Le stratégiste, sondeur des marchés ?
Le métier de stratégiste est relativement récent dans l’industrie financière, plus particulièrement dans le secteur de la gestion d’actifs. Il consiste à participer à l’élaboration de stratégies d'investissements financiers en liaison avec les gérants de portefeuilles et pour le compte d’investisseurs finaux, institutionnels ou privés.
Ainsi, la fonction principale d’un stratégiste est d’identifier l’évolution la plus probable des marchés financiers à divers horizons. Il ne met pas directement en œuvre les choix censés refléter ces évolutions, mais il les élabore avec les gérants. C’est un métier qui fait partie du processus d'investissement des gérants d’actifs mais qui est moins proche des marchés. Il faut distinguer le métier de stratégiste de celui d'économiste de marché : alors que l'un est imbriqué dans le processus de gestion, l'autre a plutôt un statut de conseil externe.
Un métier qui fait partie du processus d'investissement des gérants d’actifs
Cette définition très générale du métier recouvre toutefois une multitude d'activités ayant le même but mais faisant appel à des outils et à des problématiques très différentes au gré des processus et des styles de gestion pratiqués dans l’univers de la gestion d’actif. Il existe en effet autant de processus de gestion que de maisons de gestion d’actifs ; et autant d’horizons de gestion et de profils de risque que d’investisseurs finaux. C’est pourquoi, même s’ils partagent des objectifs semblables, les stratégistes n’ont pas tous les mêmes grilles d’analyses.
Quels que soient ces outils et les contraintes particulières de gestion, les stratégistes ont recours à peu près au même type d’information. Ils s’appuient le plus souvent sur l'analyse des fondamentaux économiques. En cela, le métier s’apparente assez bien avec celui d'économiste et de conjoncturiste, mais au travers d’un prisme de marché qui passe par la prise en compte d’une forte composante d'analyse quantitative et de données de plus court terme. D'autres éléments tels que le suivi des risques politiques voire des incertitudes géopolitiques viennent agrémenter l'ensemble en cas de besoin.
L’analyse des fondamentaux, de la conjoncture et des modèles de valorisation à la base des choix d'allocation de portefeuille
Recourir à des domaines très divers pour « tirer des traits » à des horizons variés dans le cadre d’un scénario d’investissement global, c’est à la fois l’intérêt et l’enjeu de la stratégie d’investissement. Cette notion d’approche globale est particulièrement importante. Dans un environnement économique et de marchés de plus en plus globalisés le suivi conjoint des différentes zones et classes d’actifs est indispensable pour maîtriser les enjeux et conséquences de ces imbrications croissantes. Dans un environnement de marché perçu (à tort ou à raison) comme de plus en plus volatile et intégré, les questions de stratégie d’investissement sont sans cesse imbriquées et renouvelées. En pratique, l'analyse des fondamentaux et de la conjoncture économique des grandes zones associée à l'utilisation de modèles de valorisation des grandes classes d'actifs (obligations, actions, obligations privées, dette émergente ...) est à la base des choix d'allocation de portefeuille. Cette analyse est affinée à partir de diagnostics sur l'environnement de marché, sur la perception du risque par les investisseurs, sur les flux d'investissement globaux par classe d'actif et par zone et sur le positionnement des gros investisseurs. Tous ces éléments sont essentiels pour identifier le "temps" des marchés qui n'est pas le même que celui des grands ajustements macro-économiques. Et c’est bien cet écart, loin d’être mineur dans une stratégie d’investissement à court et moyen terme, qui sépare le métier de stratégiste de celui d’économiste, même si ces deux activités ont de nombreux centres d’intérêts communs.
Elaborer un scénario conjoncturel global, comme « toile de fond » de l’environnement économique
L’élaboration d’un scénario conjoncturel global consiste à se pencher principalement sur deux horizons, l’un de très court terme destiné à identifier les points de retournement de l’activité, l’autre de plus long terme cherchant à identifier l’évolution la plus probable des économies à l’horizon de six à dix-huit mois. Concernant le court terme, la mise en place d’outils d’analyse conjoncturelle doit permettre d’anticiper les points de retournement de l’activité, lesquels sont des signaux majeurs pour l’ensemble des marchés. Ce type d’analyse doit être complété d’une vision transversale des différentes zones et de leurs influences mutuelles. A ces éléments, qui peuvent provoquer les fluctuations de court terme des marchés s’ajoute une analyse de moyen et long terme sur les forces et les faiblesses des différentes économies. La détermination « d’une toile de fond » de l’environnement économique et financier des différentes zones permet en effet de mettre en perspective ces fluctuations de court terme par rapport à des tendances de fond et à leurs conséquences probables à moyen terme sur des marchés dont la sensibilité aux anticipations, voire aux « modes » auxquelles les investisseurs font foi, est fondamentale.
Dans ce contexte, le suivi des politiques économiques et, plus particulièrement, des politiques monétaires est un élément primordial du métier de stratégiste. Au-delà des décisions de politique monétaire proprement dites, les anticipations qui en sont faites et plus généralement les signaux voire la vision du monde que les banquiers centraux véhiculent sont des éléments par rapport auxquels les marchés se positionnent. Aussi un stratégiste doit-il prendre en compte tous ces sujets et leurs enjeux sur les marchés.
