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13 novembre 2003

Gérer une marque en temps de crise: l'exemple de TAG Heuer à Singapour

par Gilles Mangin (97), TAG Heuer South East Asia Operations Manager


Quand je suis arrivé à Singapour en mars 98 pour le compte de TAG Heuer, le 5e fabricant de montres suisses (après Rolex, Swatch, Cartier et Omega), la crise ne s'était pas encore fait vraiment sentir.

UNE CONSOMMATION ATYPIQUE

Bien que fortement dépendante de ses voisins (Malaisie, Indonésie et Thaïlande), Singapour a réussi à traverser la crise asiatique plutôt sereinement grâce à des bases très saines : services financiers performants, gouvernement pragmatique et prompt a prendre les mesures qui s'imposent, même si elles sont impopulaires (comme la baisse des cotisations sociales pour les entreprises de 20 % à 10 %), corruption très limitée... Début 98, les consommateurs et les commerçants vivaient encore sur les schémas du passé. Pour quelqu'un qui arrive fraîchement d'Europe _le mode de consommation à la singapourienne est effarant : l'avenue principale, Orchard Road, aligne à perte de vue des « shopping center », ouverts tous les jours de l'année de 11 à 22 h, où une foule dense se presse en permanence à la recherche de la dernière bonne affaire. Un bon nombre d'étudiants sont équipés du dernier téléphone portable, d’une montre suisse à plus de 5 000 FF et d'un sac Gucci ou Prada.

En effet, si les revenus sont similaires à ceux qu'on trouve en France, les dépenses sont fondamentalement différentes : peu de frais de logement (on vit chez ses parents jusqu'au mariage, 80 % de la population vit dans des logements subventionnés par l'Etat), on achète peu de voitures (prix prohibitifs sur une île de 30 km de long où les transports en commun sont remarquables), nourriture abondante et bon marché (déjeuner autour de 15﷓20 FF), température de 32°C tout au long de l'année (vêtements legers, pas de chauffage), peu de taxes (3% de TVA, impôts à 15 % environ), peu de vacances à l'étranger et peu de loisirs coûteux... Le meilleur exemple de cette sur﷓consommation de produits de luxe est l'industrie horlogère. Avec des importations de montres suisses de 386 millions de Francs Suisses, Singapour se situe en 7e position mondiale, ce qui est disproportionné par rapport à la place de son économie dans le monde. Pour un prix moyen de 300 CHF par montre importée, cela représente environ 1 300 000 unités. Pour une population d'un peu plus de 3 millions d'habitants ! Les deux principales chaînes de magasins de montres (The Hour Glass and Sincere Fine Watches) sont cotées en bourse et de nombreux magasins réalisent 4 à 5 fois le chiffre d'affaires de leurs collègues européens.

Evidemment, tout n'est pas consommé sur place : la moitié des montres vendues sur Orchard Road sont achetées par des touristes qui profitent des prix les plus bas du monde (avec Dubai et Hong Kong) et une bonne partie est re﷓exportée vers les pays voisins ou le Japon (marché gris ou parallèle). A partir de là, la stratégie des détaillants de montres est simple : faire du volume sur le moyen de gamme (en dessous de 10 000 FF) avec des marges sacrifiées (de l'ordre de 5 % alors qu'un détaillant occidental refusera de travailler à moins de 40 %), travailler le haut de gamme auprès d'une clientèle très riche (montres allant de 100 000 FF jusqu'à plusieurs millions) et développer les « marques maisons» pour lesquelles certains détaillants sont aussi agents et bénéficient d'une double marge (Frank Muller est distribué par Sincere par exemple).

LES EFFETS DE LA CRISE

Lorsque la crise est arrivée, à partir du deuxième trimestre 98, il est facile a imaginer quels en ont été les effets : baisse du tourisme (en provenance d'Asie mais aussi d'Europe à cause des problèmes liés aux nuages de fumée en provenance d'Indonésie), disparition du segment haut/très haut de gamme, baisse de la consommation générale. A partir de là, la guerre des prix s'est accentuée et les commerçants ont commencé à souffrir : les volumes n'étaient plus là et les marges diminuaient encore. Beaucoup sont passés dans le rouge.

LA MÉTHODE TAG HEUER

Mais pour TAG Heuer, cela a été une occasion unique de se renforcer. Nous sommes sortis de la crise plus forts que nous y étions entrés.

La recette du succès se résume en trois points :

﷓ Maintenir le budget de communication tout en le recentrant sur des activités rentables à court terme.

﷓ Accroître la consommation locale pour compenser la baisse des achats des touristes.

﷓ Susciter l'intérêt des détaillants pour TAG Heuer en augmentant leurs marges et leurs volumes.

