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11 avril 2007

Raoul Salomon (1988), Responsable des sales taux pour la France et la Belgique chez Barclays Capital

Publié par Françoise Hamaide | N° 27 - Infrastructures et places financières

Début de parcours

Je suis arrivé à l’ENSAE par des chemins détournés. En licence d’économétrie à Paris I, une chargée de TD m’avait parlé de l’ENSAE. La macroéconomie, l’économétrie, la recherche et la politique m’intéressaient,… cela semblait le lieu idéal. J’ai donc passé le concours et j’ai été reçu élève attaché de l’INSEE. J’ai rapidement compris que je m’étais trompé de concours, et que c’était le concours de SEA que je voulais passer. Chose faite l’année suivante. Il a donc fallu que je démissionne de l’INSEE. J’ai trouvé des TD à donner à la fac et un poste d’assistant statistique dans un centre de recherche. C’est à ce moment que j’ai doucement réalisé que j’adorais enseigner.
Je n’ai pas gardé un souvenir extraordinaire de l’ENSAE, je n’ai jamais été très « BDE », pas très fête de l’Ecole, je ne suis pas très fan des tribus en général. J’avoue ne pas avoir la nostalgie de cette vue extraordinaire sur le périphérique à Porte de Vanves. En revanche, j’ai de bons souvenirs des cours de macroéconomie, de microéconomie et d’économétrie. Je me souviens aussi d’une intervention de Pierre Bourdieu nous expliquant que l’INSEE et notre formation était une aubaine extraordinaire pour faire de la sociologie. Un changement s’est opéré progressivement en troisième année : alors que j’étais rentré à l’ENSAE en ayant en tête macroéconomie et théorie de la régulation, j’ai commencé à m’intéresser de plus en plus aux comportements microéconomiques, à l’économétrie sur données de panel et à la théorie de jeux. J’avais trouvé à l’époque un poste de coopérant aux Nations Unis à Bangkok comme statisticien. Or, Alain Trognon, qui était directeur des études en 1988, est venu me voir 15 jours avant la fin de ma troisième année en m’annonçant que la Banque Mondiale cherchait un jeune chercheur plutôt à l’aise en économétrie et en données de panel…. Mi-septembre, j’habitais à Washington.

De la Banque Mondiale à la Caisse des Dépôts

Quand on a le désir d’être économiste, pour beaucoup, travailler à la Banque Mondiale représente un aboutissement. Paradoxalement, c’était mon premier vrai poste.
L’univers intellectuel était fantastique, j’étais entouré de chercheurs et de professeurs de renommée mondiale, toujours prêts à vous aider ou vous donner un conseil. Cette division était l’embryon de la réflexion sur les conséquences sociales des plans d’ajustement structurel, sujet devenu très à la mode par la suite. On s’intéressait à des sujets tels que les enquêtes auprès des ménages en Mauritanie, l’offre de soins en Thaïlande, les salaires de réservation des femmes en Bolivie, les primes à l’exportation en Côte d’Ivoire. Autant je garde un grand souvenir de l’environnement intellectuel, autant la vie à Washington ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. C’est sans doute assez différent d’aller y vivre lorsque l’on a 35/40 ans avec ses enfants mais à 26 ans, jeune couple sans enfant, ce n’est pas la ville la plus drôle des Etats-Unis. Au bout d’un an, l’armée française s’est rappelée à mon bon souvenir (un poste de VSNA à Bangkok reste rarement vacant) et je suis donc passé d’un statut de fonctionnaire international à Washington à celui de militaire du contingent à Satory.

Au bout d’un an, j’ai commencé à chercher du travail. J’avais une assez bonne idée de ce que je voulais et ne voulais pas. J’étais attiré par la recherche mais pas à l’Université, les seuls postes que l’on me proposait étaient de la modélisation macroéconomique dans des centres de recherches, chose qui ne me tentait guère. Très rapidement j’ai su que Patrick Artus avait créé un service d’études économiques à la CDC avec une double casquette conseils aux activités de marché et recherche. J’ai posé ma candidature en expliquant à Patrick que j’avais fuit tous les cours de finance durant ma scolarité à l’ENSAE, j’ai donc été embauché comme économiste chargé de l’économie française. Là encore une fois, les choses ont été assez rapides, je suis passé en moins de trois mois d’une caserne de l’armée française à la présentation de l’économie française devant un des plus grands investisseurs du monde à Singapour.
J’ai travaillé de plus en plus pour la salle de marché et ai commencé à voyager un peu partout dans le monde pour «prêcher» la bonne parole sur la France. Parallèlement à cette activité, nous étions régulièrement invités à présenter des papiers dans des colloques de recherche appliquée. Je continuais également d’avoir une activité d’enseignement à l’ENSAE puis à Sciences Po.

