La notation des produits titrisés synthétiques : un métier sur mesure pour les ENSAE
Les agences de notations, des acteurs indispensables aux marchés
Les agences de notations sont des rouages essentiels et reconnus des marchés financiers, chargées par les différentes catégories de prêteurs de l’activité d’enquête et d’estimation synthétique et comparable du risque de défaut des emprunteurs. Le rôle des agences est tellement central au bon fonctionnement des marchés que les régulateurs nationaux utilisent de plus en plus leurs notations à des fins réglementaires, à l’imitation de la Securities Exchange Commission (SEC) américaine. L’octroi malthusien par cette dernière, jusqu’à très récemment, du statut de Nationally Recognized Statistical Rating Organization (NRSRO, agences dont les ratings peuvent être utilisés à des fins prudentielles) a d’ailleurs fortement contribué à constituer un oligopole mondial de trois agences historiquement américaines, Moody’s, S&P et Fitch. L’utilisation centrale des notations des agences dans les futurs ratios prudentiels bancaires de Bâle II apparaît bien sûr constituer la dernière étape en date de cette évolution, qui incite à rechercher des méthodes de régulation des agences (cf. encadré).
Les trois principales agences sont des entités relativement petites (chacune emploie mondialement entre 1 000 et 1 500 analystes), détenues complètement par des intérêts privés : l’éditeur McGrawHill dans le cas de S&P, la société financière française FIMALAC dans le cas de Fitch et de ses filiales IBCA-Duff&Phelps-ThomsonBankWatch, un pool d’investisseurs privés dans le cas de Moody’s. Les agences ne présentent aucun volant de capital coté sur un marché et ne sont donc soumises à aucune obligation de transparence et de communication financière au public. La rentabilité des agences est exceptionnelle : les résultats consolidés de Moody’s présenteraient ainsi un ratio de profits après impôts sur le total des actifs proche de 50% annuels depuis dix ans. Peu d’industries présentent une rentabilité aussi élevée.
Les analystes des agences se répartissent principalement en deux grands types d’activités. D’une part ceux en charge des notations « fondamentales », c’est-à-dire des émissions obligataires souveraines, corporate, des institutions financières ou des collectivités locales. D’autre part ceux chargés de la notation des différents familles de produits structurés, qui incorporent les titres précédents comme sous-jacents. L’importance de l’activité sur produits structurés est généralement ignorée. Alors que les agences rendent en effet une sorte de service public planétaire en notant toutes les émissions obligataires sur les grands marchés, leur activité de notation de produits structurés répond en général à une offre sur mesure et souvent confidentielle faite par un intermédiaire financier pour un très petit nombre d’investisseurs, connus à l’avance. Au total, le revenu des notations de produits structurés représenterait pourtant plus de la moitié du revenu des agences. Au sein des produits structurés, la majorité du revenu a pour origine le pôle des dérivés de crédits synthétiques, dont l’émergence et le développement rapide a été un événement majeur dans la finance internationale au cours des 5 dernières années.
La notation des produits titrisés synthétiques, méconnue mais au cœur de l’activité des agences
Le développement important du marché des dérivés de crédit (essentiellement les credit default swaps) et depuis peu de celui, nettement moins développé, des equity default swaps (assurance contre la chute du cours d’une action, en général de 70%) a en effet donné naissance depuis trois-quatre ans à différentes formes de Collateralized Debt Obligation « synthétiques » (i.e. « non-cash »), véhicules de titrisation dont le portefeuille sous-jacent est constitué de dérivés de crédit ou d’equity default swaps. Leur mise en place est donc beaucoup moins coûteuse que celle de portefeuilles d’actifs « cash » : le véhicule porteur ne doit en effet acquérir que des defaults swaps sur des actifs (et non les actifs eux-même) ; il reçoit en plus pour cela une prime comme vendeur de protection qui lui sert à rémunérer les détenteurs des tranches du CDO. Les investisseurs y trouvent l’avantage de la détention d’un portefeuille de risques sur des noms multiples qui, à risque de défaut égal, minimise leur variance de perte ; ils profitent par ailleurs de la liquidité plus grande des dérivés de crédit par rapport à l’obligataire privé.
Le rôle des agences dans ces produits est fondamental puisque l’émission des titres du CDO est scindée, sur la base des notations octroyées, entre différentes tranches de risque qui rémunèrent les investisseurs de manière différenciée :
1/ Les tranches « senior » reçoivent en général une notation Aaa et représentent le plus souvent un minimum de 70% du notionnel total du CDO aux Etats-Unis, 90 à 95% en Europe. Elles confèrent à leurs détenteurs la priorité du remboursement à maturité.
2/ Les tranches « mezzanine » constituent le cœur des émissions de CDO (la tranche sur laquelle les gains d’arbitrage sont possibles). Ces tranches sont plus ou moins risquées en fonction du CDO et de l’évolution du cycle économique. Elles sont souvent notées quelques degrés au-dessus de la limite de l’investment grade et représentent de 4 à 10% de l’émission.
3/ Enfin les tranches les plus basses, « equity » ou « first loss », portent la plus forte probabilité de défaut mais aussi la plus forte rémunération à travers les taux qu’elles servent à leurs acheteurs.
