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29 juillet 2010

Interview de Jean-Luc Gréau, Ancien économiste du MEDEF, Auteur de « La Trahison des Economistes »*

Variances - Vous avez, en 2008, dans votre ouvrage « la Trahison des Economistes », formulé la proposition de la mise en place d’un protectionnisme européen. Pouvez-vous en donner les détails ?

Jean-Luc Gréau - Le protectionnisme européen que j’appelle de mes voeux a été proposé, bien avant moi, par des personnalités marquantes, que les libre-échangistes rejettent dans l’ombre. Maurice Lauré, inventeur de la TVA, dès les années 80, Maurice Allais, notre prix Nobel d’économie et Emmanuel Todd, dès les années 90. Aujourd’hui, Jacques Sapir, Hakim El Karoui et moi-même sommes engagés pour que l’on prenne enfin en considération le fait nouveau représenté par l’irruption dans l’arène mondiale de pays émergents dotés de fortes capacités, mais bénéficiaires d’avantages comparatifs liés au premier chef au bas coût de la main-d’oeuvre et de la matière grise. Jamais dans l’Histoire ne s’était présentée une telle configuration. C’est ainsi que la première mondialisation qui s’est mise en place à la fin du dix-neuvième siècle regroupait essentiellement les pays européens et leurs grandes colonies de peuplement d’Amérique du Nord et du Sud sur la base principale d’une répartition des tâches entre pays producteurs de biens manufacturés d’un côté et produits primaires de l’autre. Le point crucial de l’expérience aujourd’hui consiste dans la disproportion qui affecte les rémunérations du travail entre grandes régions commerçantes qui ne sont pas spécialisées, ou faiblement, dans certaines catégories de production. Il en découle une concurrence faussée que ne veulent pas prendre en compte ceux précisément qui sont chargés de veiller à ce que la compétition demeure équitable. Il convient d’ajouter que la compétition par les coûts tend à comprimer l’évolution naturelle des rémunérations, en empêchant la distribution des gains de productivité dans les pays développés et en entravant le rattrapage salarial et social dans de grands pays émergents comme la Chine. La dernière décennie a vu ainsi l’essor mondial reposer sur un équilibre de plus en plus instable entre la production et la demande globale.

Je ne vois guère d’autre issue que celle d’une protection commerciale ciblée par pays et par produits, sous forme de droits ou de montants compensatoires calculés pour égaliser les coûts effectifs de mise sur le marché des produits concernés. Il suffit de puiser dans l’arsenal classique de la protection commerciale. Les montants ainsi prélevés pourraient être affectés, comme le proposait Maurice Lauré, à l’aide au développement des pays réellement pauvres qui sont encore relativement nombreux.

V. - Considérez-vous que, depuis, la crise financière a validé vos analyses et propositions? En quoi sont-elles toujours d’actualité?

JL.G - La crise économique et financière dont nous venons de connaître la première phase provient en effet en droite ligne du régime de déflation salariale imposé par un libre-échange dogmatique et aveugle. L’économie concurrentielle de marché postule, pour se développer de manière durable, que l’ensemble des agents économiques bénéficie des progrès issus de l’innovation. Les entreprises, grâce à une profitabilité suffisante qui leur permet de réinvestir sous différentes formes. Le monde du travail et ses ayant droits, grâce à une distribution en temps réel des gains de productivité et de qualité des services qu’il rend. Les Etats, par un accroissement de recettes découlant naturellement de la croissance.

L’expérience que nous vivons, avec la concurrence tous azimuts de ce dernier quart de siècle, et tout spécialement le développement accéléré de l’Asie émergente au cours de la dernière décennie, a rompu les conditions de ce développement économique durable. Les pays développés se sont mis en péril grave en acceptant cette rupture, dont les effets potentiels ne sont pas apparus tant qu’il a été possible de gonfler la dette des ménages à due concurrence pour maintenir la demande globale nécessaire. C’est cela que nous enseigne la crise au premier chef.

