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16 avril 2003

Des mots et des notes

Quand un ENSAE compose des partitions de musique : Karol Beffa (ENSAE 1995) a accepté de répondre à nos questions pour ouvrir un cycle d’articles consacrés aux anciens ayant eu un parcours atypique.


Peux-tu nous résumer ton parcours depuis l’ENSAE?

KB : J’ai poursuivi dans la foulée de l’ENSAE des études générales : Ulm (le concours sciences sociales), une licence de philo, une licence d’histoire, une licence puis une maîtrise d’anglais... D’ailleurs, à l’ENSAE, c’est autant les mathématiques que l’économie qui m’ont plu. En troisième année, j’ai profité d’une possibilité d’échange entre Ulm et Trinity College pour partir un an à Cambridge où j’ai obtenu un Master of Philosophy (Economie). Pendant cette année à l’étranger, je me suis posé pas mal de questions et je me suis dit qu’en fait, ce n’était pas l’économie mais la musique qui m’intéressait vraiment. En Terminale, j’avais été reçu au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (CNSMDP) en classe d’harmonie. Bien sûr, depuis ce temps, j’avais perdu le bénéfice de l’admission mais je me suis représenté et j’ai été reçu à nouveau. A ma sortie de l’ENSAE, j’ai donc suivi un cursus plutôt atypique : CNSMDP, agrégation puis DEA de musicologie.

Tu as été reçu premier à l’agrégation, tu as obtenu neuf Premiers Prix au Conservatoire de Paris. Tu as donc poussé très loin tes études musicales...

KB : C’est vrai. Je fais partie des compositeurs qui pensent que le métier est une chose importante (D’ailleurs, ceux qui prétendent l’artisanat caduc sont en général ceux qui en sont le plus dépourvus.) Pour moi, un compositeur authentique est quelqu’un qui s’efforce de traduire l’univers émotionnel, l’imaginaire qu’il porte en lui. Pour y parvenir, il lui faut posséder les moyens adéquats. Coucher sur le papier les notes, les rythmes, les harmonies qui reflètent votre monde intime nécessitent une parfaite oreille intérieure : or celle-ci se forme et s’affine par des études d’harmonie, d’orchestration... Malheureusement, il arrive aussi que des compositeurs au métier impeccable écrivent une musique décevante parce que l’imagination ou l’inspiration ne suivent pas.

Tu as déjà été joué par la Maîtrise de Radio-France, l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon, l’Orchestre Philharmonique de Radio-France...

KB : Oui, j’ai eu cette chance. Aujourd’hui, encore trop d’institutions musicales françaises sont noyautées par des représentants de la musique atonale pure et dure (plus dure que pure, à vrai dire...). Mais à Radio- France, la situation est en train de changer. A vrai dire, je suis convaincu que l’avenir de la musique se jouera en marge des circuits spécialisés de musique contemporaine, en marge des institutions liées à la musique atonale (l’IRCAM, l’Ensemble Intercontemporain, tous les deux fondés par Boulez) - jusqu’à présent, de ce cadre il ne sort que des concerts avec 70% d’invités, où l’on entend la même musique tantôt agressive, tantôt insipide, toujours très grise, et où à la fin, les compositeurs se congratulent par politesse, par arrivisme ou par snobisme. Pour moi, le salut de la musique viendra des interprètes et des orchestres généralistes.

Y a-t-il encore un public pour la musique d’aujourd’hui?

KB : C’est triste à dire, mais notre société pourrait tout à fait se passer de compositeurs. La part de beauté qu’ont apportée les créateurs depuis cinquante ans est tout à fait marginale par rapport aux trésors des époques précédentes. De fait, on a encore tendance à minimiser le fossé



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Figure n°1 :


qui sépare le public d’une certaine musique contemporaine. Si cette musique ne plaît pas au public, c’est souvent elle qu’il faut incriminer, et non le public... Je n’écris pas une musique pour compositeurs, pour musicologues ou pour idéologues ; j’écris la musique que j’aimerais entendre au concert.

Peux-tu vivre de la composition ?

KB : Pas pour le moment. J’enseigne l’orchestration et la composition au Conservatoire du 18ème arrondissement, je donne quelques concerts comme pianiste, j’accompagne de temps en temps en improvisant des films muets au cinéma (j’aimerais pouvoir le faire davantage). Mais je commence à bénéficier de commandes - de la part de festivals et de mécènes, notamment. Pour des raisons historiques, conjoncturelles et fiscales, le mécénat culturel n’est guère développé en France aujourd’hui. Mais j’espère que les choses vont changer : les entreprises ont tout intérêt à soutenir la création musicale si elle répond à une réelle demande du public et n’est pas dictée par des effets de mode ou de snobisme. Enfin, il m’arrive d’écrire des musiques pour le théâtre et pour le cinéma, contrairement à bien des compositeurs pour qui cela reviendrait à se prostituer - comme si écrire des musiques de films ou de scène avait quelque chose d’obscène. Dans le passé, les plus grands l’ont fait : Honegger, Chostakovitch, Prokofiev, par exemple. (Je crois que ce dédain affiché pour ces musiques masque en fait une incapacité, un manque de métier...) Ecrire une musique d’accompagnement n’est pas simple : il faut saisir l’intention du metteur en scène mais ne pas trop coller à l’action ou aux ambiances. Cela requiert de maîtriser, outre les techniques d’écriture musicale, d’autres paramètres (de temps, de cadrage, de densité expressive, etc.) qui ne sont pas tous familiers à un compositeur de musique savante.

Y a-t-il pour toi des correspondances entre la musique et les autres arts ?

KB : Il y a quelques années, j’aurais sans doute répondu non : la musique est un monde clos, avec ses propres règles de fonctionnement, assez éloignées de celles des autres arts. Mais mes expériences en cinéma ou en théâtre ont modifié mon opinion. J’ai déjà mis des poèmes en musique. Et j’ai écrit un Trio, qui est l’illustration musicale d’un Triptyque pictural. A l’inverse, un peintre belge a peint deux tableaux à partir d’évocations que lui a suggérées ma musique. Mon rêve serait de pouvoir écrire un opéra mais j’en attends toujours la commande...

Finalement, que t’as apporté ton passage par l’ENSAE ?

KB : Cela m’aura surtout permis de ne pas être dupe de certaines impostures pseudo-scientifiques en matière d’art. Si composer a un rapport avec la science, c’est avec une arithmétique somme toute élémentaire, pas avec la stochastique, les fractales ou la théorie du chaos. Ceux qui prônent la complexité et méprisent certaines musiques sous prétexte qu’elles sont trop simples oublient d’une part que la complexité ne saurait, en soi, être érigée en vertu musicale, de l’autre que ce qui paraît complexe à l’œil ne l’est pas forcément à l’oreille. C’est facile de noircir des portées avec des notes et de bâtir un discours théorique qui cherche à justifier les pires horreurs auditives ; c’est beaucoup plus difficile d’écrire de la bonne musique...

Propos recueillis par
Hugo HANNE (ENSAE 1992)

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