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01 juillet 2009

Le développement comme expansion des libertés : les libertés politiques au cœur du processus de développement

Publié par Zoubir Benhamouche (1996) | N° 35 - Variances

Si l’on faisait un sondage pour savoir quelle acception du développement économique est la plus répandue au sein de la population française, nul doute que la réponse la plus fréquente serait « la croissance économique ». Ce ne serait pas vraiment surprenant, puisque jusqu’au début des années 1990, lorsque les travaux d’Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, commencèrent à faire autorité, les spécialistes du développement eux-mêmes s’accordaient à résumer le développement à l’expansion des richesses. D’ailleurs toutes les politiques de développement promues par les institutions internationales étaient axées sur les politiques de croissance. La prospérité économique était considérée comme le but ultime de toute politique de développement digne de ce nom.
Les travaux de Sen ont considérablement influencé l’approche des problèmes de développement, notamment de la pauvreté. Kanbur et Squire (1999) , par exemple, ont reconnu l’apport de ses travaux qui ont permis de ne plus se focaliser exclusivement sur le revenu des pauvres, mais de tenir compte d’autres indicateurs comme la longévité, la santé, la mortalité infantile, l’éducation etc. Ils montrent que la prise en compte d’autres indicateurs ne change pas fondamentalement la masse des individus qui sont comptabilisés comme « pauvres », mais que leur prise en compte permet de mieux cerner la pauvreté et de mettre en place des politiques plus à même d’aider les individus « pauvres » à échapper à la misère.

La pauvreté comme une privation de capacités

Qu’est ce qu’être pauvre ? Etre pauvre en Somalie n’a certainement pas la même signification qu’en Amérique du Nord. Certains seraient ainsi tentés de dire que la pauvreté est une notion relative. La plupart d’entre nous répondraient à cette question en résumant la pauvreté à un revenu et une richesse non suffisants pour permettre à un individu d’atteindre à un confort de vie minimal. Mais, y-a-t-il une quantification objective de ce niveau minimal. Est-ce le niveau qui permet de survivre ? Mais la notion de « survie » elle-même est-elle définissable de façon objective ?
La notion de pauvreté n’est certainement pas déconnectée de considération de bien-être, parce que fondamentalement ce que l’on prend en considération lorsqu’on parle de revenu ou de richesse c’est le niveau de bien-être qu’ils nous permettent d’atteindre. Pour pouvoir ainsi parler de pauvreté, il faut pouvoir comparer les individus entre eux. Pour cela il paraît nécessaire d’avoir un outil de mesure, une théorie du bien être. La difficulté que l’on rencontre avec la théorie utilitariste notamment est qu’il est difficile de comparer les utilités des différents individus. Tout l’argumentaire de Sen s’attache à rompre avec une vision « welfariste » du développement pour construire une théorie qui permette de faire des comparaisons entre individus. Pour Sen, la pauvreté est d’abord et avant tout une privation de capacités, au sens où nous allons le définir dans ce qui suit.
Sen distingue les fonctionnements et les capacités. Les « fonctionnements » représentent ce qu’est et fait un individu à un instant t (le niveau d’éducation qu’il atteint, son emploi etc.), son « état de vie ». Les capacités représentent l’ensemble des « fonctionnements » possibles auxquels un individu peut prétendre. Les « fonctionnements » sont donc des réalisations et les capacités des potentialités. Observer les « fonctionnements » à un instant donné ne permet pas d’en inférer les capacités. Autrement dit observer les conditions de vie de deux individus, à un instant donné, ne permet pas de donner une vision complète du degré d’inégalité qui existent entre ces deux individus. Il faudrait savoir à quels ensembles de capacités ils avaient accès. Observer la pauvreté et un revenu bas ne signifie pas que l’origine de la pauvreté réside dans un revenu bas. Pauvreté et revenu bas sont tous deux certainement les conséquences d’un espace de capacités réduit. Les capacités décrivent donc les libertés réelles pour un individu de poursuivre ses objectifs.
Ainsi, pour Sen, lorsque l’on désire faire des évaluations, la bonne approche n’est ni celle des utilités (évaluer l’utilité d’un individu), ni celle des « biens premiers » due à John Rawls , mais plutôt celle des libertés, qu’il qualifie de non-formelles, les capacités. Rawls insiste sur l’impossibilité de construire une théorie de la justice sur la base de la satisfaction des préférences. Pour lui l’accès à un certain nombre de « biens premiers » est ce qu’une société doit s’attacher à offrir à ses citoyens. Rawls souligne que l’importance doit être donnée aux moyens et non aux fins, parce que à partir des mêmes moyens deux individus différents peuvent poursuivre des fins différentes. Ce qui importe donc c’est qu’ils puissent disposer des moyens pour atteindre leurs buts.
Bien qu’il rejoigne en partie les arguments de Rawls, Sen montre que si les moyens sont d’une importance cruciale ils ne sont pas à eux seuls suffisants : tout dépend de la capacité qu’ont les individus à transformer ces moyens en fins, leurs capacités. Les capacités représentent la liberté d’accomplir, c'est-à-dire l’ensemble des fonctionnements possibles que l’individu à la pleine liberté et capacité de choisir.
Ainsi, dans la théorie des capacités, la richesse ne vaut que parce qu’elle nous permet de satisfaire nos besoins, d’étendre notre champ des possibles, elle ne vaut que par le fait qu’elle nous permet de vivre la vie que nous voulons, légitimement, vivre.

