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16 janvier 2004

Do you speak London?

Publié par Benoit Rauly | N° 23 - London Calling

…ou les tribulations d’un Français dans la City.


Londres est un sujet à la mode. C’est en effet seulement trois semaines après que The Economist a choisi d’intituler sa page de couverture "The World Comes To London" que s’affiche sur l’écran de mon téléphone un numéro non identifié. Dix minutes après une conversation avec ce mystérieux inconnu - qui s’avérait n’être autre que le rédacteur en chef de Variances - je m’étais engage à écrire quelques pages sur les étrangers à Londres et dans la City. Tâche ardue pour quelqu’un dont le dernier exercice d’écriture en Français remonte à quelques lignes rédigées au dos d’une carte postale il y a deux mois, mais sûrement pas impossible pour vivre inconsciemment au cœur du sujet depuis maintenant trois ans.
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Je suis en effet tout à la fois l’un des 7,2 millions d’habitants de Londres, l’un des 300 000 Français qui y vivent, ainsi que l’un des 295 000 employés de la City. Aussi bien en proportion de sa population qu’en nombre absolu, Londres voit arriver chaque année un afflux d’étrangers supérieur à New-York ou Los Angeles: le tunnel sous la Manche, une économie qui a surperformé celle des autres capitales européennes depuis 1993 (4,2% de chômage en Angleterre actuellement), le boom de la City avec la libéralisation des services financiers depuis la fin des années 80 sont autant de raisons qui ont fait de la capitale anglaise un pôle d’attraction, aussi bien pour le banquier américain ou français venu y faire fortune que pour la femme de ménage somalienne ou colombienne en quête d’un emploi. Le gouvernement encourage l’immigration par l’attribution de nombreux permis de travail (137,500 en 2002), spécialement dans les secteurs en forte carence à Londres tels que les infirmières (beaucoup viennent d’Asie du Sud Est), l’informatique (quelle surprise, beaucoup d’Indiens), etc. Au total, en 2001, ce sont 172 000 immigrants qui se sont installés en Grande Bretagne, dont 120 000 dans l’agglomération londonienne. En une décennie, Londres a absorbé 700 000 étrangers.

Bien que très patriotiques et friands de blagues anti-français, les Anglais se montrent très ouverts envers ces envahisseurs, et une banque de la City ou un club de football préféreront employer un étranger au profil idéal mais à l’accent bredouillant qu’un Anglais dont le seul avantage majeur serait sa meilleure maîtrise de la langue. Quand le milliardaire russe Abramovitch décide de s’intéresser au football, c’est à Londres qu’il choisit d’investir ses millions avec le club de Chelsea (après tout pourquoi pas Paris et le PSG? ), voisin du club de Fulham, propriété de Al Fayed, l’Egyptien qui détient egalement Harrods. Thierry Henry est l’icone du championnat anglais, à la une de tous les magazines et ambassadeur des voitures Renault sur le petit écran; tous les Samedi, c’est avec ses compères Wiltord, Vieira et Pires qu’il met le turbo et sème la panique dans les défenses adverses à Highbury, fief d’Arsenal avec Arsène Wenger, un entraineur français à la baguette. Si on y ajoute les Dessailly, Gallas et Makelele de Chelsea, ce sont sept des onze titulaires de l’équipe de France de football qui évoluent à Londres et que l’on peut apercevoir le samedi soir dans les clubs à la mode du West End.

