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13 novembre 2003

Marie-Hélène Fortésa, ENSAE 80

Publié par Pierre Morichau | N° 16 - Les marchés financiers émergents

Directeur des Études et de la Stratégie,
Association des Banques


Un domaine d'excellence doit être un point d'appui, pas une tour d’ivoire. Je n’imagine pas de travailler seule, ni de faire toute ma vie la même chose. Mes maîtres sont Marcel Proust, Mozart et Vermeer ; dans mon métier à moi, mon ambition n’est pas de faire aussi si bien qu'eux mais de bien faire ce que j’ai faire. Ce serait là ma vraie réussite.

Variances : Évacuons tout de suite la question incontournable, celle
qu'on pose toujours aux femme,... et jamais aux hommes ! Quatre enfants et une carrière, comment peut-on
réussir tout cela en même temps ?

Marie﷓Hélène Fortésa : Plus on fait de choses différentes en même temps, mieux on fait chacune. Évidemment, cela demande une bonne organisation. Je n'ai plus beaucoup de temps pour aller aussi souvent qu'avant au cinéma en salle, mais je puise dans mon stock de vidéo﷓cassettes. Je crois que je possède l’œuvre complète d'Alfred Hitchcock, sauf un petit film muet de la période anglaise introuvable.

Var : Tu es contre la Spécialisation?

M﷓H F : Comment peut﷓on s'enfermer dans son domaine aussi passionnant soit﷓ quand le 'monde est si vaste et si divers ? Je ne parle pas que du monde géographique : découvrir des personnes nouvelles, chercher ce qu'on peut faire avec elles, a toujours été au cœur de mon parcours professionnel.

J'ai commencé dès le baccalauréat : après un bac mathématiques avec mention TB, j'aurais dû entrer en hypotaupe. Mais j'avais « cartonné » à l'oral de français, grâce à Marcel Proust que je continue de lire et de relire. J'ai donc choisi une hypokhâgne en lettres classiques. Quand j'ai réalisé (au bout d'un an) que mon seul débouché serait l'enseignement ou la recherche, il était trop tard pour intégrer une prépa scientifique. Je suis donc allée en faculté pour une maîtrise de sciences économiques, option économétrie. Au départ, je ne savais pas vraiment ce qu'était l'économie. La faculté Tolbiac venait d'ouvrir. J'ai tout de suite aimé l'histoire de la pensée économique et politique. Je suis entrée à l'ENSAE par le concours « économie». C'est plus tard, en cours de scolarité, que j'ai passé le concours d'administrateur.
Ensuite, je suis restée treize ans à l'INSEE en passant dans différents départements. Au début, dans le département des entreprises, j'avais surtout des contacts avec les ministères producteurs de statistiques. Je me suis d'emblée intéressée à la comptabilité privée ﷓ bilans et comptes de résultats des entreprises sont les intrants des comptes nationaux. J'ai vécu le changement de plan comptable en 1982. J'ai même représenté l'INSEE (pas seule !) dans les commissions supervisant la mise en place du Nouveau Plan Comptable dans les différentes branches de l'économie.
Au département des répertoires et des statistiques d'entreprises, je suis devenue chef de la division « indicateurs conjoncturels d'activité ». Je passais ainsi des statistiques annuelles aux trimestrielles, ce qui est beaucoup plus proche de l'actualité. Dans mon champ de compétence, il y avait l'indice de la production industrielle, qui est un des indices les plus importants produits par l'INSEE et qui est connu et suivi par les médias. Cela m'a mise en relation avec le monde extérieur. Dans le partage des secteurs industriels, j'avais notamment choisi la défense. C'est moins simple qu'il y paraît : quand la technique change, quand les systèmes d'armes s'enrichissent de fonctions nouvelles, un char d'assaut est beaucoup plus que le char précédent. Il y a vraiment un problème de mesure du volume produit. Je suis devenue experte en chars, en avions de combat et en munitions, ce qui n'est pas courant pour une femme et une « intellectuelle». Les hommes du métier haussaient parfois les sourcils.
Puis je suis devenue chef de la division « information et diagnostics conjoncturels » au département de la conjoncture. C'est un département très ouvert sur l'extérieur : les médicis, les chefs d'entreprises, le gouvernement sont en permanence demandeurs d'avis et de projections. Nous étions en concurrence avec d'autres prévisionnistes, publics et privés: il fallait être constructifs tout en restant professionnels.

Var : Mais tu as tout de même quitté ce poste prestigieux et passionnant..

