Sondage à entropie minimale pour une société à entropie maximale
La Statistique et l’Administration Economique, d’accord, mais dans quelles conditions de température et de pression ? Pour le savoir, nous inaugurons dans ce numéro une nouvelle série d’articles consacrée à « l’ethnographie des stats ». Ou comment transposer dans un contexte particulier et pratique les aspects généraux et théoriques de l’enseignement de l’ENSAE…
Chaque année, au début de l'été, les élèves de l'ENSAE quittent Malakoff et partent à l'assaut du vaste monde, armés de leurs scores, de leurs garchs et de leurs sondages à entropie maximale.
Une fois le périphérique traversé, le portillon de la station Porte de Vanves culbuté, ils se dispersent aux gré des correspondances, dans le vaste réseau de la RATP. A la Défense, à Bercy, à Opéra, ils découvrent avec enthousiasme, soulagement ou désoeuvrement ce que les heures qu'ils ont passé dans l'amphi « 1 » leur permet de réaliser dans le fameux « monde du travail ».
Après plusieurs changements, je suis enfin arrivé à la station que j'avais choisie pour faire mon stage d'application: Kourskaya au croisement des lignes Koltsevaya et Arbatsko-Pokrovskaya, l'une des neuf gares que compte Moscou, celle d'où partent les trains pour la Crimée et pour le Caucase. J'allais pouvoir découvrir ce que signifie la statistique dans un pays où l'alphabet compte 33 degrés de liberté.
L' « entreprise » où j'ai fait mon stage d'application était le VTsIOM, le Centre Panrusse d'Etude de l'Opinion Publique, le seul qui émette des avis autorisés sur « toute » la Russie. Celui qui a découvert début mars que Poutine n'avait plus que 14% d'opinions favorables dans la population. J'étais parti pour y faire des sondages et, armé de mon poly « Sondages » de l'ENSAE, je me sentais paré à tout. Sauf à la question de savoir s'il faut ou non envoyer des enquêteurs en Tchoukotka (9.000 km de Moscou), en Tchétchénie ou dans la Presqu'île de Taïmyr (entre le 70ème et le 80ème parallèle nord), sachant que l'on ne sait ni très bien combien de gens y vivent ni combien cela pourrait coûter d'y aller.
Trois mois passés au VTsIOM m'ont fait découvrir un organisme passionnant car il avait tout à la fois vécu et observé le tumulte des années quatre-vingt dix en Russie. Il avait été fondé en 1987, en pleine Perestroika, au moment où les dirigeants soviétiques s'apercevaient qu'à défaut de modeler la société, il pourrait être utile de la connaître. Réaliser des enquêtes d'opinion devait permettre aux dirigeants d'avoir une idée de la façon dont la population accueillait les réformes en cours. L'effondrement de l'URSS en 1991 désorganisa considérablement le VTsIOM (tirage des échantillons en Ukraine, calage au Kirghiztan, apurement en Lituanie...). La partie russe de l'institut était à peine réorganisée que son financement ne tarda pas à être remis en cause. Après avoir bradé les grandes entreprises industrielles pour une poignée de dollars, l'Etat russe ne pouvait sans doute plus se permettre de financer de dangereux intellectuels, attachés qui plus est à étudier tout ce qui dans la société russe d'alors avait décidémment du mal à se mettre à l'heure du marché.
Quitte à étudier l'opinion des gens, pourquoi ne pas leur demander au passage s'ils préfèrent les Camels ou les Lucky ou encore s'ils aimeraient bien que Danone leur concocte un petit kéfir à la pèche? Partant de cette idée, le VTsIOM se mit à financer ses lourdes et coûteuses études sociologiques à l'échelle de toute la Russie grâce à des enquêtes marketing réalisées dans les grandes villes, où un embryon de classe moyenne consumériste était en train de naître.
Les sociologues et les statisticiens du VTsIOM ont maintenu leur organisme en vie grâce à leur enthousiasme et à la conscience de la nécessité de leur tâche: l'INSEE réalisant le jour les enquêtes de Bouygues Telecom pour financer l'Enquête Emploi la nuit...
« Bien, bien, jeune homme, mais n'avez vous donc rien appris en amphi 1 ? ». Je tremblais, m'imaginant devant mon jury de stage, dans la grisaille d'octobre à Malakoff. Un mois déjà était passé. Passé à apprendre comment on dit « sondage aléatoire de grappes » en russe. Passé à comprendre qui n’arrivait au bureau qu’à 11 heures, car il faut bien aller aux champignons avant. Un mois passé aussi à expliquer aux gens qu'il fallait me donner quelque chose à faire à tout prix, qu'il fallait me donner de quoi appliquer tout ce que l'amphi 1 m'avait apporté d'inestimable.
Car dans la Russie des années 1990, le concept de stage non rémunéré n'est pas nécessairement évident pour tous. Venir voir comment ça se passe soit; mais vouloir mettre les mains dans le cambouis, pourquoi diable ? Surtout quand on pose des questions...Trois mois au VTsIOM ont été l'occasion de découvrir comment on réalise des enquêtes, et comment on réalise des enquêtes en Russie.
Sur le moment j'ai attribué beaucoup de ce qui n'était pas dans mon poly à la Russie, en fait, j'aurais sans doute dû attribuer beaucoup à la Réalité. Quand même, la Russie ne facilite pas les choses.
Les enquêteurs d’abord : ils avaient l'air souvent tentés de remplir les questionnaires au café. Dans un pays où la pluriactivité est générale, être enquêteur constitue souvent une troisième voire une quatrième activité et le souci de la science passe bien souvent après celui du temps gagné que l'on peut utiliser à travailler ailleurs. Rapidement, il m'est apparu que le VTsIOM dépensait une énergie énorme à contrôler les enquêtes.
