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09 octobre 2008

Les leçons d'une crise annoncée

Publié par Alain Grandjean (1980), Associé cofondateur de la société de conseil Carbone 4. Co-auteur de "Le plein s'il vous plaît" | N° 34 - Les métiers de l'environnement

Le premier choc pétrolier nous a induit en erreur : il a profondément ancré dans nos esprits que toute hausse des cours était suivie d’une baisse et que derrière une récession passagère la croissance repartait de l’avant. Il a validé une vision cyclique de l’économie selon laquelle une période de vaches maigres précédait nécessairement une période de vaches grasses. Le baril a franchi récemment les 140 dollars ; allons nous revivre la même histoire ? Non, car tout converge pour donner à penser que nous approchons à grand pas du plafonnement de la production mondiale de pétrole, quelque part entre 90 et 100 millions de barils jours. La consommation mondiale étant encore fortement orientée à la hausse et les alternatives au pétrole, énergie liquide et très dense, étant loin d’être industriellement prêtes à une hauteur suffisante, le prix ne pourra que monter. A cette hausse structurelle il faut ajouter les risques liés à une situation géopolitique pour le moins instable. Un conflit avec l’Iran et la fermeture du détroit d’Ormuz conduiraient inévitablement à une explosion du prix et à des rationnements de pétrole dans toute l’Europe. Avec cette grille de lecture, les secteurs fortement dépendants du pétrole vont certainement connaître une crise majeure. On a pu observer, cette année, les prémisses de cela dans l’industrie aéronautique, le transport aérien et la construction automobile outre-Atlantique.

Dans un rapport rendu au Premier ministre en avril 2008, qui portait sur la sécurité d’approvisionnement énergétique européenne, Claude Mandil, qui vient de quitter le poste de directeur de l’Agence Internationale de l’Energie a décrit le scénario le plus probable : "Il est de plus en plus communément admis que la production mondiale [de pétrole] aura du mal à dépasser les 100 millions de barils par jour (contre 87 aujourd’hui) alors que la prolongation des besoins tendanciels conduit à une demande d’environ 120 mb/j en 2030 (AIE, World Energy Outlook). Le risque existe donc que le monde connaisse une crise pétrolière très sérieuse au cours de la prochaine décennie, avec des prix extrêmement élevés."

La crise économique est hautement probable

Ce pourrait ne pas être le cas dans deux autres scénarios :
- une récession mondiale, assez fortement probable comme on le verra plus loin et qui résulterait notamment d’une forte hausse du prix de l’énergie dans un premier temps,
- ou une vraie détermination dans la lutte contre le changement climatique, conduisant à donner très rapidement, dans les états consommateurs, un prix croissant au carbone. Il en résulterait une baisse de la consommation d’énergie et une baisse de son prix hors taxes.

Dans ces trois scénarios, nombre de secteurs vont de toute manière se trouver confrontés à une crise majeure. Ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que cette crise est annoncée depuis plusieurs années sans que les dirigeants des entreprises concernées, ni nos dirigeants politiques, ne tiennent significativement compte de ces avertissements.

Que nos dirigeants ne voient pas venir cette crise est évident, comme en attestent par exemple ce qui se passe dans le secteur aérien : les subventions indirectes aux compagnies « low cost » (via les aéroports régionaux), l’absence de taxation du kérosène ou pire encore la poursuite des investissements aéroportuaires qui sont de l’argent jeté par les fenêtres et de l’énergie et des matières gaspillées. Le cas des « low costs » est spectaculaire : aberration stratégique comme on vient de le voir, aberration budgétaire (gaspiller l’argent public n’est pas une bonne idée par les temps qui courent) et erreur politique majeure car le low cost aérien est une machine à créer de la frustration. Les citoyens se sont tous mis à croire qu’il était possible de voyager en avion à moins cher qu’en taxi. Leur enlever cette possibilité demain ce sera les priver d’une liberté et d’un acquis… La grogne est prévisible.

Les mêmes causes ayant les mêmes effets, le transport routier va connaître de grosses difficultés et, à une moindre échelle, ce sera le cas de la pêche et de l’agriculture. Les entreprises de service de transport puis les constructeurs automobiles et de camions doivent se préparer à de lourdes restructurations. Dans ces trois cas, on constate de la même manière une incapacité des dirigeants privés et publics à prendre la mesure des problèmes annoncés et à prendre des décisions à la mesure des enjeux. Compenser pour les pêcheurs la hausse du pétrole, c’est mettre de l’argent dans un puits sans fonds ; les autres professionnels seront tentés de passer à la caisse. Et que fera-t-on à la prochaine hausse ? Comme le dit Serge Michel Garcia (ancien directeur du département des pêches à la FAO) : subventionner la flotte revient à repeindre les transats sur le Titanic » .