M﷓H F : J'avais fini par connaître tout le monde. L’INSEE est une maison bourrée de matière grise, mais c'est aussi
un cocon avec sa routine et son langage, une administration au plein sens du terme... J'aurais pu continuer ma carrière au Trésor, ou à la DP, mais je n'aurais pas été heureuse car, de mon point de vue, la politique y prime trop sur la technicité et sur l'humanisme.
Quand un « chasseur de têtes » m'a approchée en 1993, avec un emploi dans le secteur privé (la banque, ce lieu de perdition morale et scientifique !), je n'ai pas hésité. Je suis devenue adjoint du directeur des études économiques à la Société Générale, première des grandes banques françaises à avoir été privatisée. Mon rôle était de développer l'analyse bancaire, ce qui était tout nouveau pour moi, et plus près de l'opérationnel. Je me suis rapprochée de la technique bancaire en étudiant les systèmes de différents pays étrangers et celui de la France. La haute direction générale de la SG était très demandeuse d'études et de réflexions sur les métiers bancaires, la concurrence, les clientèles, les risques, la stratégie d'implantation des succursales, etc.
Je participais également à la systématisation des études monographiques et prévisionnelles sur les pays du G7 et sur les économies émergentes. On croyait alors, et certains osaient l'écrire, qu'il n'y aurait plus jamais de crise dans les pays émergents car on saurait les voir venir et les guérir d'avance. Les crises des dettes souveraines ne pouvaient être que derrière nous. Puis il y a eu le Mexique en 1994... L’Asie était alors si loin et si prospère... J'ai vu les effectifs de chargés d'études diminuer dans le risque﷓pays. Maintenant, c'est le suivi des pays du G7 qui nécessite moins de personnel car il y a une politique monétaire unique en zone euro, tandis que les autres pays demandent de plus en plus d'attention.
Mon seul regret est de ne pas avoir eu l'occasion de faire un tour en agence pour voir comment cela fonctionne de l'autre côté du guichet. En somme, je faisais alors de la macro﷓économie, mais aussi de l'analyse financière, de la sacio﷓politique et de la stratégie commerciale.

Var : ... ce qui est maintenant ton domaine privilégié.
M﷓H F : À l'AFB nous ne faisons pas de prévision économique nous-même, mais nous suivons tout de même d'assez près la conjoncture macro﷓économique et financière mondiale et... les prévisions des autres. Je ne fais plus tourner de modèles économétriques moi-même, j'ai des chargés d'études pour cela, mais je m'implique beaucoup dans leurs travaux et j'interviens sur leurs



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Figure n°1 :


rapports. Ma responsabilité est d'alimenter la réflexion stratégique de la profession bancaire : concurrence, productivité, rentabilité, comment font les étrangers... Tout cela donne lieu à beaucoup de quantification et de benchmarking. Je représente aussi les banquiers français aux groupes « politique monétaire » et « statistiques » de la Fédération bancaire de l'Union Européenne. Je participe à la construction d'argumentaires pour représenter la profession devant le gouvernement, les administrations, la Commission européenne, les journalistes, les représentants des consommateurs, etc. Cela me donne beaucoup de contacts avec les opérationnels des banques.
Parmi les grands dossiers je peux citer les produits à taux réglementés, l'épargne, la retraite, la titrisation, l'endettement des ménages, mais aussi des affaires plus spécifiquement bancaires comme l'évolution du « ni﷓ni » (ni rémunération des dépôts, ni facturation des services financiers) ou le « provisionnement ex﷓ante ». Il faut que j'explique le provisionnement aux lecteurs non﷓banquiers, car il est clair que le statisticien y a un rôle crucial à jouer. Quand on accorde un prêt à un client, par exemple un particulier ou une PME, il y a une certaine probabilité de sinistre : supposons que ce soit 1 %. Actuellement, une banque provisionne la totalité de l'encours du prêt au moment où le débiteur tombe en défaut, ce qui est brutal et revient à aggraver la conjoncture quand celle﷓ci est déjà mauvaise (c'est souvent elle qui engendre les sinistres). Il serait peut-être préférable de provisionner 1 % de tous les prêts dans cette catégorie au moment de l'octroi du prêt, ce qui reviendrait finalement au même, à la trésorerie près, mais permettrait de « lisser » la conjoncture et donc aurait un effet contracyclique positif. La profession réfléchit là﷓dessus.

