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15 septembre 2003

L’analyse de la mobilité sociale: conceptualisations sociologiques et modélisations statistiques

Publié par Louis-André Vollet, | N° 5 - Réseaux : économie et stratégie

Depuis le début de la décennie 80, nombre de travaux sur la stratification s'efforcent de caractériser la fluidité sociale des sociétés. Ils analysent à cette fin le régime de mobilité qui sous-tend les mouvements intergénérationnels dans la structure sociale.


Soit une table de mobilité, c'est-à-dire un tableau de contingence qui, dans une même nomenclature de catégories socioprofessionnelles ou de classes, rapproche la position d'individus de celle de leurs pères. Les flux qui y apparaissent ne reflètent pas fidèlement les proximités ou distances entre classes: ils dépendent aussi des distributions marginales qui sont affectées par l'état et les transformations économiques et démographiques de la société. Étudier la fluidité sociale, c'est alors analyser, indépendamment de ces effets marginaux, force et structure de l'association statistique entre classe d'origine et classe de destination.

ODDS RATIOS ET MODELE MULTIPLICAIS DE LA TABLE DE MOBILITE

On sait que, dans un tableau de contingence croisant deux variables dichotomiques, le odds ratio ou cross-productratio défini par:

n11 / n12 n11/ n21 n11/n22
--------- = --------- = --------
n21/ n22 n12/ n22 n12 /n21

est une mesure de la liaison entre celles-ci. Il varie en effet entre 0 et oo et prend la valeur 1 dans le cas de l'indépendance. Ce coefficient a la propriété importante de rester invariable lorsque les effectifs d'une même ligne (et/ou d'une même colonne) sont multipliés par une constante positive quelconque. Insensible à des transformations arbitraires des distributions marginales ' il mesure donc l'association statistique indépendamment de celles-ci. Enfin, dès que le tableau considéré est plus vaste (Ni lignes, NJ colonnes), un ensemble de (NI-1)(NJ-1) odds ratios indépendants est nécessaire pour décrire parfaitement l'association observée.

Le modèle multiplicatif (ou log-linéaire) d'un tableau de contingence (Agresti, 1990) constitue l'outil d'analyse de la fluidité sociale. Il s'écrit, dans sa forme saturée:

mij = ττi τi τj τij

où mij désigne l'effectif estimé d'hommes d'origine i et de position j et les paramètres indicés sont munis de contraintes d'identification appropriées. Dans un tel modèle, l'association statistique entre classe d'origine et classe de destination est décrite par les paramètres, τij. La relation directe

τij τi’j’ mij mi’j’
---------- = --------------
τij' τi'j m ij' m i’j

s'établit en effet entre ces paramètres et les odds ratios qui, d'un point de vue sociologique, peuvent être interprétés. Ils expriment le résultat de la concurrence entre individus de deux classes d'origine différentes i et i' pour atteindre (ou éviter) l'une plutôt que l'autre de deux
classes de destination i et j'.
Sous la forme précédente qui reproduit parfaitement les données, le modèle log-linéaire n'a qu'un intérêt descriptif limité. La recherche sociologique s'est donc concentrée sur la classe des modèles situés entre le modèle saturé et celui de mobilité parfaite qui postule l'indépendance statistique entre origine et position (τij = 1, Vi, Vj). Diverses représentations simplifiées de la structure de la fluidité sociale au sein d'une société ont ainsi été proposées; de façon naturelle, elles ont été étendues à l'étude de la variation des régimes de mobilité, dans le temps et dans l'espace.

LE MODELE TOPOLOGIQUE DE LA TABLE DE MOBILIT'É

L'une de ces représentations est constituée par le modèle topologique, dû au sociologue américain Hauser (1978). Généralisant la notion de quasi-indépendance, il suppose que les cellules de la table de mobilité peuvent être regroupées en K sous-ensembles au sein de chacun desquels un même paramètre d'association s'applique:

mij = ττi τjбk si la cellule (i, j) appartient au sous-ensemble k.

