chez Bain.

V : 15 ans plus tard, en novembre 2008, tu es coopté par tes pairs, les 23 autres associés du cabinet, pour prendre la direction générale de Bain en France. Quelles sont les grandes orientations qui guident ta stratégie de développement de l'entreprise ?

Bain, c'est une grande marque internationale, forte de 4 800 collaborateurs (dont 250 en France) répartis dans 40 bureaux dans le monde. C'est aussi une des trois plus grandes entreprises de conseil de direction générale avec McKinsey et le BCG.

Ma stratégie pour Bain a pour objectif le leadership en France. Elle s’appuie sur 3 grandes priorités stratégiques

1.Investir dans nos consultants toujours plus pour en faire les meilleurs de la profession, et les meilleurs managers pour ceux qui choisiront de rejoindre d’autres entreprises
2.Développer la diversité et notamment la mixité dans les équipes de Bain France, à tous les niveaux hiérarchiques en mettant en place de nouvelles pratiques plus respectueuses de l'articulation vie personnelle - vie professionnelle.
3.Rester la société de conseil la plus attractive pour nos futurs collaborateurs, et gagner la bataille du recrutement

Avant d'être nommé Directeur Général de Bain France, je cumulais avec mon activité de conseil la responsabilité du recrutement du cabinet français. Est-ce dans cette fonction que j'ai conforté ma conviction que les objectifs business ne s'atteignent qu'en développant une gestion volontariste du potentiel humain de l'entreprise à l'aide d'un management fondé sur des valeurs humaines fortes.

Enfin, puisqu’on parle de recrutement, je voulais rappeler que si Bain recrute ses consultants et futurs associés dans de nombreuses grandes écoles d'ingénieurs et de commerce, trois parmi les 24 actuels associés sont diplômés de l'Ensae (Patrick Béhar, 1991, Christophe Tadie, 1995 , et moi même) !

V : Tu parles de bonnes pratiques à mettre en place, peux tu décrire ce qui est développé par Bain sous ton impulsion ?

Depuis plusieurs années, l'une de nos priorités est le développement de la mixité des équipes. Le métier de conseil est un de ceux dans lequel il est facile de "faire sa propre route" sans pour cela avoir besoin à chaque étape de sa carrière de la cooptation de ses pairs, frein souvent dénoncé à la diversité et à la mixité. Aucun numerus clausus n'empêche le développement de son business ; élargir sa clientèle, augmenter son chiffre d'affaires sont des actions concrètes qui permettent de parcourir rapidement les grandes étapes d’une carrière dans le conseil (analyste, consultant, manager, associé). Ce contexte particulier à ce métier rend encore plus légitime l'objectif d'une plus grande mixité des équipes.
Par ailleurs, nous sommes convaincus qu'une démarche active dans ce sens là ne pourra qu'améliorer la performance de notre société et nous avons fait partie des premiers signataires de la Charte de la parentalité en 2008. D'autres actions plus concrètes ont été mises en place et ont vocation à être encore développées : des forums de débats et discussions ouverts à tous pour faciliter l'expression des attentes et l'émergence de solutions pratiques, un service de conciergerie pour faciliter le quotidien des femmes et des hommes de l'entreprise, le télétravail,…

En cohérence avec cette volonté nous sommes très attentifs à la prise en compte des désirs de chacun, hommes et femmes, autant ceux issus du statut de parents que ceux venant d'aspirations personnelles à gérer sa carrière en alternant périodes de fort investissement professionnel et moments de prise de distance et de remise en question. L'opportunité et l'enrichissement personnel lié aux périodes de congé sabbatique sont soulignés : par exemple, le précédent patron de la France a été promu alors qu’il était en congé sabbatique. Il montre ainsi l'exemple à l'ensemble des collaborateurs de Bain.

Enfin, Bain France a participé trois fois au classement des "entreprises où il fait bon vivre" établi par Great Place to Work Institute à l'aide des notes attribuées par les collaborateurs. A chaque fois, notre entreprise a pris la première place du classement en France et nous en sommes fiers.

Cette démarche active n'est pas opportuniste au seul service du "politiquement correct". C'est au contraire un choix stratégique fort et de long terme de notre part pour améliorer les performances de notre entreprise grâce à une utilisation intelligente du potentiel de ses collaborateurs : cette volonté répond à une valeur forte de Bain, celle du défi humain au service de la performance.

V: dans le cadre du défi humain au service de la performance que tu soulignes, comment le Directeur Général de Bain France compte-t-il "optimiser le sien" ?

C'est une bonne question car il est évident que la tentation est grande de se laisser engloutir dans le feu de l'action.
J'ai 47 ans et mes nouvelles responsabilités m'imposent de savoir faire évoluer mon organisation personnelle. Depuis 15 ans j'ai souvent ressenti, comme tous les collaborateurs des entreprises de conseil, la frustration de ceux qui courent chaque jour des marathons… au rythme du sprint. Je ne vais évidemment pas ralentir cette course inhérente à l'efficacité de nos métiers au service de clients exigeants et eux-mêmes rapides. Néanmoins je vais essayer d'intercaler quelques arrêts sur images (vacances plus longues, périodes de prise de distance…) pour me permettre de me ressourcer et de trouver dans ces temps alternatifs des occasions de nouvelles créativités, de transmission, d'écoute… qui enrichiront ma vie propre et par là même ma performance de manager.

V : pour finir, quel message souhaites tu transmettre aux jeunes Ensae ?

Tout d'abord une réflexion qui concerne tous les diplômés d'école d'ingénieur, qui le plus souvent, empruntent des filières à la suite des concours des classes préparatoires et passent leurs années d'études à acquérir des compétences techniques sans beaucoup d'exposition au monde des entreprises (peu d'années de césure contrairement à ce qui se passe dans les écoles de commerce). Ces jeunes ingénieurs arrivent sur le marché du travail au moment des choix d'orientation professionnelle sans s'être suffisamment posé de questions à moyen voire long terme. Je voudrais insister sur l'importance de se projeter dans l'avenir pour ces ingénieurs aux compétences techniques remarquables qui doivent aussi s'interroger sur les managers de demain qu'ils souhaitent devenir.

Une deuxième remarque, qui aura de plus en plus d'importance : privilégier le choix des valeurs de l'entreprise à sa notoriété. Choisir une grande marque lorsque l'on choisit son premier job n'est pas forcément l'option gagnante. Une marque peut éblouir un temps, et voir son aura se ternir très vite à la suite d'un retournement de conjoncture. En revanche une entreprise dont l'activité et l'organisation quotidienne se fondent sur le respect de valeurs humaines fortes offrira à ses collaborateurs de développer leurs potentialités dans un environnement fertile.

Propos recueillis par Catherine Grandcoing

Autrice

Jean-Marc Le Roux (1986)

Articles liés par des tags

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.