Nous illustrerons ce point par deux chiffres. Entre 2000 et 2008, l’économie américaine a comptabilisé des gains de productivité globaux de l’ordre de 18%. La hausse du salaire moyen est restée égale à zéro, en dépit des avantages que se sont octroyés les cadres supérieurs et autres traders. Si l’on avait accepté de distribuer la totalité ou la majeure partie de ces gains de productivité, la situation financière d’innombrables ménages américains aurait été consolidée, et l’on n’aurait pas assisté à la multiplication des défauts de paiement qui a généré le séisme financier. Même les ménages de la catégorie « subprime rate » aurait pu, dans leur majorité, garder la tête hors de l’eau.

Rien ne serait plus trompeur et réducteur que de noyer les durs événements récents dans une analyse strictement financière incriminant un excès spontané du crédit et une mauvaise supervision des banques. Le gonflement de la dette a joué un rôle providentiel d’équilibrage de la production et de la demande globale, qui s’est interrompu avec la crise hypothécaire américaine. Déflation salariale d’un côté, gonflement de la dette de l’autre côté, c’est ce double point que je présentais comme une dangereuse anomalie dans « L’avenir du capitalisme » paru en janvier 2005, alors que les premiers signes annonciateurs du séisme ne s’étaient pas encore manifestés.

En ce début d’année 2010, nous devons constater que rien n’est fait pour rompre avec la néfaste déflation salariale. Mais il ne faut plus compter sérieusement sur une relance de l’endettement des ménages dans le monde occidental pour contrarier ses effets négatifs.

V. - Que répondez-vous à des déclarations antiprotectionnistes comme celles de Pascal Lamy, qui disait encore dans une interview récente que «des politiques commerciales isolationnistes ne sont dans l’intérêt de personne, comme on l’a vu à maintes reprises au cours de l’Histoire; la crise économique des années 1930 a été très fortement aggravée, et le contexte géopolitique déstabilisé, par des politiques qui favorisaient certains partenaires commerciaux au détriment d’autres.»?

JL.G - Il s’avère que notre compatriote Pascal Lamy n’est pas ou pas encore un historien scrupuleux de l’économie. Car les historiens et témoins de la crise des années 30, tels que Paul Bairoch ou John Kenneth Galbraith ont tenu un tout autre discours. Le premier a dénoncé comme l’un des mythes de l’Histoire économique, l’idée selon laquelle le protectionnisme aurait été le facteur déterminant de la Grande Dépression. Il a fait remarquer deux choses : premièrement, le vrai protectionnisme n’apparaît qu’en 1932, alors que la dépression est acquise ; deuxièmement, durant la crise, les exportations des pays concernés ont baissé d’un pourcentage moindre que la production, ce qui exclut que le commerce extérieur ait joué un rôle déterminant. John Kenneth Galbraith a identifié l’effondrement de deux secteurs moteurs représentés par l’automobile et la construction, secteurs très peu liés l’un et l’autre aux échanges extérieurs.

Les analyses qui tendent à nier la nature profonde de la Grande Dépression, en tant que crise de la demande, revêtent un caractère révisionniste. Elles sont produites avant tout pour occulter le fait que nous vivons nous aussi, dans le contexte de la mondialisation, une crise de la demande, que la poursuite du libre-échange ne peut qu’aggraver par étapes.

V. - Les bienfaits du libre-échange ont été validés par nombre de penseurs de la science économique, votre proposition remet donc en cause certains acquis théoriques?

JL.G - La théorie économique reste attachée au schéma très ancien des avantages comparatifs, dont le modèle a été fourni par Ricardo, avant d’être décliné par d’autres auteurs. Ce schéma évacue toute la question de l’évolution économique. Il s’enracine dans le postulat que les partenaires commerciaux se spécialisent en fonction de leurs avantages naturels ou de leurs dotations favorables en certains facteurs de production : terre, climat, main-d’oeuvre, matière grise. Il incarne une vision essentiellement statique de l’économie, que l’irruption du monde émergent contredit de manière décisive.