Var : Ah, tout de même, un peu de statistique !
M﷓H F : Je ne fais plus de statistiques moi-même (alors que j'ai programmé des chaînes informatiques statistiques entières en SAS à l'INSEE) : l'ordinateur sur mon bureau me sert surtout à élaborer mes notes et retravailler ce que mes chargés d'études écrivent. Je suis très attentive à la communication ; je me sers régulièrement d'Excel et de PowerPoint. Je ne peux plus me passer de bureautique ! Le micro permet de mettre sa pensée par écrit, en la formalisant et en l'ordonnant progressivement. C'est créatif. Et bien sûr, il y a l'Internet et les joies de la messagerie !
J'ai toujours aimé l'écrit y compris dans son aspect diffusion de l'information. À l'INSEE, j'ai été responsable de l'équipe qui élaborait les publications du département de la Conjoncture et qui utilisait des méthodes de PAO ; j'ai aussi été, en rotation, rédacteur en chef des Notes de Conjoncture. À la SG, je faisais des présentations de scénarios économiques en français et en anglais. Ici, à l'AFB, je produis et je diffuse aux adhérents des notes d'information et des études utiles à la profession.

Var : Nous revoici dans la littérature, l'autre corde à ton arc. N'aurais﷓tu pas dû t'y consacrer dès le début et entièrement?

M﷓H F : Non, le caractère opérationnel de ce que je fais ici m'aurait manqué. La littérature n'est belle que lorsqu'elle est créatrice et lorsqu'on a du génie. Selon Proust, la vraie vie, c'est la littérature. Woody Allen l'a merveilleusement illustré dans La Rose Pourpre du Caire : dès que l'écran du cinéma s'anime, là réalité extérieure disparaît au point que les personnages du film peuvent passer dans la salle et toucher les spectateurs. L’art devient alors plus fort que la réalité. Mais il reste un acte solitaire. La réalité qui compte pour moi, c’est d’être avec les autres, de faire des choses ensembles.

Var : N'est﷓on pas tenté, quand on étudie une économie, de vouloir créer la réalité au lieu de la constater ?

M﷓H F : La tentation de Pygmalion est partout. Je crois qu on y résiste mieux en la reconnaissant et en la cantonnant. On peut aussi la tourner à l'avantage de tous, notamment par un travail en équipe : diriger une équipe, pour moi, ce n'est pas la dominer, c'est aider chacun de ses membres à donner ce qu'il a de mieux. Le génie observateur de Proust et de Milos Forman, le génie constructeur de Mozart et d'Hitchcock m'aident dans mon travail. Pour diriger une équipe, il faut aussi lui donner un projet motivant : ce n'est rien d'autre que le rôle du réalisateur au cinéma.
Je voudrais aussi citer la peinture de Vermeer et le cinéma de Resnais, mais on dirait que je fais étalage de ma culture. L’art me sert, il m'enrichit dans un métier qui peut paraître aride à certains, c'est tout ce que je veux dire. Je ne saurais pas écrire un roman, ni créer une oeuvre d'art en général. Je le regrette parfois ; j'aimerais savoir construire un personnage vraisemblable et intéressant en combinant des emprunts à dix personnes réelles.

Var : Tu vas donc continuer ta carrière dans la banque, dans les chiffres immatériels ?

M﷓H F : La banque est plus concrète et diverse qu'on ne le croit. Elle touche à tous les secteurs de l'économie. Je pourrais y rester sans m'ennuyer, ou faire autre chose ailleurs.
Je pourrais prendre en charge les ressources humaines, ou la stratégie, de n'importe quelle entreprise. Ce ne serait qu'une application nouvelle et rationnelle de mes aspirations.

J'ai rencontré beaucoup de camarades de l'ENSAE dans ma vie professionnelle, supérieurs hiérarchiques ou collaborateurs. Nous avons une même qualité : experts reconnus dans notre spécialité, l'économie quantitative, nous en sortons sans effort pour nous pencher sur les problèmes des autres. Nous savons aussi faire évoluer notre pensée sur un problème précis : j'admire, par exemple, comment la pensée de Michel Aglietta (ENSAE 6,4) a évolué au cours de la crise des économies asiatiques. « ENSAE », c'est peut-être le contraire de figé. Dans toutes les équipes auxquelles j'ai participé dans le privé, il y avait une moitié d'ENSAE et une moitié d'autres formations, notamment universitaires. Le mélange est créateur de valeur. Les ENSAE ont un point d'appui indestructible : la maîtrise des chiffres et des sources d'information, grâce à quoi ils deviennent opérationnels sans difficulté.

Au fond, j'ai toujours su ce que je voulais et pouvais faire. Je n'ai pas zigzagué entre littérature et science, disciplines
trop souvent mises en opposition. L’économie est une science humaine ; j'ai marié les aspects humains de l'art et de la science, voilà tout. J'ai eu à recruter, des permanents et des stagiaires; j'ai eu à gérer la carrière des autres. J'y ai toujours pris du plaisir et j'espère avoir fait du bon travail. J'espère bien continuer : après tout, j'ai tout juste parcouru la moitié de ma vie professionnelle !

Propos recueillis par Pierre Morichau, ENSAE 67

Autrice

Pierre Morichau

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