Les paramètres бk expriment donc les « niveaux de densité » qui, au-delà de ce qu'impliquent les effets marginaux, caractérisent les diverses trajectoires de mobilité et d'immobilité. Si l'ajustement du modèle aux données est acceptable ' l'allocation des niveaux de densité aux cellules et leur estimation fournit une représentation suggestive des distances entre classes sociales.

À l'usage, le modèle topologique s'est révélé un outil d'analyse fécond. Ainsi, une modélisation distinguant sept niveaux de densité reconstitue correctement la table de mobilité père-fille 7 x 7 établie pour les femmes françaises, actives occupées, âgées de 35 à 59 ans en 1985 (Vallet, 1992). On y observe par exemple la densité la plus élevée dans la cellule diagonale « agriculteurs exploitants »: c'est donc dans la paysannerie que la tendance intrinsèque à l'hérédité sociale est la plus forte. Bien que moins intenses, hérédité sociale et échange d'une fraction à l'autre sont aussi marqués dans les fractions indépendante et salariée des classes supérieures. Le modèle conduit encore à estimer que la tendance «pure» à l'auto- recrutement des femmes cadres, professions libéralesetchefs d'entreprise est près de 11 fois plus forte que leur recrutement dans la classe ouvrière. Enfin, l'association statistique entre origine et position n'est pas tout à fait symétrique, manifestant ainsi que, les effets de structure étant mis de côté, certains trajets de mobilité restent plus vraisemblables que les trajets inverses. Des résultats de même type ont été obtenus sur des tables de mobilité masculines, observées à diverses dates comme dans plusieurs sociétés occidentales, et l'on a ainsi pu conclure à une Forte similarité de la fluidité sociale, dans le temps et 4space.

MODELE TOPOLOGIQUE
ET TEST DE PROPOSITIONS

Le caractère très flexible du modèle de Hauser a aussi sa contrepartie: le nombre de niveaux de densité, fixé au départ, ne constitue pas un résultat de l'analyse; leur allocation aux cellules peut être réalisée selon un mode exploratoire ou ad hoc. Des recherches récentes s'attachent à dépasser ces limites. La densité qui caractérise une cellule peut être vue



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Figure n°1 : L'école : laboratoire de langue.


comme le résultat de la combinaison a priori d'effets plus élémentaires dont on suppose qu'ils gouvernent la structure d'ensemble de la fluidité sociale. L'analyse statistique fournit alors le test de cette construction théorique préalable.

Erikson et Goldthorpe (1992) postulent ainsi que l'accès et le maintien dans les diverses positions de classe dépendent de quatre types d'effets: ceux liés à l'ampleur du mouvement accompli à travers les divisions hiérarchiques de la structure sociale, ceux d'hérédité sociale, l'effet lié à un changement de secteur d'activité (agricole versus non agricole) et des effets d'affinité (positive ou négative) entre classes. La fluidité sociale est ainsi analysée via un ensemble de huit paramètres élémentaires (deux de hiérarchie, trois d'hérédité, un de secteur d'activité et deux d'affinités).

Dans le cadre d'une recherche comparative portant s'Ur neuf pays, le modèle précédent a été estimé de trois manières: sous la contrainte d'égalité des paramètres entre sociétés, en autorisant une variation des valeurs des paramètres d'une société à l'autre, en permettant enfin des écarts éventuels d'une société au modèle initial. Les résultats obtenus indiquent que les effets sectoriel et d'hérédité sont plus 'importants que ceux de hiérarchie dans l'explication de la structure de la fluidité sociale. D'une manière générale, celle-ci ne diffère guère entre sociétés.

Cependant, quelques écarts spécifiques existent et il semble que l'on puisse en rendre compte à partir de l'histoire particulière des nations impliquées. Tel serait par exemple le cas du léger surplus de fluidité observé en Suède, pays caractérisé par une tradition social démocrate de long terme. Le même modèle peut bien sûr être utilisé dans l'analyse des variations temporelles de la fluidité.