Supposez que vous vous réveillez demain dans une immense et somptueuse demeure, dans un endroit paradisiaque, avec une fortune colossale. Jusque là, vous êtes ravi, imaginer cela vous enchante, et je devine un regard qui s’illumine à cette idée. Mais si maintenant je vous dis que tous vos choix de vie, y compris les plus insignifiants, quels qu’ils soient doivent avoir l’aval d’un petit groupe d’individus, qui ont l’entière liberté de les restreindre et même de commander certaines de vos actions, aimeriez vous vous réveillez demain dans cet état ? Je parie que la majorité écrasante trouverait cette perspective peu séduisante, hormis peut être un petit nombre qui ne prendrait pas conscience de ce qu’implique une telle existence.
Un deuxième exemple est celui du planificateur bénévole. Supposons qu’il existe un tel planificateur, qui dispose absolument de toute l’information qui pourrait exister dans un marché et plus même. Ce planificateur aurait la capacité de parvenir à une allocation efficace des ressources, de réaliser le plein emploi etc. Est que, collectivement, nous accepterions cela ? La réponse est évidemment non. Pourtant, si on laissait le libre marché faire, on ne parviendrait pas à une meilleure allocation des ressources.
Qu’elle est donc la différence entre ces deux mécanismes qui fait que nous préférerons inévitablement passer par le marché ? La liberté. Nous ne voudrions pas d’un planificateur bénévole parce que nous voulons avoir la liberté de choisir et être des acteurs de notre vie. Nous mettons ainsi la liberté au cœur même de notre existence.