Malheureusement, dans notre pénible rôle de Cassandre, nous devons aller plus loin et évoquer le spectre d’une crise économique majeure. Les voyants sont tous au rouge. Tous les secteurs économiques dépendent des transports ; ils ne peuvent pas ne pas être affectés par la crise des transports. Par ailleurs, suite à la crise des subprimes, le système bancaire serre les écrous. Le crédit va donc être raréfié et la Coface confirme que les difficultés commencent. Selon Jerôme Cazes, son directeur général, « la cinquième crise du crédit depuis le premier choc pétrolier est commencée ». La crise bancaire va donc s’étendre au monde réel. Du côté du réel précisément, la pression sur les matières énergétiques, alimentaires, minérales et sur les ressources biologiques (la plus spectaculaire étant l’épuisement des ressources halieutiques ) n’a jamais été aussi forte dans l’histoire de la planète. Tous les marchés, même ceux relatifs à des ressources renouvelables, connaissent ou vont connaître un plafonnement de production, ce qui, avec un nombre de consommateurs croissants et un désir croissant par consommateur, ne peut que se traduire par une hausse des prix. Les gains permanents de productivité ont été par le passé rendus possibles grâce au « miracle » d’une énergie abondante et d’un coût de moins en moins significatif. Ce « miracle » va-t-il se reproduire indéfiniment ?

La pression sur le pouvoir d’achat « réel » ne peut donc qu’augmenter et les entreprises vont donc se retrouver dans une situation délicate. D’un côté des clients avec moins de pouvoir d’achat et de l’autre des coûts plus élevés et un accès au crédit plus difficile. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour en déduire que la probabilité de récession est très forte. Pour ne rien arranger, la BCE va tenter, comme c’est son habitude, de lutter contre l’inflation en resserrant sa politique monétaire. L’euro va donc rester durablement surévalué et le coût du crédit va se réorienter à la hausse. Il est facile aussi de deviner les conséquences humaines et sociales de cette situation.

Dans son analyse des civilisations disparues, Jared Diamond voit dans l’aveuglement des dirigeants la cause principale de ces disparitions : les élites ne voient pas, n’entendent pas, ne sentent pas qu’elles conduisent leur peuple à la mort.

Nous avons les moyens de savoir ce qu’il faut faire pour éviter le pire

Nous avons la chance de vivre à une époque de très grande capacité d’analyse des systèmes et de pouvoir de modélisation et de projection : nous savons prédire dans les grandes lignes ce que serait l’état de la planète dans un scénario de « business as usual » en matière de changement climatique ; nous savons à peu près à quel moment nos ressources en hydrocarbures seront incapables de suivre la demande; nous savons que nous allons vers une « mer sans poisson » à horizon 2050, etc.… Nous savons que nous devons faire plafonner nos émissions mondiales de gaz à effet de serre vers 2015, si nous voulons éviter que la température planétaire s’élève de plus de 2-2,5° C par rapport à son niveau moyen préindustriel.

Nous avons aussi une chance exceptionnelle : la résolution de la crise écologique (au sens large du terme, en commençant par la pression sur les ressources) nécessite de l’innovation technologique. Le déploiement accéléré de nouveaux procédés et de nouvelles compétences (comme par exemple la rénovation thermique dans l’habitat) génère de l’activité et créera de l’emploi car il va falloir « dé-mécaniser » une large partie des fonctions productives au fur et à mesure que le coût de l’énergie augmentera. Un seul exemple : on sait qu’il est possible de nourrir le monde avec des systèmes agricoles diversifiés, adaptés aux conditions climatiques, écosystémiques et anthropologiques locales. Cette agriculture sera plus économe en carburants et moins exigeante en engrais de synthèse dont la fabrication est coûteuse en énergie fossile et dont l’épandage est à l’origine d’émission de protoxyde d’azote. Ces formes d’agricultures se révèlent néanmoins plus exigeantes en travail…

Gouverner c’est prévoir : nos dirigeants ne peuvent pas et ne pourront pas invoquer l’excuse de l’ignorance, irrecevable dans leur cas. Ils savent aussi que la négociation des transitions économiques, sociales et professionnelles est beaucoup moins douloureuse quand elle est organisée à l’avance que quand elle est faite dans la précipitation, sous la pression des événements.

Que leur demandons-nous maintenant ? Qu’ils aient le courage de reconnaître la vérité - qu’ils prennent le temps de la comprendre s’ils ne l’ont pas encore fait - et qu'ils initient une vaste mobilisation nationale et européenne face à un défi dont l’ampleur semble leur échapper encore largement. A l’évidence, la réponse à ces défis nécessite un autre outillage doctrinal et pratique que celui qui a permis les trente glorieuses. Il va nous falloir innover radicalement sur tous les plans : institutionnels, financiers, monétaires, technologiques et innover aussi sur le plan du mode de gouvernement et de concertation démocratique. L’heure est à la révolution culturelle, une révolution comparable sans doute à la révolution industrielle voire à celle du néolithique qui a transformé un être nomade en sédentaire.

Les deux prochaines années sont déterminantes pour notre l’histoire. Outre la résolution de sa crise institutionnelle, l’Union Européenne a deux grandes priorités sur son agenda : le paquet énergie climat et la politique agricole commune. Le changement de l’équipe actuellement au pouvoir aux USA peut donner un nouveau souffle à ses dossiers. Mais c’est à l’Europe de se dépasser pour proposer au monde un modèle de négociation internationale et surtout un modèle de civilisation qui transforme cette crise annoncée en mobilisation mondiale. C’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu, ni plus ni moins.

Autrice

Alain Grandjean (1980), Associé cofondateur de la société de conseil Carbone 4. Co-auteur de "Le plein s'il vous plaît"

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