Prenons le cas de la Chine, désormais portée au pinacle en raison de ses performances économiques impressionnantes. Chaque année qui passe voit ce pays élargir l’éventail de ses productions pour le marché intérieur ou pour l’exportation. Chaque année qui passe voit ce pays obtenir des excédents extérieurs dans des filières ou des secteurs où il accusait auparavant un déficit. Déficitaire dans le secteur de l’acier en 2003, la Chine s’est aujourd’hui hissée au premier rang, avec la moitié de la production mondiale !

Prenons ensuite le cas de l’Inde. Voici un pays qui aurait dû, selon le schéma des avantages comparatifs, se spécialiser dans l’ensemble des activités requérant une importante main-d’oeuvre, mais une faible intensité capitalistique et un faible recours à la matière grise. Or, non seulement cette grande économie occupe une position de force bien connue dans le domaine informatique, mais ses entreprises s’appuient désormais sur la maîtrise informatique de leurs ingénieurs pour concurrencer le reste du monde pour la production d’articles manufacturés de différentes sortes. Si la société informatique doit succéder à la société industrielle, alors l’Inde semble idéalement placée pour devenir un géant de l’économie mondiale dès 2020 ou 2025 au plus tard.

Je voudrais aussi souligner le « trou noir » de la réflexion économique de ces trente dernières années, représenté par la non prise en compte de la mobilité des entreprises et du capital productif. Ricardo se place fermement dans l’hypothèse que le facteur de production « capital » reste immobile. Dès lors, le producteur qui veut accéder à un marché étranger doit pouvoir y exporter librement les marchandises qu’il réalise sur son sol national. Toute tentative de l’en empêcher représente effectivement une entrave à la concurrence internationale.

Or, et dès « L’avenir du capitalisme » précité, j’ai avancé l’idée simple que « la liberté des investissements productifs avait inversé les données du problème commercial ». En effet, si l’on peut s’installer sans entraves d’aucune sorte sur un territoire autre que son territoire d’origine, pour y produire ce que l’on sait faire aussi bien sinon mieux que les autres, alors la concurrence peut jouer, même si le territoire concerné bénéficie d’une protection commerciale. Mais, cela va de soi, le producteur étranger nouvellement installé devra respecter l’ensemble des conditions qui prévalent sur ce territoire : conditions salariales, conventions collectives du travail, protection sociale, régime fiscal, règles environnementales. C’est aussi à cela que vise le protectionnisme européen que je défends, inciter à une concurrence saine en attirant les compétiteurs non européens à s’installer chez nous, pour se mesurer à armes égales avec nos entreprises, tout en créant de l’emploi et des revenus par leurs activité productive.

V. - Une restriction des importations signifierait aussi une réduction des exportations de l’Europe, pourtant capitales pour l’emploi et l’activité en général ?

JL.G - Bien entendu, le recentrage des échanges au sein de la grande zone européenne protégée, aura pour effet de réduire les montants dans les deux sens. Je voudrais attirer cependant l’attention sur deux points largement occultés dans le débat sur le commerce international.

Premier point : quand l’échange est aussi inégal qu’il l’est aujourd’hui entre les zones développées et les pays émergents efficaces, les montants d’emplois représentés par les marchandises exportées ou importées varient du tout au tout. Aujourd’hui, quand l’Europe exporte pour une valeur de 100 vers la Chine, elle en importe pour une valeur de 300. Mais il faudrait multiplier le chiffre de la Chine par huit ou dix pour obtenir le rapport entre les emplois exportés et les emplois importés. Dans ces conditions, une contraction des échanges ne peut être que profitable, surtout si elle est assortie de relocalisations sur le sol européen.

Deuxième point : la supériorité européenne ou américaine sur certains segments ou créneaux est vouée à disparaître, de deux façons. D’abord, parce que nos acheteurs seront de plus en plus en mesure de faire eux-mêmes ce qu’ils importent encore aujourd’hui. Ensuite, parce qu’ils exigent de plus en plus, naturellement, que les biens qu’ils importaient soient réalisés chez eux : l’assemblage des premiers Airbus A 320 sur le site de Tian Jin en fournit une forte illustration.