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Et s’il fallait définir Londres par rapport à Paris, Madrid ou Berlin, c’est bien son caractère cosmopolite et l’importance qui y exerce la City qui en sont les deux grandes caractéristiques majeures tant elles font partie de la vie quotidienne. Jeudi matin, 6h 45: l’alarme stridente de mon réveil me rappelle à la dure réalité à laquelle un rêve trop court m’avait soustrait. Rampant à l’agonie jusqu’à la douche, c’est ¾ d’heure plus tard que je franchis le pas de la porte, vêtu d’une chemise mal repassée (la casual policy est de règle chez UBS), pour marcher de mon appartement de Chancery Lane, aux abords de la City, vers UBS, plus au centre. Les quelques tours de verre qui surgissent au-dessus des bâtiments historiques du centre financier brillent sous un soleil encore estival que je ne verrai plus de la journée dans 25 minutes. Car il me faut hâter le pas si je ne veux pas être la dernière victime des règles du “breakfast club” qui sévissent dans mon équipe: tout membre qui s’assoit sur sa chaise après 8h00 GMT (l’horloge de la salle de marches faisant foi) doit payer le petit déjeuner à tous les autres, soit un coût moyen d’environ 30£. Il est 7h54 quand je passe le pas du trading floor actions d’UBS, salle de 700 personnes agglutinées les unes à côté des autres, cachées derrière une moyenne de quatre écrans chacune. Je m’assieds à ma place habituelle, la même depuis trois ans. Seuls mes voisins ont changé, l’équipe de trading de produits exotiques s’étant renouvelée à 70% pendant cette période: départs volontaires ou involontaires, pour d’autres banques, un tour du monde ou les Assedics, j’en suis maintenant le seul français, entouré d’un australien, un irlandais, un américain, une chinoise, un syrien, un indien et cinq anglais. En face de moi, l’équipe de modélisation quantitative, constituée de trois anglais, deux chinois et un irakien. Derrière moi, le desk de structuration/vente, formé de deux hollandais, un irlandais, un suisse, un indien, un américain, un suédois, deux italiens, une espagnole et un citoyen du sultanat de Bahrein: l’équipe française est basée a Paris. Les vendeurs sont déjà au téléphone, les langues et les accents se mélangent au brouhaha des cash traders au milieu du trading floor, dans une cacophonie à laquelle on ne fait plus attention. Installé inconfortablement, le temps de vérifier que l’EUR/USD a repris 1% dans la nuit, de sorte que la journée commence par une perte de 50,000 USD à peine compensée par les gains enregistrés sur le Nikkei, ma ligne sonne. Laurent, un de nos marketers de Hong-Kong, qui veut vérifier quelques prix pour sa présentation à un fonds de pension local; on ne s’est jamais rencontré, mais on se connaît presque après tant de conversations téléphoniques en français. Il fait partie de ces français aventuriers, et après des débuts à la City, a plié bagages direction New-York et Goldman Sachs, avant de compléter son périple par une mutation à Hong-Kong où il a rejoint UBS il y a un an. Trois banques, trois pays en 9 ans, ca fait beaucoup…

C’est au tour de Sundar, le structureur indien, de débarquer à mon desk. Son accent prononcé comprend parfaitement mon incorrigible accent français, et après quelques plaisanteries sur les péripéties américaines en Irak, il s’enquiert du prix qu’il attend désespérément pour le nouveau produit qu’il compte vendre à un fond indépendant base aux Caymans. Il nous faut nous dépêcher selon lui avant que la Société Générale ne s’empare du trade; pas de panique, tout est toujours urgent avec Sundar. Commencent alors deux heures laborieuses de taches routinières, dont l’objectif misérable consiste à essayer de trouver



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Figure n°1 :


où se trouve le bug dans le systeme de risk management interne Geronimo à la source d’un delta qui n’a aucun sens. Je m’autorise à aller chercher une canette de coca une fois le problème solutionné, rencontrant en face de la machine à café Tone, une norvegienne qui a rejoint UBS en même temps que moi et qui a depuis survécu à cinq vagues de licenciement en fusions-acquisitions. Courte discussion en français qu’elle aime entretenir après son année universitaire à Paris, suivie d’un retour au desk, où m’attend une bonne nouvelle: Phil, mon manager, vient d’envoyer son commentaire hebdomadaire sur le classement à notre Fantasy Football Competition, à laquelle je caracole en tête après le hat trick d’Anelka et les passes décisives de Ryan Giggs à Manchester. Moment de détente privilégié auquel je dois me soustraire pour me replonger dans quelques prix qu’un reminder Outlook vient de rappeler à mes souvenirs, et qui vont m’occuper jusqu’à 13h, heure de descendre en bas d’UBS jusqu’au Prêt à Manger afin de me réapprovisionner d’un sandwich au brie auquel je décide d’ajouter une mousse au chocolat: après tout, on ne vit qu’une fois. Je pourrais le déguster au soleil, mais autant retourner le manger devant mes écrans, on ne sait jamais ce qui peut arriver, cela ne vaut pas la peine d’être short un put sur sa carrière, laissons cet honneur à George Bush.

13h30, mauvais chiffre américain publié, temps pour moi d’appeler Pistol Pete, mon trader swap préféré, jamais avare en plaisanteries sur la supériorité de la Grèce, son pays d’origine, à la France, sur les sujets les plus farfelus, pour payer floating sur un swap en dollars: la croissance américaine n’a pas l’air aussi robuste que prévue et la courbe des taux est trop pentue, autant essayer d’en tirer profit avec plus de succès que l’EUR/USD. Passe Jaap, l’un des deux structureurs hollandais, qui vient annoncer à notre desk sa démission, direction la BNP après six années de loyaux services. Il a l’air tout heureux, il a dû négocier un bon bonus garanti. Retour aux choses sérieuses avec Camilla qui me demande de passer sur son desk pour discuter du prix que je lui ai envoyé dans la matinée, et dont elle veut modifier le payout; ça ne m’arrange pas, il va encore falloir aller demander aux Quants de modifier leur modèle et s’assurer que c’est cohérent.

