Rencontre avec André Chieng (1978) : Pourquoi les analystes se trompent-ils toujours sur la Chine ? Quelles leçons en tirer ?
André Chieng est président de la société Asiatique Européenne de Commerce et Vice-président du comité France-Chine.
Depuis plus de deux décennies, des analystes de la Chine nous annoncent une crise majeure à court ou moyen terme. Et celle-ci ne s’est encore jamais produite. L’analyse des aspects particuliers de l’économie chinoise (créances douteuses, surinvestissement, gaspillage, productivité insuffisante, …) peut en effet conduire à des conclusions alarmistes, alors que depuis 25 ans, jamais aucune économie n’a connu de croissance aussi forte, aussi continue, et à une telle échelle. Comment résoudre cette contradiction apparente entre les parties et le tout ?
La crise du modèle chinois : l’Arlésienne des crises asiatiques ?
Des analystes réputés ont présenté la Chine comme un pays au bord du gouffre. Hugo Restall, journaliste au Wall Street Journal, a ainsi écrit le 1er août 2003 un article au titre explicite dans l’Asian Wall Street Journal : Why China Is a Paper Tiger? . On y lit :
… ‘So China is using the hard-earned savings of its people, which could have been devoted to building globally competitive companies, and is instead throwing them down 100,000 state-owned ratholes so that Chinese workers can produce artificially cheap products for American consumers to enjoy.’…
A peine trois ans après ce sévère constat, la mise en bourse de la Bank of China est saluée comme une réussite historique par la presse et le succès de l’IPO (1) apparaît comme un démenti flagrant de l’effondrement de l’économie chinoise. Comment expliquer ce revirement ?
Les faiblesses de l’économie chinoise : pris un à un, les constats sont exacts
Les résultats de l’économie chinoise peuvent en dérouter plus d’un : les arguments utilisés traditionnellement pour pointer les faiblesses de la Chine paraissent en effet fondés.
- La mauvaise gestion des entreprises étatiques ; c’est une réalité en Chine, leur rentabilité est bien inférieure à celle du secteur privé, et elles semblent se livrer à une course aux investissements aux dépens d’objectifs de bonne gestion ;
- Le montant élevé de créances douteuses : les économistes en évaluent le montant dans une fourchette de 500 à 900 milliards de dollars, jusqu’à 40% du PIB de la Chine ;
- La faible rémunération de l’épargne chinoise, résumée ainsi par le journaliste Hugo Restall : un gaspillage de l’épargne dans les « 100 000 trous à rat » que seraient les entreprises étatiques.
Tous ces constats, qui ne sont pas nouveaux, sont justes. On ne saurait finalement s’étonner lorsqu’en 2001 un avocat américain, Gordon G. Chang, sort un livre intitulé : « The Coming Collapse of China ». Comment expliquer la compétitivité de la Chine, ce patient dont les organes vont mal et dont l’état de santé paraît miraculeusement satisfaisant ?
L’analyse de la Chine comme l’atelier du monde bientôt en péril ?
Pour certains, la compétitivité de la Chine tiendrait seulement au bas coût de sa main d’œuvre. Mais si tel était le cas, l’économie chinoise devrait être très affectée par la crise de l’énergie, la Chine étant le deuxième importateur de pétrole au monde. Or en 2005, l’excédent de balance commerciale de la Chine dépasse les 100 milliards de dollars, soit le triple de l’excédent de 2004. Et la tendance ne semble pas s’inverser en 2006, en dépit du prix du baril.
D’autres combinent deux arguments : la compétitivité de la Chine serait due à la fois au faible niveau des salaires et à la sous-évaluation de la monnaie chinoise. Passés les effets positifs des Jeux Olympiques de 2008 et de l’exposition universelle en 2010 à Shanghai, une crise majeure serait à attendre vers 2012 du fait de l’augmentation des salaires et de la non-diminution des créances douteuses. Ainsi, à titre d’illustration pour la zone côtière, le salaire moyen de la main d’œuvre non qualifiée à Pékin est-il passé de 700 yuans par mois en 2002, à 1300 yuans par mois en 2006.
Aucun de ces deux arguments ne semble robuste. Concernant les salaires qui progressent, c’est une évolution déjà bien entamée. Déjà en 2006, la Chine n’est plus le pays où la main d’œuvre non qualifiée est la moins chère, et des pays comme le Vietnam ou le Bangladesh sont bien plus compétitifs sur ce point. Par ailleurs, les deux provinces chinoises qui exportent le plus aujourd’hui, celles de Canton et du Zhejiang, sont celles-là mêmes dans lesquels les salaires ont fortement augmenté. La force du modèle chinois ne tient pas donc pas seulement au salaire.
Qu’en est-il de la sous-évaluation de sa monnaie ?
Revenons sur la crise asiatique de 1997. Toutes les
monnaies asiatiques sont très fortement dévaluées, à l’exception du yuan chinois. A cette époque, les analystes prônent une dévaluation du yuan. Dans ce contexte où le yuan paraît surévalué, la balance commerciale n’en reste pas moins positive, 1993 étant en effet la dernière année de déficit commercial de la Chine. Sa croissance ne peut donc être le seul résultat d’une monnaie sous-évaluée.