Le développement comme expansion des libertés

Amartya Sen envisage l’objectif du développement comme une expansion des libertés. Il distingue deux rôles pour la liberté, son rôle constitutif et son rôle instrumental. Il ne faut pas penser la liberté selon sa capacité à créer de la richesse, c'est-à-dire à contribuer au développement économique, il faut la voir au contraire comme un élément constitutif du développement, c'est-à-dire une fin en soi.
Cette approche est une conception « conséquentialiste » des choses, c'est-à-dire qu’on ne considère que la valeur d’une activité n’a d’importance que par les résultats tangibles auxquels elle permet de parvenir.
C’est une vision d’autant plus réductrice que nous accordons de l’importance à de nombreuses actions qui n’ont non seulement aucune conséquence économique, mais qui plus est sur lesquels il est impossible de poser une mesure quelconque.
Il faut ajouter que le « conséquentialisme » n’accorde d’importance qu’aux conséquences, ce qui est discutable. Si l’on s’attache uniquement aux conséquences, il faut définir un moyen de discerner entre conséquences souhaitables et non-souhaitables. Si dans un certain nombre de domaines il est possible de parvenir à un consensus entre la grande majorité des individus composant une société, il en est certainement beaucoup d’autres pour lesquels ceci est impossible. Le « conséquentialisme » peut ainsi aboutir à un processus de sélection autoritaire.
Penser la liberté uniquement en termes de conséquence sur le développement est donc réducteur et même dangereux. La liberté est une fin en soi, c’est une chose à laquelle tout être aspire, de façon légitime. Personne ne se demande si c’est une bonne chose ou pas, en termes de contribution à la prospérité économique, de partager des moments avec ses amis, et la question même paraîtrait dénuée de sens si on la posait. Il en est de même pour la liberté.

Le rôle constitutif et le rôle instrumental de la liberté

Sen entend par rôle constitutif l’ensemble des capacités élémentaires comme capacité d’échapper à la famine, d’échapper à la morbidité prématurée, et les libertés qui découlent de la participation politique, de la libre expression. Le développement s’accompagne donc de l’expansion de ces libertés jugées fondamentales. Ainsi, ces libertés ne sont pas pensées indépendamment du développement, elles sont parties intégrantes de celui-ci, et ils se renforcent mutuellement.
Il ne s’agit donc pas de se demander si oui où non les libertés politiques sont bonnes pour le développement et s’il faut les promouvoir (cette question se pose inévitablement dans une conception purement matérielle du développement, comme la maximisation du PIB, de la croissance etc.) pour renforcer le développement ou s’il faut au contraire les brider afin de faciliter ce dernier.

Le rôle instrumental de la liberté peut être appréhendé en se demandant comment une grande variété de droits, de possibilités et d’acquis contribuent au développement économique et de la liberté humaine au sens large.
Sen distingue 5 types de libertés instrumentales, qui sont intimement liées les unes aux autres ; libertés politiques (la non-liberté politique prive les individus de la liberté d’influer sur l’espace des choix qu’ils peuvent avoir, les conditions dans lesquelles ils peuvent vivre, sur l’ensemble des capacités qu’ils peuvent développer etc.), les facilités économiques (produire, échanger etc.), les opportunités sociales (éducation, santé etc.), la garantie de transparence et la sécurité protectrice.
Les libertés politiques concernent tous les domaines qui ont trait à la gouvernance (choix des gouvernants et des modes de gouvernance), liberté d’expression, libre organisation etc.

J’aimerais insister plus particulièrement sur la garantie de transparence qui est une catégorie fondamentale des libertés instrumentales, puisque d’elle va dépendre le degré de confiance que les individus d’une société vont développer entre eux mais également avec les différentes institutions. Elle détermine également la faculté des individus à prendre des décisions avec une information suffisamment fiable.