L’analyse fondamentale est primordiale dans les positions de gestion à moyen terme mais la réalisation de ces « paris » peut être accélérée ou à l’inverse contrariée
Enfin, dans un diagnostic global l’accent est souvent mis sur un aspect particulier de l’économie mondiale, qui fait à la fois l’actualité et constitue le risque principal d’un scénario vis-à-vis d’un autre aux yeux des marchés. Ces derniers intègrent constamment les évolutions économiques les plus récentes et fonctionnent en terme de surprise dans leurs anticipations. Aussi, plus l’horizon est-il éloigné plus l’écart entre ses attentes et la réalité provoque-t-il des mouvement de prix importants. De ce fait, l’analyse fondamentale est primordiale dans les positions de gestion à moyen terme mais la réalisation de ces « paris » peut être accélérée ou à l’inverse contrariée par des évolutions de court terme plus ou moins franches et rapides. La confection d’un tel scénario global (pays du G7, zone euro, pays émergents) doit permettre, via l’utilisation de divers outils de modélisation et des convictions fortes sur le fonctionnement des marchés, d’aboutir à un scénario financier incluant des prévisions de taux d’intérêt et de change à des horizons variés.
Du scénario global à l’évaluation des classes d'actifs
L’évaluation des classes d’actifs s’appuie sur des modèles classiques de théorie économique et financière, mais aussi sur des a priori plus pragmatiques qui ont trait aux problématiques du moment. Ces évaluations ont le mérite d’identifier les risques majeurs de sur ou sous-évaluation des différentes classes d’actifs en elles-mêmes ou entre elles. Pour une classe d’actif, il existe autant de modèles de valorisation que d’analystes. Il y a néanmoins des constantes incontournables. Sur les marchés obligataires, les modèles de valorisation de moyen terme s’apparentent assez largement à des modèles de taux d’intérêt issue de la théorie économique. La croissance, la dette, l’inflation et les décisions de politique monétaires sont des déterminants classiques du niveau des taux selon les maturités. A moyen terme, ces éléments permettent généralement d’évaluer correctement les risques, sauf événement majeur évidemment. A plus court terme, ils sont plus limités dès lors que les forces de rappel jouent peu et leur sont préférées des modélisations plus pragmatiques voire des corrélations de court terme liées aux flux des investisseurs, aux inflexions de discours des banques centrales ou aux évolutions des autres marchés. Les actifs risqués réagissent à des problématiques très différentes et intègrent en même temps des éléments communs qui ont trait à la perception du risque des investisseurs. Si leur évaluation est fondée sur des modèles variés il est toutefois important de l’appréhender de façon globale. Ainsi, face à un choc commun tout ces actifs peuvent-ils se dégrader et ce, quel que soit le rendement anticipé que suggère leur valorisation ; alors qu’un choc spécifique à l’une de ces classes d’actifs n’a pas forcément de conséquences sur les autres. Dans le cas des marchés d’actions, la valorisation dépend étroitement des profits futurs. Ceci étant dit, cette évaluation peut prendre maintes formes selon que l’on se penche sur une valeur ou un indice ; que l’on adopte une approche agrégée ou désagrégée ; que l’on a à faire à un marché développé ou non, etc.
Le marché du crédit et la dette émergente font partie des actifs risqués, même s’il s’agit de produits de taux. Dans un cas comme dans l’autre, les problématiques de croissance et d’endettement sont primordiales dans leur évaluation, même si l’analyse de la dette des entreprises requiert aussi une approche micro économique et n’est pas tout à fait semblable à celle d’un pays émergent. Dans le cas des entreprises qui émettent de la dette par exemple, il existe en cas de risque de faillite une réglementation leur permettant de se restructurer dans des conditions prédéfinies si la faillite n’est pas inéluctable ou de liquider leurs actifs selon des schémas prédéfinis dans le cas contraire. Concernant les pays émergents, cela n’est pas le cas puisqu’une nation n’a évidemment pas le même statut juridique qu’une entreprise et, malgré les efforts du FMI, la mise en place d’un cadre juridique international réglementant ces aspects fait encore débat. Or, si les marchés financiers intègrent bien ces différences dans leur évaluations des couples rendements / risques de ces marchés très divers ils ont aussi tendance à considérer ces deux types d’actifs de façon conjointe en l’absence de risque spécifique. Le but d’une stratégie d’investissement est par conséquent d’évaluer dans quelle mesure cette corrélation est durable et ne risque pas d’être invalidée par un choc spécifique (risque de crédit dans un secteur particulier ; risque politique dans un pays émergent ou une zone émergente particulière, etc.).