Les ménages ensuite. Les taux de non-réponse restaient incroyablement élevés : les ménages demeuraient réticents à l'idée d'ouvrir leur porte à un inconnu venant leur demander leur opinion. Les coups inattendus à la porte ont signifié à l'époque soviétique beaucoup plus que le simple hasard d'un tirage systématique. L’effet KGB nuisait encore beaucoup plus aux enquêtes russes (la France, elle, n’est qu’en train de découvrir que la peur et les enquêtes ne font pas bon ménage). Surtout, l’ambiguité qui régnait sur le vrai rôle des enquêteurs incitait les ménages à dire plus ce qu’ils pensaient que l’on attendait d’eux que ce qu’ils pensaient réellement. D’après les chercheurs de l’institut, la popularité de Poutine au début de son mandat vient en partie d’un tel phénomène : nombres de ménages enquêtés ont considéré qu’il était plus prudent d’avoir l’opinion qu’ils imaginaient majoritaire, celle du soutien au pouvoir. Comme quoi prophéties auto-réalisatrices et tâches solaires n’existent pas que sur les marchés financiers.
La Russie ne facilite pas beaucoup les sondages car elle est peuplée de 144.808.100 habitants pour une superficie totale de 17.075.400 kilomètres carrés. Cela correspond donc à une densité moyenne de 8,5 habitants au kilomètre carré (alors que la densité moyenne française est supérieure à 100 habitants au kilomètre carré). De plus la dispersion autour de cette moyenne est très importante. Ainsi certaines régions du nord ont en Russie une densité qui descend jusqu'à de 0,03 habitants au kilomètre carré. Ces ordres de grandeur sont importants parce qu'ils permettent de comprendre immédiatement qu'en Russie, un bon plan de sondage commence par choisir qui aura une probabilité d'inclusion nulle : il est hors de question de prendre le risque de laisser le hasard nous intimer l'ordre d'aller interroger un Komi, un Nenetse, un Evenk ou un Tchouktche au-delà du cercle polaire ! Les enquêteurs de l'INSEE, même à la DR d'Auvergne, ne prennent pas l'hélicoptère pour atteindre leurs fiches adresses.
Toutefois certains endroits plus peuplés ne sont pas nécessairement plus accueillants : la situation actuelle dans le Caucase du Nord interdit la réalisation de toute enquête en Tchétchénie et dans les républiques avoisinantes de la Fédération de Russie. Une partie importante du territoire de la fédération était donc exclu a priori des zones enquêtées. Le VTsIOM, comme ses concurrents, se bat pour afficher le taux de couverture maximal (entre 95% et 97%). Chaque fois qu'une petite hypothèse abusive de plus est introduite chez un concurrent (« allez, les Tchétchènes, c'est un peu des Tatars non ?, et hop on redresse »), permettant un taux affiché légèrement plus haut les négociations reprenaient entre ceux qui vendaient les enquêtes (et qui remarquent que Phillip Morris achèterait encore si le taux annoncé était de 102%) et ceux qui les font et qui savent qu'on ne peut tirer des habitants de la Toundra l'information qui manque sur ceux de la Taïga. Une fois choisis les coins qui ne sont pas enquêtés il ne devait plus rester qu'à tirer les ménages. D'habitude quand on tire, on a un chapeau, une urne, ou une base de sondage. En Russie, on a une carte. C'est là que j'ai commencé à hésiter à utiliser mon poly comme emballage pour mes pirojki . Que le plan de sondage soit à 5 degrés soit, ça permet de faire de belles formules LaTeX dans le rapport de stage, mais que la base le soit aussi, alors là j'étais dépassé. Or c'est bien la caractéristique des échantillons tirés par le VTsIOM: comme ils ne disposent pas d'une base de sondage qui détaille bourgade par bourgade les logements que l'on peut aller enquêter, le seul moyen est de choisir une bourgade (ou une circonscription électorale dans les grandes villes) et d'envoyer l'enquêteur compter lui même les logements, puis tirer lui-même ceux qu'il va enquêter : inutile d’essayer ensuite de calculer proprement des intervalles de confiance.
Deux mois déjà que j’étais là. J’arrivais enfin à rentrer chez moi à pied sans jamais marcher dans la rue. Mais la soutenance approchait. La mise à mort allait-elle avoir lieu en salle S8 ou en salle 12 ? Je me suis donc mis en tête de proposer quelques modifications du plan de sondage, modifications qui auraient permis ensuite des estimations de précision plus rigoureuses. Brave gars. Chacune de mes propositions aboutissait invariablement à deux conséquences. D’une part j’apprenais que tel ou tel problème logistique rendait ma proposition complètement inapplicable. D’autre part je découvrais au passage un usage, de moi jusqu’alors inconnu, qui me faisait prendre conscience que même si ma proposition avait été appliquée, le gain à en attendre aurait été négligeable par rapport à la nuisance de cet usage. Un bel exemple : le traitement de la non-réponse par la méthode de Lash Laffair & Son O’Cotte (1991) : si un ménage ne répond pas, eh bien on interroge celui qui vit dans l’appartement suivant.
Trois mois au VTsIOM m’ont ainsi fait comprendre qu’on pouvait faire des sondages dans le plus grand pays du monde à condition surtout d’écouter l’expérience des gens qui y travaillent depuis des années. A condition de ne pas essayer « d’appliquer » immédiatement ses connaissances théoriques mais bien plus de s’appliquer à connaître les conditions immédiates dans lesquelles les gens travaillent. Ensuite seulement vient l’idée d’une coopération fructueuse sur le plan technique.
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