le rôle fondamental des libertés publiques

Pour Sen, le rôle fondamental de la croissance économique est de permettre une expansion des possibles. Intégrée à la vision du développement par l’expansion des capacités, la croissance permet une expansion des libertés humaines de vivre plus riche et plus libre.
L’idée selon laquelle il suffit d’offrir aux gens des conditions de vie confortables et que le reste importe peu est donc antagoniste à la conception du développement comme expansion des libertés. Les libertés instrumentales soulignées par Sen sont intimement liées les unes aux autres et permettent de bien mieux appréhender les problèmes de développement qu’une conception simplement assise sur la maximisation du PNB, ou un accent mis sur l’industrialisation etc.
Mettre les libertés à la fois au cœur du processus de développement et comme objectif de celui-ci permet de mieux souligner le rôle néfaste sur le développement du dénie de certaines libertés. Les libertés démocratiques sont une illustration parfaite de ce lien négatif. Bien que l’espace qu’offre cette tribune soit trop limité pour discuter ce lien de façon exhaustive, j’aimerais pointer du doigt le fait que cette conception du développement rejoint en fait l’approche institutionnaliste de Douglas North. North définit la notion d’ordre social à accès limité pour caractériser les ordres sociaux de l’ensemble des pays en développement. Ces ordres sociaux reposent sur le fait qu’une élite gouvernante « privatise » l’État pour restreindre un certain nombre de libertés (liberté d’association, de créer différents types d’organisations etc.) afin de s’assurer des rentes. Les libertés démocratiques sont évidemment bannies d’un ordre social à accès limité.
Pour illustrer l’importance de ces libertés, prenons la sécurité économique. Elle est très liée à liberté démocratique : aucun pays démocratique n’a jamais connu de grande famine et à l’inverse nombre de pays non-démocratiques ont vécu des périodes de famines dramatiques (Chine, Ethiopie, Somalie, Cambodge etc.). Comment expliquer cette observation ? Tout simplement par le fait que lorsque les citoyens peuvent influer sur leurs gouvernants, en ayant le pouvoir de les choisir notamment, ils sont en mesure d’attirer leur attention, et même les forcer à prêter attention, à leurs besoins et prendre les mesures adaptées à la satisfaction de ces besoins. Les libertés publiques et politiques constituent donc un axe fondamental du rôle instrumental de la liberté.
Au-delà de cet exemple, dans la mesure où les lois, les règles qui régissent l’organisation sociale ont une influence directe sur l’espace des capacités, il apparaît légitime et nécessaire que tous les individus composant une société aient la possibilité de participer aux activités sociales et publiques et qu’ils puissent être des acteurs de la vie en société.
Cette libre participation à la vie publique est en outre fondamentale pour la construction de valeurs communes. Sans une liberté de parole et de discussion, il est difficile de pouvoir construire collectivement les valeurs qui seront communément admises par tous et qui serviront de socle aux différents échanges en société, qu’ils soient purement « humains » ou économiques.

Ainsi, même si Sen distingue 5 catégories de libertés instrumentales, les libertés politiques dans leur acception la plus large possible, sont suffisantes pour engendrer les 4 autres. Elles apparaissent de ce fait comme l’instrument fondamental du développement vu comme expansion des libertés. On peut imaginer l’existence d’opportunités sociales sans libertés politiques (prenez le cas de la Chine et l’éducation et la santé par exemple), mais on peut difficilement imaginer l’existence de réelles libertés politiques (avec toutes les conséquences que cela suppose) sans celle d’opportunités sociales.
L’absence ou l’insuffisance de libertés politiques est justement le frein majeur au développement de la majorité écrasante de nombreux pays en développement. Dans cette optique, les politiques de développement mises en place par les pays développés, via notamment les institutions internationales, devraient d’avantage intégrer cet aspect, notamment en imposant certaines avancées dans l’expansion des libertés politiques comme préalable à l’aide qui est accordée.
Bien sûr, on pourrait objecter, à juste titre, qu’au final ce sont les plus démunis qui en pâtiront, mais il y a plusieurs instruments pour y parvenir. On peut mettre un accent particulier sur l’implication non-négociable des citoyens bénéficiaires de l’aide dans son déploiement et sa gestion. On peut favoriser le développement d’associations citoyennes, dispenser des cours d’éducation civique, éduquer les citoyens à la culture de l’évaluation des pouvoirs publics etc.
L’expansion des libertés politiques est la seule voie pour les pays en développement, et il ne servirait à rien de continuer à s’entêter dans des politiques qui ne tiennent pas suffisamment compte du facteur politique dans les problèmes de développement des pays pauvres.

Autrice

Zoubir Benhamouche (1996)

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