Sur les marchés des changes, les modèles sont par nature plus fragiles et imprécis. Les forces de rappel fondamentales sont en effet plus « faibles » que sur les autres marchés et, en outre, la sur-réaction des taux de change vis-à-vis de l’environnement économique est un phénomène plus accentué que sur les autres marchés. La perception des risques, les « modes » en cours sur les marchés voire les déclarations et petites phrases des grands argentiers du G7 (ministres des finances et banquiers centraux) sont donc des éléments très importants à prendre en compte parallèlement aux déterminants fondamentaux des changes.
L’ensemble de ces éléments est pris en compte de façon simultanée, transversale et cohérente avec le scénario global initialement élaboré. L’horizon des prévisions, l’évaluation des risques par rapport « au scénario moyen » (consensus des économistes) et le consensus du marché (positionnement des investisseurs) sont des aspects aussi importants qu’il faut intégrer dans le processus de gestion dès lors qu’ils peuvent fortement peser sur la réalisation d’un scénario.
Les « problématiques » qui font le marché ne doivent pas être négligées
Quoique primordiaux dans la confection d’un scénario global, tous ces éléments ne doivent pas être pris en compte indépendamment des problématiques qui « font les marchés ». Par exemple, un modèle de valorisation action accompagné d’un diagnostic des risques sur la croissance des résultats peuvent conduire à s’éloigner des actions alors même qu’après coup des flux très favorables ont soutenu les cours et démenti la pertinence de ce choix. En d’autres termes, ces outils et analyses sont des jalons nécessaires mais non suffisants dans un processus de gestion. Car dans l’exercice d’anticipations parfois mimétiques auquel se livrent constamment les marchés, ces derniers restent très sensibles « aux modes », c’est-à-dire aux problématiques qu’ils ont identifié comme étant les déterminants des évolutions futures (à tort ou à raison d’un point de vue fondamental mais pas de leur point de vue).
Cette approche est évidemment très marquée par une volatilité accrue sur les marchés financiers depuis plus d’une dizaine d’années. Avec l’entrée en déflation de l’économie japonaise au début des années 90, puis les crises émergentes de 1997-1998 (Russie et Asie), la bulle technologique des années 1999-2000 et l’effondrement des actions entre 2000 et 2002, l’environnement des marchés a été fréquemment bouleversé. Ces crises ne relèvent évidemment pas de « modes » mais d’écart substantiels des prix des actifs à leurs fondamentaux à un moment donné aux yeux des marchés. Les raisons qui provoquent l’émergence de tels écarts sont des sujets de réflexion importants notamment pour les banques centrales. Au delà de ces raisons, un stratégiste s’interroge forcément sur l’ampleur, la persistance et la pertinence de ces écarts. La volatilité des marchés est telle à l’occasion de ces épisodes que le diagnostic fondamental est primordial. Et pourtant, ce diagnostic dépend aussi de celui des marchés ce qui ajoute a priori à la difficulté de l’exercice.
La question de « l’allocation post-bulle » est d’actualité et devrait le rester encore longtemps
Suite au traumatisme des marchés lié à l’éclatement de la bulle actions en 2000 et à ses conséquences sur l’économie américaine jusqu’à aujourd’hui, la question de « l’allocation post-bulle » est d’actualité et devrait le rester encore longtemps. Cette question en recouvre une multitude qui, en 2004, sont le plus souvent les suivantes sur les marchés : quelle est la soutenabilité de la croissance américaine (et son corollaire : le dollar va-t-il encore baisser) ? Quel est le poids et l’influence réelle de la Chine dans l’économie mondiale en général et les économies développées en particulier ? Après leur forte reprise depuis mars 2003, les marchés actions ont-ils vocation a progresser encore ? Assiste-t-on à la formation de bulles immobilières dans les économies développées (voire en Chine) suite à l’éclatement de la bulle actions et au soutien des consommateurs par les banques centrales ? Enfin, est-on dans une bulle obligataire ou, au contraire, le bas niveau des taux actuel est-il cohérent avec les déséquilibres fondamentaux ?
Toutes ces problématiques n’ont pas forcément d’influence significative sur l’évolution des marchés au jour le jour mais constituent les risques auxquels ils sont confrontés et appellent des réponses primordiales a priori pour les choix d’allocation de moyen terme. Sans entrer dans le détail de ces questions, si elles reflètent les interrogations quotidiennes des marchés, c’est bien parce qu’elles sont essentielles pour la formation des anticipations des profils de rendement des différents marchés à un horizon de quelques années.
Les écarts de prix des marchés vis-à-vis de leurs fondamentaux sont plus la règle que l’exception
Au total, l’évolution des marchés est, la plupart du temps et « vu de loin », globalement en ligne avec le diagnostic fondamental. Il reste que les écarts de prix des marchés vis-à-vis de leurs fondamentaux sont plus la règle que l’exception et c’est ce qui fait l’apport et l’intérêt du métier de stratégiste. Confronté aux contraintes liées « au temps des marchés » et aux aspects opérationnels du métier de la gestion, il doit certes garder en tête ses convictions théoriques mais surtout faire face aux réalités quotidiennes et aux exigences du court terme. Cet aller-retour incessant entre la théorie et la pratique est, en somme, ce qui constitue le cœur du métier et lui donne sa part de défi.
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