Il conduit alors à penser qu'entre 1970 et 1985 en France, la propension à la mobilité de courte distance à travers les divisions hiérarchiques de la structure sociale a crû légèrement; en revanche, les barrières à la mobilité de longue portée sont demeurées pratiquement inchangées (Goldthorpe, 1995).

Selon la théorie de Wright, la position qu'occupent les individus dans la structure de classe résulte de la combinaison de leur situation au regard de trois dimensions: celle du contrôle du capital, celle du contrôle de l'autorité au sein de l'organisation, celle du contrôle de l'expertise. Pour chaque dimension, une frontière de classe peut être définie à partir des situations distinguées. Si diverses considérations prédisent clairement que la barrière pour l'autorité est la plus franchissable, la conjecture est plus incertaine à propos des deux autres. Une perspective marxiste conduit en effet à affirmer que la frontière du capital est moins perméable que cel1

le de l'expertise; 'il en va à l'inverse selon le point de vue de Bourdieu. Dans un test conduit sur des tables de mobilité, Western et Wright (1 99~4) utilisent un modèle topologique conçu pour estimer la perméabilité de ces trois frontières. Aux États-Unis comme au Canada, elle croît dans l'ordre capital/expertise/autorité, ce qui, selon les auteurs, corrobore le point de vue marxiste. La conclusion est par contre moins nette en Norvège et en Suède où l'on ne détecte pas de différence significative entre la perméabilité de la frontière du capital et celle de l'expertise.

MODÈLE LOG-MULTIPLICATIF ET HYPOTHÈSE D'UNE STRUCTURE SOCIALE TOTALEMENT ORDONNEE

Les recherches précédentes donnent un aperçu des modèles qu'élaborent actuellement les sociologues tenants d'une approche classiste, pour analyser la fluidité sociale au sein des sociétés modernes telle qu'elle est révélée par la mobilité entre générations. En vérité, le débat est ancien entre ces sociologues qui n'entendent pas réduire la structure sociale à un ordre total et ceux qui défendent une perspective stratificationniste. Selon ces derniers, la structure sociale forme une échelle pour laquelle on peut, simultanément, déterminer l'ordre des barreaux et mesurer les intervalles qui les séparent. À ce point de vue sociologique correspond aussi une approche statistique adaptée, fondée sur le modèle log-multiplioctif proposé par Goodman (1979):

τij τi’j’ mij mi’j’
------- = ------------
τij' τi'j m ij' m i’j

mij = ττiτj exp (фμi vj)

et pour lequel

(mij mi’j’)
Log ----------- = ф (μi - μi’ ) (vj - vj,)
(mij’ mi’j)

Un tel modèle a pour intérêt de ne reposer sur aucune hypothèse a priori concernant l'ordre des catégories dans la structure sociale. Les paramètres μi et vj y expriment la position de la catégorie i sur l'échelle estimée pour les classes d'origine et celle de la catégorie i sur l'échelle des classes de destination. Ainsi, plus les catégories i et i' d'une part, i et i' d'autre part sont distantes, plus la concurrence est inégale entre les individus des deux origines pour atteindre l'une plutôt que l'autre des deux positions.

Tout en validant l'hypothèse d'une dimension hiérarchique forte, les tests empiriques qui ont utilisé ce modèle montrent qu'il ne suffit pas à décrire correctement la structure de la fluidité sociale entre générations. Aussi certains travaux récents le complètent-ils par des paramètres qui captent les effets d'hérédité de la classe, du secteur d'activité et du statut d'occupation, ce qui manifeste une certaine convergence des approches verticale et non verticale de la fluidité sociale (Wong, 1992).

L'analyse de la mobilité sociale forme ainsi l'un des champs de la sociologie où le lien est ferme entre les propositions théoriques et leur test empirique et dont les modélisations sont susceptibles d'être transposées à l'étude d'autres phénomènes de mobilité.

Louis-André Vollet, Crest, Laboratoire de Sociologie Quantitative

Autrice

Louis-André Vollet,

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