Au passage, l’argument selon lequel la sous-évaluation de la monnaie chinoise supprime des emplois aux Etats-Unis a de quoi étonner. Il y a bien longtemps que la main d’œuvre bon marché chinoise est en compétition non avec celle des Etats-Unis, mais avec celle de pays comme le Mexique.
Finalement la Chine n’est la plus compétitive sur rien, qu’il s’agisse des salaires, des infrastructures, des universités, du système financier… D’où vient donc sa force ?
La force de la Chine tient à la combinaison des caractéristiques de son économie et à leur dynamique
Aujourd’hui encore, chaque fois qu’un sous-traitant disparaît, le donneur d’ordre va regarder en Chine, et ce pour un nombre croissant de produits qui ne se limitent plus à l’industrie textile. Le phénomène est même en accélération. Lorsqu’on analyse un à un les facteurs de faiblesse de la Chine, on se trompe d’instruments, on fait une analyse statique d’un ensemble évoluant en dynamique. Pour prendre une image, on analyse le mouvement d’une bicyclette avec des règles statiques, et on s’attend de ce fait à sa chute. Pour analyser la Chine, on ne peut faire abstraction du facteur culturel et du rythme auquel son économie progresse.
Les « faiblesses » de la Chine sont un moindre mal dans une situation en évolution rapide
La politique du gouvernement chinois a pu être interprétée défavorablement par les medias. La crise du SRAS – Syndrome respiratoire aigu sévère – en fournit un exemple. Le SRAS a fait au niveau mondial 860 morts, à mettre en regard des quelque millions de personnes mourant chaque année de la malaria. Lors du début de la crise du SRAS, le gouvernement chinois a été traité d’irresponsable par la presse mondiale (cf. « La pratique de la Chine » pour en comprendre les raisons). Un journaliste avait même comparé le SRAS à un ‘Tchernobyl chinois’ qui allait entraîner la faillite du système.
A partir du 21 avril 2003, la lutte contre le SRAS est devenu une priorité nationale décrétée au niveau du Parti Communiste. Deux mois après, la propagation de la maladie était définitivement enrayée. Les mesures prises par le gouvernement chinois, notamment de quarantaine absolue, ont été extrêmement efficaces, et c’est la nature autoritaire du régime qui a permis cette application sans faille.
Si de même, le gouvernement chinois voulait définitivement résoudre le problème des créances douteuses, il ne lui faudrait que quelques mois. S’il ne le fait pas, c’est pour ne pas agir comme les médecins de Molière, qui, tentant de guérir un patient, l’achèvent tout à fait. Les créances douteuses peuvent être considérées comme un moindre mal dans un pays en transformation rapide. Si les conglomérats publics ne sont pas rentables comparés au privé, ils sont soumis à d’autres contraintes, comme celle de ne pas licencier brutalement du personnel. Le critère pertinent pour analyser la transformation de l’économie n’est donc pas seulement l’évolution des créances douteuses, mais aussi celle de la rentabilité des entreprises publiques.
L’analyse du modèle chinois doit prendre en compte le phénomène de transformation, élément fondamental de la culture chinoise, qui, contrairement aux cultures occidentales, n’est pas une culture de la vérité.
Que penser de la corruption en Chine ?
La corruption en Chine est un réel problème, mais il convient de la replacer dans son contexte. Dans un premier temps, il convient de ne pas confondre corruption et parti communiste. La corruption en Chine est un phénomène très ancien lié à un trait fondamental de la culture chinoise : la prééminence de la famille, du cercle des proches. En second lieu, et sur un plan purement économique, la corruption n’est pas un facteur empêchant la croissance économique. On peut retrouver, y compris dans l’histoire récente européenne, des époques de forte croissance où la corruption était loin d’être absente. Ainsi, la priorité accordée aux proches, trait culturel qui peut s’exprimer jusque dans des actes de corruption, est-elle de manière plus ordinaire et morale très favorable à la création d’entreprise. En Chine un entrepreneur pourra toujours compter sur le support financier de ses proches pour créer son activité, et n’aura pas besoin pour cela de faire état d’un business plan formel.
Enfin, bien que toujours présente, la corruption est plutôt moins répandue aujourd’hui qu’hier en Chine. On peut du reste trouver de nombreux exemples où les tentatives de corruption n’ont pas apporté les résultats escomptés – cf. notamment l’exemple donné dans La Pratique de la Chine, où le pouvoir des ingénieurs jugeant une offre sur ses aspects purement techniques a pu prévaloir sur le management d’une entreprise.
L’instabilité sociale peut-elle ébranler l’économie chinoise ?