V. - Une telle mesure, si elle était mise en oeuvre, ne nuirait-elle pas au développement des économies émergentes?

JL.G - Je préférerai un terme plus adapté que « pénalisées ». Est-on pénalisé si l’on vous retire un avantage excessif ? Le mot qui s’impose est « dissuadées ». La protection commerciale des pays développés ou des pays pauvres encore peu armés vise aussi à inciter les puissances exportatrices à faibles coûts, à basculer vers un schéma économique où la demande extérieure ne sera plus le premier moteur de la croissance. Il faut et il suffit, et qui pourrait s’y opposer, de redresser les rémunérations au rythme très élevé de la productivité et d’instaurer une protection sociale, ce qui créera des gisements considérables pour la demande intérieure locale.

A ce sujet, il convient aussi de remarquer que tous les pays émergents ne suivent pas le schéma qui donne la priorité absolue à l’exportation. La consommation indonésienne représente 65% du PIB local. Le commerce extérieur brésilien ne dépasse guère 15% de la production et de la demande, malgré le fait que ce pays est un des grands pourvoyeurs de produits primaires agricoles et miniers. Ils indiquent, a contrario, que le « tout pour l’exportation » ne constitue pas une nécessité pour un grand pays émergent.

V. - La compétitivité prix est aussi liée aux parités monétaires. Quel est votre point de vue à ce sujet? JL.G - Excellente question. Oui, les parités monétaires jouent un rôle considérable. Après tout, si le yuan chinois était réévalué de 80% vis-àvis du dollar et de 100% vis-à-vis de l’euro, les projets de protection commerciale n’auraient plus lieu d’être. Mais il est illusoire d’espérer les ajustements massifs de parités que certains préconisent. Car la stratégie de conquête des plus grands pays émergents passe par le verrouillage de l’avantage compétitif salarial au moyen d’une sous-évaluation délibérée de la monnaie : les deux facteurs du commerce prédateur, coût et monnaie, vont ensemble.

Cela étant, la question des parités se pose aussi entre pays à coûts de production comparables, comme ceux de la zone Euro, les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, … Les Européens seraient bien inspirés de proposer le retour à des parités fixes réalistes entre pays développés.

V. - Outre cette mesure au niveau européen, avez-vous envisagé d’autres initiatives, plus globales, ou visant d’autres aspects, notamment les transactions financières, ou prenant en compte des considérations environnementales ?

JL.G - La question commerciale n’épuise certainement pas les sujets de réforme et de réorganisation des relations internationales, il faut l’admettre. Mais je préfère, pour des raisons de pédagogie et d’efficacité, ne pas mêler les grandes questions entre elles.

Par ailleurs, nous voyons apparaître la tentation de saisir le prétexte environnemental, aussi bon soit-il dans son principe, pour mettre en oeuvre des taxes à l’entrée qui n’apparaîtraient pas comme des mesures de protection économique. Or, si ces mesures se justifient, nous devons les prendre. Les considérations écologiques peuvent venir en surcroît, mais pas en substitut des considérations d’égalité économique entre les pays commerçants.

V. - Avez-vous réfléchi à la mise en oeuvre opérationnelle de cette ou ces mesures et à leur impact chiffré?

JL.G - La mise en oeuvre opérationnelle d’une politique de protection commerciale pose moins de difficultés pratiques que de problèmes de volonté politique. Les entreprises industrielles qui ont largement délocalisé leurs productions et leurs fournitures et les grands distributeurs qui accroissent leurs marges en se fournissant à bas prix ne manqueront pas d’exercer une intense action de lobbying pour faire échapper le maximum de produits à l’application des droits envisagés dans le cadre de la protection commerciale. C’est là, à mon sens, la pierre d’achoppement de la protection nécessaire. Aurons-nous des politiques assez forts et responsables pour s’opposer aux lobbies dont le pouvoir d’influence est aujourd’hui disproportionné, au sein des Etats comme à l’échelon de la Commission européenne ? That’s the question.

* La trahison des économistes, par Jean-Luc Gréau, Coll. Le Débat, éd. Gallimard, 2008,

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