De l’économie à la finance

A cette époque, la Caisse des Dépôts était en pleine mutation et les sollicitations de la salle des marchés de taux explosaient. En 1992, 113 fois j’ai présenté l’économie française en France et à l’étranger, j’avais un peu l’impression de me transformer en magnétophone. La salle de marché recherchait en permanence de nouvelles recrues. J’avais plus ou moins laissé entendre que j’étais ouvert à de nouvelles aventures. Un nouveau marché venait de se créer, les STRIPS sur OAT. Le responsable de la salle cherchait quelqu’un pour s’en occuper, c'est-à-dire à la fois faire du trading mais aussi vendre le produit auprès des vendeurs de la salle et des investisseurs. Je n’avais aucune idée d’où je mettais les pieds. C’est ainsi que j’ai débarqué le 2 janvier 1993 au milieu du desk SVT (Spécialiste en Valeurs du Trésor de la CDC), soit dans l’équipe de trading sur la dette de l’Etat français.

Le choc culturel a été assez rude. On était loin des problèmes de microéconométrie ou d’offre de travail en Bolivie sachant qu’à cette époque les crises sur le Franc étaient plus que monnaie courante. J’avais concrètement à coter des papiers de duration 30 ans (sans marché de swaps à l’époque) et avec un contrat futures ayant une duration de moins de 7 ans. Très rapidement, je me suis retrouvé à refaire des présentations devant les mêmes clients que précédemment en tant qu’économiste, mais cette fois, sur l’intérêt de l’utilisation de zéro-coupons. L’énorme différence par rapport au métier d’économiste, c’est la responsabilité de dégager des profits. Parmi les traders, la difficulté est encore plus grande lorsque vous êtes market maker car, par définition, quand tout le monde achète, vous vendez…Même si ce métier est assez stressant, j’aimais le mélange entre les différentes cultures, les différentes origines que compose une salle de marché. Le fait d’être seul responsable de sa petite entreprise est aussi assez excitant. En 1995, mon responsable est parti chez Barclays (BZW à l’époque), je l’ai suivi dès le début 1996. Passer de la Caisse des Dépôts à BZW a aussi été un choc culturel. A l’époque, la CDC représentait le centre du marché obligataire, alors que BZW était une banque anglaise avec un management anglais, le trading sur le Franc n’était pas ce que l’on pourrait qualifier de priorité absolue. J’ai donc recommencé à prêcher la bonne parole sur la courbe française et à coter l’ensemble des papiers d’Etat français. A partir de 1997, la banque a commencé à changer sérieusement et à afficher ses ambitions. Le management est devenu international, toutes les activités liées aux actions (exceptés les dérivés) ont été vendues et l’objectif est tout simplement devenu d’être la plus grande maison de dette. BZW est devenu Barclays Capital. A cette époque, j’étais trader sur la courbe des obligations de l’Etat français. En 1998, Barclays est devenu SVT, j’ai été nommé responsable d’une petite équipe de traders et j’ai eu en plus la charge de la relation quotidienne avec le Trésor.

La naissance du marché de l’inflation en France

En 1997, Barclays avait déjà réussi à vendre au Trésor américain l’idée d’émettre des obligations indexées sur l’inflation. J’ai fait partie de l’équipe, qui en 1998, a réussi à convaincre la France de faire de même. Assez naturellement, je me suis retrouvé à traiter pour Barclays cette OATi dans le marché. A cette époque, personne ne voulait croire à cette nouvelle classe d’actifs. Il suffisait pourtant de se souvenir de ses cours d’économie et d’avoir ouvert un jour un livre de macroéconomie pour comprendre qu’un titre, qui offre par définition la conservation du pouvoir d’achat, représente le seul actif sans risque des épargnants et est donc voué au succès.
En 1999, la création de l’euro a entraîné une consolidation des équipes de trading à Londres. J’avais assez envie de rester à Paris, Barclays m’a donc proposé de devenir vendeur auprès de quelques gros investisseurs français, de continuer à être l’interlocuteur du Trésor (devenu l’Agence France Trésor) et surtout d’essayer de développer le marché des obligations indexées sur l’inflation. Encore une fois j’ai repris mon bâton de pèlerin pour essayer de convertir aussi bien des investisseurs que des émetteurs.