Un premier élément de réponse est de ne pas interpréter trop hâtivement les faits rapportés dans la presse. Certes les incidents sociaux recensés par la police chinoise ont été en augmentation sur la dernière année (+12%). Mais on ne peut les interpréter comme conséquence directe de l’accroissement de l’inégalité. Les incidents qui font le plus de bruit médiatique sont le plus souvent ceux qui se produisent dans les provinces les plus riches, et relèvent plus de querelles de voisinage tournant mal que d’une révolte de laissés-pour-compte.
Ces dix dernières années, environ 400 millions de personnes sont sorties de la catégorie ayant des revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Il reste en Chine 300 à 400 millions de personnes vivant avec des revenus en dessous de ce seuil. S’il est vrai que l’écart entre les revenus s’est agrandi – de 1,65 en 1985, le ratio du revenu moyen en zone urbaine sur celui en zone rurale est passé à 3,3 en 2005 - les gens sont sensibles aussi à l’évolution de leurs propres revenus. Or, ceux-ci ont augmenté y compris dans les zones rurales, même si la dynamique y est moins rapide. Aujourd’hui donc, et contrairement à des pays comme la France, la plupart des parents chinois sont optimistes pour leurs enfants et leur vie future, et s’attendent à une amélioration des conditions de vie.
Comment les sociétés étrangères doivent-elles gérer leurs entreprises en Chine ?
La question est très complexe. En effet, on cherche à bien faire en intégrant les « valeurs chinoises » dans la gestion des joint-ventures en Chine, mais est-ce toujours pertinent ? On remarque en effet que les Chinois qui sont volontaires pour rejoindre des entreprises étrangères en attendent précisément autre chose. Les gérer comme le feraient des entreprises chinoises peut paradoxalement les décevoir.
Quel rôle peut-on attendre du capital investissement en Chine ?
Les fonds d’investissement sont actuellement très actifs pour rechercher des opportunités en Chine.
Cependant, ce qu’ils recherchent porte en soi une contradiction. Ils requièrent en effet deux qualités :
- des sociétés chinoises gérées de manière parfaitement transparente ;
- un retour sur investissement de 50% supérieur à ce qu’ils obtiendraient dans des pays matures comme les pays occidentaux.
Or les sociétés chinoises qui répondent au premier critère offriront des retours sur investissement du même ordre que celui des pays matures, ce qui paraîtra insuffisant.
La hausse des salaires va-t-elle être limitée du fait du « réservoir de main d’œuvre » disponible dans les zones moins urbanisées ?
La hausse des salaires sur la zone côtière est une réalité, elle n’empêche pas les productions côtières de croître. Cette hausse va continuer car les industries et services chinois se développent fortement dans les domaines à plus forte valeur ajoutée.
Les joint-ventures avec capital étranger sont concentrées sur la zone côtière. Les conditions à l’intérieur des terres sont plus difficiles du fait des distances et du niveau d’éducation moins élevé de la population. Plutôt que les capitaux étrangers, ce sont les industriels chinois de la zone côtière qui sont en train d’investir à l’intérieur de la Chine jusque dans le Tibet. Ce développement de l’Ouest est rendu possible par l’amélioration des infrastructures.
Ainsi depuis 10 ans, 40 000 kms d’autoroutes ont-ils été construits, et depuis 1985 le réseau autoroutier de la Chine est passé d’une situation de quasi inexistence à une position de deuxième réseau d’autoroutes au monde après les Etats-Unis.
La Chine est le « champion du monde des investissements étrangers » : les flux vont-ils s’inverser ?
L’actualité récente a été marquée par les rachats d’entreprises occidentales par des entreprises chinoises : l’activité PC d’IBM par Lenovo, Marionnaud par Li Ka-Shing (Hong Kong), Le Cabanon par Chalkis… Ces rachats augurent moins d’une inversion des flux que d’un équilibre où les flux devraient rester croisés. La Chine aura besoin d’investissements étrangers supplémentaires et va leur ouvrir de nouveaux secteurs tels que le secteur ferroviaire.
Pour celui-ci, la Chine prévoit un développement très rapide des infrastructures dans les 15 prochaines années, au rythme de 28 000 km de voies ferrées nouvelles à construire chaque année. La moitié de l’investissement associé devra être financée par des capitaux étrangers. Au niveau des flux sortants, et au-delà de ceux liés à l’achat de matières premières, les investissements des entreprises chinoises en dehors de la Chine devraient se développer. Ce qui contraindra le plus ces dernières sera peut-être la gestion des ressources humaines : à quelle vitesse les entreprises chinoises vont-elles apprendre à gérer les entreprises étrangères qu’elles seront amenées à racheter ?
------------------------------------------------------------
André Chieng, né à Marseille, a reçu une éducation familiale chinoise et a suivi une formation scolaire française. Polytechnicien et ENSAE 78, il joue actuellement, en tant que président de l’Asiatique Européenne de Commerce, un rôle de premier plan dans les échanges économiques entre l’Europe et la Chine. Il vit entre Paris et Pékin et vient de publier chez Grasset « La pratique de la Chine », en compagnie de François Jullien (2006). Il était l’invité du vendredi de l’ENSAE du 16 juin 2006.
Aucun commentaire
Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.