COMMUNICATION

Le premier point a consisté à maintenir le budget communication. L’erreur à ne pas commettre en temps de crise est de stopper toute dépense marketing. Les consommateurs ne vous le pardonneront pas, surtout dans un marché où tout va très vite et où on est très vite « out ». Encore faut﷓il avoir les reins assez solides pour se le permettre. Aujourd'hui de nombreuses « petites marques » ont disparu du paysage singapourien. Pour TAG Heuer, nous avons réalloué les budgets PR (relations publiques) utilisés pour des lancements ou des expositions créatrices d'image et de prestige vers la publicité traditionnelle dans les journaux et magazines qui a un effet plus direct à court terme de stimulation de la demande. Nous avons également privilégié les animations au niveau du point de vente.

ACCROÎTRE LA CONSOMMATION LOCALE

Ne pouvant plus compter autant sur les achats de touristes, nous sommes allés chercher les Singapouriens là où ils consomment en ouvrant trois nouveaux points de ventes dans les faubourgs de Singapour. Ce que nous n'aurions peut-être pas fait en temps normal car ces magasins ne sont pas aussi prestigieux que ceux du centre ville.

SUSCITER L'INTÉRÊT DES DÉTAILLANTS

Comme je l'ai dit, le vendeur de montres à Singapour est un trader dans l'âme, ce qui compte c'est le volume, au détriment des marges. Même si tous se plaignent de cette attitude, la concurrence est telle qu'il n'y pas moyen de se sortir de ce cercle infernal. Les trois effets néfastes en sont : discounts énormes donnés aux clients, ventes en gros à des magasins de classe C non autorisés (qui à leur tour vont alimenter la guerre des prix et détériorer le capital image de la marque) et ventes export, en direction du Japon notamment. Cela peut marcher tant que l'on peut compter sur des volumes importants et des ventes de pièces très chères.

Avant la crise, nous avions réunis les patrons de toutes les chaînes de détaillants et leur avions fait promettre ,de ne pas offrir de discounts supérieurs à 30 %. Ils avaient bien sûr tous promis et leur promesse avait tenu, oh bien une semaine...

Pour réussir un contrôle efficace du discount, il fallait donc se montrer plus ferme. Pour cela, nous avons changé notre politique commerciale

﷓ Limite du discount fixée à 25 %. Cette limite est sécurisée par une marge conditionnelle de 5 % qui n'est donnée qu'en fin de mois, pourvu que le détaillant n'ait jamais été pris en flagrant délit de sur﷓discount.

﷓ Arrêt de la sous﷓distribution (contrôle des points de vente non autorisés et relevé des numéros de série des montres qui y sont exposées)

﷓ Arrêt des importations et exportations parallèles (inventaire hebdomadaire des montres en stock chez nos clients). Ce contrôle est possible car TAG Heuer a des filiales dans tous les principaux marchés de la région : Hong Kong, Australie et Japon).

Le respect de ces règles est maintenant vérifié par des « clients﷓mystères » (mistery shoppers) qui se présentent dans les magasins et essaient d'obtenir une montre avec plus de 25 % de rabais. Si ils y arrivent, ils achètent la montre et la facture servira de preuve pour couper la marge de 5 donnée en fin de mois.

D'abord sceptiques sur cette approche, mise en place le 1er avril 1999, les détaillants nous ont pourtant suivis, parfois à leur corps défendant ! Cela a permis à TAG Heuer de devenir une des marques les plus rentables, avec un profit réalisé en augmentation de plus de 50 %. De plus, l'arrêt de la sous﷓distribution a ramené les clients vers les seuls 30 magasins officiels. TAG Heuer est devenu un gâteau à partager en moins de parts et bien plus juteux !

Avec, en plus, des ventes en hausse à partir de début 1999 (notamment grâce à une « share of voice media » augmentée), cela signifie que certains détaillants ont multiplié leur profit par plus de 4 en un an. A partir de là, il devenait simple de les convaincre de nous octroyer plus de place en magasin et grâce à un programme ambitieux de marchandising, il nous a été possible de verrouiller des positions stratégiques dans de nombreux magasins.

Enfin, un autre effet bénéfique est que, jouissant de meilleures marges, les détaillants ont cessé leurs pressions pour obtenir des rabais de fin d'année (leur source unique de revenu pour certaines marques sur﷓discountées) et que cet argent, économisé par TAG Heuer, a pu être réinvesti en publicité et promotions, c'est﷓à﷓dire là où il est vraiment utile.

Aujourd'hui, avec + 7,4 % de croissance au premier trimestre 2000, la crise est bien finie et les principales chaînes rénovent leurs magasins phares de manière très luxueuse, se concentrent à nouveau sur le haut de gamme et les marques maisons. La compétition avec les autres marques internationales (Oméga, Longines, Breitling, Baume et Mercier... ) est plus intense que jamais et il va falloir à nouveau tout ré﷓inventer. Ca tombe bien, mon permis de travail vient d'être renouvelé pour trois ans !

Gilles Mangin, ENSAE 97

Gilles.mangin@tagheuer.com
Pour en savoir plus :

www.tagheuer.com le site de TAG Heuer

www.fhs.ch le site de la Fédération de l'Industrie Horlogère Suisse

Autrice

Gilles Mangin

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