Après une phase de croissance extrêmement rapide au sein de l’activité des banques d’investissement en 2001-2002, une réduction des marges sur ces produits a pu être observée au cours des dix-huit derniers mois, liée à la généralisation du savoir-faire en matière de packaging de CDO-synthétiques. Cette évolution a poussé les émetteurs à mettre sur le marché des CDO de CDO, qui réunissent en un seul produit des tranches homogènes des différents CDO sous-jacents, en théorie composées d’actifs aux probabilités de défauts équivalentes mais non-évidemment corrélées entre elles. La capacité de l’émetteur (ou du gestionnaire d’actifs dans le cas des CDO dynamiques, c’est-à-dire à gestion évolutive de la composition du portefeuille) à être en mesure d’estimer les corrélations au sein du portefeuille de manière plus fine que l’investisseur est ainsi cruciale dans la détermination du pricing du produit, de la maximisation du profit pour l’émetteur et de l’estimation du risque de perte pour l’investisseur. La complexité de l’analyse de ces corrélations fait reposer plus que jamais la rationalité des choix de l’investisseur sur la capacité des agences de notation à faire évoluer leurs méthodes en concurrence des raffinements créatifs des émetteurs (principalement une petite dizaine de départements au sein notamment de JP Morgan, Morgan Stanley, BNP Paribas, Deutsche Bank, Lehman Brothers et SocGen).
Au total, un métier sur mesure pour les ENSAE
Les émissions de CDO-synthétiques auraient représenté en Europe environ 1 milliard d'euros par mois au cours de la dernière année, pour les trois quarts des CDO de CDO, de plus en plus avec des sous-jacents de equity default swaps plutôt que de dérivés de crédits (la corrélation d’une chute des cours entre différents titres est en effet plus facile à estimer que la survenue effective et à peu près concomitante d’un défaut). Moins de 1 000 analystes travaillent en Europe dans ce secteur particulièrement rémunérateur, dont seulement une très petite centaine dans les agences de notation. Ces derniers sont cependant plus particulièrement recherchés, en particulier parce qu’ils connaissent de l’intérieur le fonctionnement des « régulateurs de facto » de la profession, défenseurs des intérêts des investisseurs. Des mouvements réguliers de circulation d’analystes existent entre les agences, les banques d’investissement et les gestionnaires d’actifs (en particulier AXA IM, Cheyne, Robeco et SG AM).
Alors que les notations souveraines et corporate emploient principalement des analystes issus des MBA, écoles de commerce ou sciences-po, la notation des produits structurés est essentiellement consommatrice de compétences probabilistes (simulation des évènements de crédit, analyse des corrélations) et actuarielles. Les deux familles de notations (produits fondamentaux et structurés) nécessitent par ailleurs une aisance rédactionnelle (en anglais) ainsi que des capacités pédagogiques en vue de la communication auprès des investisseurs. Les ingénieurs français apparaissent d’ores et déjà légitimement particulièrement bien représentés en Europe dans ce métier de la notation de produits structurés, qui semble au total correspondre très précisément à la définition des domaines d’excellence des anciens élèves de l’ENSAE. On ne saurait donc trop encourager les jeunes diplômés de l’école à chercher à s’orienter vers ce secteur d’activité, à la fois global, prestigieux et de surcroît utile pour la collectivité des investisseurs.
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Juger les agences par l’estimation ex post de la stabilité de leurs ratings
L’activité des agences de notations est caractérisée par un conflit d’intérêt majeur : leur rémunération provient des émetteurs des produits financiers qu’elles notent. Dans ce contexte, les velléités de surveillance des agences par les régulateurs nationaux se sont jusqu’à présent traduites par une attention portée principalement à la qualité des méthodologies (qui laissent cependant une part importante à l’appréciation de critères qualitatifs comme les capacités managériales de la direction d’une entreprise).
La réflexion en cours dans le cadre de Bâle II dégage heureusement une place à l’appréciation ex post de la qualité des ratings, notamment à travers l’analyse de leur stabilité. Les agences notent en effet « en dehors du cycle économique » : l’entrée dans la période « basse » du cycle ne justifie pas en théorie un ajustement des ratings, mais implique un accroissement (temporaire) des probabilités de défaut associées à chacune des notes. Or sur la période 1982-1998, seulement 55% des créances AAA de Moody’s et S&P présentent encore la même notation après 5 ans ; au sein des créances BAA de Moody’s et BBB de S&P, seulement 45% sont restées à ce niveau après 5 ans.
Une notation fluctuante présente pourtant un risque majeur pour les investisseurs, en particulier lorsqu’un downgrading fait franchir au titre des seuils prudentiels. Une notation ajustée progressivement (en général toujours à la baisse) peut signifier que la notation initiale avait été, délibérément ou non, sur-évaluée, erreur aussi préjudiciable à l’investisseur et de même nature que, lors d’une IPO, la fixation par une banque d’investissement d’un prix d’émission trop élevé.
Le régulateur pourrait ainsi établir des standards de qualité des notations à travers la fixation de taux maximaux de dégradation des émetteurs pour chaque tranche de notes, sous peine de suspension temporaire de l’utilisation réglementaire des notations de l’agence concernée.
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Les opinions exprimées dans cet article le sont à titre personnel.
On pourra également consulter, sur ce thème des agences de notation et des produits titrisés synthétiques, les articles de Sébastien Cochard publiés dans la e-revue n°1 de janvier 2003 (« Le marché des dérivés de crédits ») et dans la e-revue n°2 d’avril 2003 (« Les agences de notations, quelles contraintes peuvent peser sur la qualité de leurs ratings ? »).
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