C’est assez stimulant de voir naître un nouveau marché et surtout d’assister à ses différentes étapes : de la plus simple, aider les back offices à rentrer des instructions, à la plus complexe, la création du marché des swaps d’inflation, des indices obligataires, puis des produits structurés et enfin des options sur taux réels et/ou sur inflation. C’est encore plus excitant lorsqu’un investisseur vous demande de l’aider à modéliser son risque d’inflation dans le cadre d’un plan d’épargne retraite, alors que quatre ans auparavant, le même investisseur vous avait expliqué que ce produit n’avait aucun intérêt. Le marché de l’inflation a continué de croître: la France a émis les premières obligations indexées sur l’inflation européenne, bientôt rejointe par l’Italie, la Grèce et en 2006 par l’Allemagne. De l’autre côté de la planète, le pays roi de la déflation, le Japon, a aussi décidé de se lancer sur le marché de l’inflation. En 2003, Barclays m’a demandé de créer une petite équipe de vendeurs dédiée à la France et à la Belgique pour distribuer tous les produits de flux liés aux taux d’intérêt (sans risque de crédit), cash et dérivés. Notre gamme de produits s’élargit tous les ans : elle va maintenant des produits monétaires aux produits structurés, en passant par les dettes d’Etats et les produits dérivés.

Même si personne dans mon équipe n’a fait l’ENSAE, tout le monde a le même socle de connaissance avec à la base, de la macroéconomie, de l’économétrie et chacun a eu une expérience (plus ou moins longue) de trader: il me semble en effet difficile d’expliquer à un investisseur comment prendre un risque sans en avoir jamais pris. Depuis quelques années, je donne des cours dans une entreprise de formation professionnelle spécialisée dans la finance (une façon de revenir à mes premières amours…), j’encourage aussi tous les gens de mon équipe à donner des cours dans divers instituts de formation professionnelle. Il est assez important d’avoir du recul sur notre activité quotidienne et aussi d’être capable d’expliquer des concepts extrêmement techniques avec des mots simples. Enfin pour boucler la boucle de mes premières amours, en 2004 dans le cadre de discussions avec l’Agence France Trésor, nous avons commencé à nous poser des questions sur la part optimale d’obligations indexées sur l’inflation dans la dette totale de l’Etat. Posée différemment, la question est: existe-t-il une structure d’endettement optimale pour l’Etat de manière à être capable d’absorber les chocs macroéconomiques sans avoir à modifier le taux d’imposition. J’ai donc proposé à Barclays d’embaucher un thésard en contrat CIFRE (mi-temps chez Barclays, mi-temps au laboratoire d’économie de l’ENS) pour travailler en collaboration avec l’AFT sur les problèmes de gestion actif/passif d’un Etat. J’ai donc à encadrer (d’assez loin parfois) un thésard qui fait un vrai travail de recherche théorique.

La naissance du marché de l’inflation en France

Les métiers de traders et de vendeurs sur les marchés de taux ont connu une immense révolution depuis 8 ans avec l’arrivée du trading électronique. Une immense majorité des transactions se fait maintenant via l’électronique, ce qui permet de libérer du temps pour d’autres activités. Dans le cas des vendeurs, ce temps est utilisé pour être pourvoyeur d’idées et de solutions.
Le temps du vendeur reclus à un rôle de répondeur téléphonique est révolu, il doit être capable de comprendre les problèmes de son client, d’y apporter des solutions innovantes, d’analyser la courbe des taux, d’anticiper le comportement des banques centrales, d’avoir un discours macroéconomique cohérent, de comprendre d’autres marchés. Il doit y avoir une dynamique entre les équipes. Il y a donc un arbitrage à faire entre la consolidation des équipes et la proximité avec les clients. Le fait que les transactions soient désormais électroniques permet d’être localisé à peu près n’importe où dans le monde.