Déjà 17h, la salle commence à se vider, malheureusement pas pour mon desk qui peut se permettre d’arriver après 7h le matin mais qui est toujours le dernier à vider les lieux. Temps pour moi de répondre à un email de QI de poulet, mon compère de l’ENSAE, de retour a Paris après ses vacances en Corse, tout en répondant au téléphone à Mathieu, qui travaille à 200m d’UBS chez Lehman Brothers et qui m’appelle comme tous les jours à la même heure pour me dire qu’il en a marre des dérivés de crédit. Il est temps de me plonger dans la lecture passionnante des termsheets de Sundar, il faut que je me dépêche si je veux sortir avant huit heures afin de repasser à l’appartement retrouver mon colocataire allemand Boris de Goldman Sachs: j’ai promis de l’accompagner prendre quelques verres à Attica pour la soirée branchée du Jeudi soir. Je ne sais pas si j’en aurai la force, mais d’un autre côté, je suis habitué à la fatigue et ça ne va pas me tuer. Passage au supermarché pour y acheter un plat indien que je n’aurai plus qu'à mettre dans le four; la caissière est voilée au point que je ne n’aperçois que ses yeux, de même sont ses collègues, il doit falloir un passeport pakistanais pour être embauché au Sainsbury de Chancery Lane…

Dîner rapide, métro jusqu’à Oxford Street avec Boris, nous passons le Cerbère d’Attica sans difficultés autres que le paiement de 15£, ce n’est pas grave, je ne m’en souviendrai plus après deux Gin Tonics. On sirote le premier accoudé au bar, la musique plutôt R&B, il faut souffrir pour être à la mode. La piste commence à se remplir. A la table d’en face, deux ravissantes jeunes filles, elles ont l’air souriantes, nous allons nous présenter. Deux jeunes avocates de la City, l’une est originaire de Singapour, l’autre de Géorgie et cette dernière apprend le français à ses heures perdues, c’est parfait, nous allons rester un peu plus longtemps que prévu, mais il va falloir un miracle pour ne pas être de corvée de breakfast demain matin…

Si certaines de mes journées ou nuits londoniennes ne sont pas aussi agitées, il n’en reste pas moins que la City, mini ville de 300 000 banquiers gérée par une police indépendante, est un imperium in imperio où se succèdent ruelles centenaires et bureaux en verres dernières créations de l’architecte Foster. Abritant 481 banques étrangères, attirées par des conditions fiscales et une population active attrayantes, c’est le théâtre quotidien d’une activité débordante, à travers laquelle s’échangent 637 milliards de USD de devises tous les jours (32,3% du volume FX, devant New York), et 36% du volume d’OTC derivatives, où sont gérés 2,555 milliards de USD, et où sont décidées toutes les fusions d’Europe. La City change, et s’adapte très vite à un monde financier en constante mutation: elle se vide de ses activités de back office à cause de pressions sur les coûts (la Deutsche Bank vient d’en délocaliser la majorité en Inde, nouvel eldorado pour ces activités financières annexes, tandis qu’UBS y fait développer une grande partie de ses activités informatiques), alors qu’elle concentre de plus en plus l’activité front office en nombre de traders, asset managers et banquiers d’affaires (le Crédit Lyonnais et UBS ont rapatriés toutes leurs activités de trading dérivés actions de Francfort a Londres), de sorte que Londres est plus que jamais le centre financier européen. Et tout cela dans une ville où l’on parle plus de 300 langues et dialectes et où cohabitent plus de 30 nationalités de plus de 10 000 représentants. On entend plus parler français sur les trottoirs de South Kensington en bordure de Hyde Park qu’autour du boulevard Saint Michel à Paris, on peut fumer le narguilé à Edgware Road, apprendre le chinois à Chinatown et je ne me rappelle pas de la dernière fois où j’ai rencontré un serveur anglais. Certes le coût de la vie y est cher, le métro ne fonctionne pas bien (mais il est très rare de le voir en grève…), les gens y arrivent et en repartent trop vite parfois, l’hiver y est sombre, les banques de la City peuvent vous licencier en cinq minutes, et il est parfois difficile de respirer dans cette jungle urbaine qui inspirerait Berthold Brecht; mais forte de sa prospérité, Londres sait aussi présenter un visage humain, on y vit comme dans un village parfois, la City n’a plus de rivale en Europe, et sa mosaïque d’étrangers des quatre coins du globe en font une ville qui se définit plus que jamais par un cosmopolitisme qui la rend très séductrice. On aime ou on déteste, mais c’est avant tout une aventure que je ne peux que conseiller aux ENSAE qui n’y sont pas encore.

Autrice

Benoit Rauly

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