On lit souvent dans la presse qu’il y a compétition entre les places de Londres, Francfort et Paris. Pour ma part, je ne vois pas vraiment où est la compétition: Londres a gagné depuis très longtemps, et sans la volonté du Trésor français d’avoir des interlocuteurs sur place, les antennes parisiennes de banques basées à Londres seraient réduites au minimum. Francfort a évidemment marqué un point avec l’installation de la BCE, qui a redynamisé la place. Le risque essentiel à mes yeux est maintenant que la gestion d’actifs s’exporte totalement à Londres. Je pense que culturellement, les français ne sont pas à l’aise avec l’argent. Ce n’est pas un jugement moral, c’est juste un constat. Personnellement, j’ai fait le choix de vivre à Paris, ma carrière aurait sûrement été différente si j’avais accepté d’aller à Londres. Cela ne m’a pas empêché d’être nommé Managing Director fin 2005. Je continue de préférer la vie à Paris à celle de Londres. Même si être dans une salle de marché est assez excitant, la vraie vie est à l’extérieur.

Se mettre au niveau des gens qui vous écoutent

Pour en revenir à l’ENSAE, j’ai eu l’occasion d’y retourner à plusieurs reprises dans le cadre du Campus Recruitment pour Barclays afin de faire passer des entretiens pour des stages d’été et le programme graduate. J’ai à chaque fois été surpris de leur degré de technicité lorsque les étudiants me parlaient de leur stage : plusieurs fois, en lisant le sujet, j’étais incapable de dire si c’était de la finance, de l’économétrie ou de l’informatique!! Le plus surprenant était la difficulté que certains éprouvaient à expliquer en mots simples le contenu du stage.
Le recrutement des salles de marché est maintenant international, beaucoup d’étudiants ont fait des séjours à l’étranger et ont montré qu’ils étaient capables de s’intégrer dans une autre culture. Ce qui fait souvent la différence, ce n’est pas d’être au courant du dernier modèle de courbe des taux ou du dernier article d’Econometrica, c’est tout simplement la capacité à prendre du recul et de la hauteur et de se mettre au niveau des gens qui vous écoutent. Il y a un jeu répandu dans le cadre des recrutements des graduates: on demande à huit candidats qui ne se connaissent pas de construire ensemble une sorte de circuit avec des legos, l’exercice est minuté. Les candidats sont souvent obnubilés par le temps qui s’écoule, alors que l’objectif du test est de les voir interagir. Dans la majorité des cas, l’étudiant français sortant d’une grande école reste prostré durant les deux tiers du temps à la recherche de la solution parfaite. Souvent, il la trouve, mais trop tard….
On cherche plutôt des gens qui soient capables de trouver en groupe une solution à un problème, ou au moins qui soient capables d’expliquer pourquoi d’autres font fausse route. Il y a enfin une autre chose qui m’étonne souvent dans le cadre des entretiens: c’est le peu de gens qui ont des avis sur les grands sujets du monde, on peut être en désaccord, mais encore faut-il avoir un avis. J’ai souvent peur quand un candidat de 25 ans me dit que toute sa vie, il a rêvé de travailler dans une salle de marché et qu’il fait partie d’un club d’investissement depuis sa plus tendre enfance.

Pour finir, si je devais donner des conseils aux étudiants de l’ENSAE, c’est bien évidemment de prendre du bon temps et de profiter de leur vie d’étudiant. C’est un moment extraordinaire pour s’ouvrir au monde et se cultiver. Il faut faire confiance à ses intuitions et à ses passions. Ne pas hésiter à se remettre en question et à changer de métier. Toutes les expériences enrichissent et sont finalement mises en valeur. Dans mon cas, le fil rouge a été mon intérêt pour la macroéconomie et mon penchant pour la pédagogie, ce qui n’est pas évident dans une salle de marché. L’ENSAE est un lieu éclectique dans ses enseignements, il faut en profiter et s’ouvrir à d’autres matières et à d’autres sujets. Il faut garder à l’esprit qu’obtenir un diplôme ne sert que très peu de temps, ce qui compte c’est ce dont chacun est capable, et son esprit d’ouverture.

Autrice

Françoise Hamaide

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