Des chiffres et des hommes - Vous avez dit atypique ?
Agence de publicité, agence média (conseil en achat d'espace publicitaire), régie publicitaire de télévision et d'internet (vente d’espace publicitaire), développement et édition de chaînes télévision numériques (projet TNT de France Télévisions), société de production, institut d’études, société de marketing audiovisuel dans les nouvelles technologies (télévision par voie IP (ADSL) et internet), le fil conducteur de ce parcours ne paraît a priori pas évident ; et pourtant c'est celui de Patrick Ballarin depuis sa sortie de l'école en 1988…
Au centre de tout se trouve le téléspectateur-internaute-consommateur, bref, les individus au sens statistique du terme, que d’aucuns trouveront passablement déshumanisés par rapport à la matière en question : nous sommes en effet au cœur même des sciences sociales et il s’agit bien d’observer, de comprendre, de prévoir le comportement des hommes et des femmes dans le champ audiovisuel et les sphères sociales sur lesquelles il interagit, notamment dans les domaines de l’information et du divertissement.
Qu’il soit « ménagère de moins de 50 ans » ou qu’il ait simplement « 4 ans et plus » (selon la terminologie Médiamétrie, société de référence de la mesure d’audience en France), ce téléspectateur-internaute-consommateur apprend, mûrit, affine ses goûts, ses besoins, revendique des possibilités de choix de plus en plus grandes et les exerce.
Par ailleurs, l'intérêt de l’analyse des comportements audiovisuels est de plus renforcé aujourd'hui par une forte dynamique portée par le développement des NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) et les innovations qui l'accompagnent.
Le secteur audiovisuel en perpétuelle innovation
Le domaine audiovisuel est particulièrement propice et réceptif aux innovations car les acteurs de ce marché se trouvent dans une quête permanente de différenciation. Ce besoin de différenciation repose sur l’évolution continuelle des comportements du téléspectateur-internaute-consommateur conjointement à une évolution, elle aussi continuelle, de l’offre.
Dans le domaine de la télévision, l’offre a véritablement explosé au cours des dernières années, principalement en raison de sa numérisation (câble, satellite, et plus récemment la Télévision Numérique de Terre et l’ADSL) et la concurrence de plus en plus vive entre les diffuseurs pour séduire des téléspectateurs de plus en plus volatiles et radicaux dans leurs choix en témoignent.
A cela il faut ajouter de nouveaux acteurs comme les opérateurs télécoms, les fournisseurs d’accès internet et autres moteurs de recherche qui viennent perturber l’ordre établi avec un poids économique à faire pâlir d’envie bien des acteurs historiques.
Parallèlement à ces bouleversements de l'offre, le marché publicitaire, soutien économique de ce secteur, se trouve lui aussi en pleine mutation numérique.
Du point de vue de la demande, celle des annonceurs et de leurs agences conseils, cela se résume aux interrogations suivantes : à quel moment, à quel endroit, de quelle manière capter l’attention des consommateurs potentiels d’une marque ?
Du point de vue de l’offre, celle des chaînes de télévision et de leurs régies publicitaires, cette question se transforme en : Comment maximiser et organiser son auditoire afin de le transformer, entre autres, en cibles de communication pertinentes et atteignables par les marques avec le moins de risque possible ?
Et tout cela bien sûr en le « faisant mieux » que ses concurrents.
Ainsi, dans un milieu hyperconcurrentiel, sophistication des besoins et maturation des comportements nécessitent des connaissances toujours accrues dans la démarche conjointe des distributeurs, éditeurs, producteurs de contenus et publicitaires pour conquérir ou parfois, plus humblement, fidéliser le public.
Observer, savoir, comprendre et prévoir sont des besoins essentiels, exprimés au quotidien, en vue de la satisfaction d’un public de plus en plus exigeant.
Les besoins d’outils d’aide à la décision sont grands et l’ENSAE en met une très riche palette à notre disposition pour améliorer…
- la capacité d'innovation : pour insister sur la composante innovation très développée de ce secteur, rappelons que, même s’il s’agit presque d’une évidence dans le cadre des applications métiers de la formation ENSAE, celle-ci donne la capacité d’innover grâce au pluralisme des disciplines enseignées et à l’important bagage technique applicable à une infinité de domaines.
Ainsi, de l’introduction de techniques statistiques de mesure d’opinion appliquées à la télévision et aux goûts des téléspectateurs, ou de l’introduction de techniques de pricing par système d’enchères appliquées à la commercialisation de l’espace publicitaire, en passant par les techniques statistiques de « data-expanding » pour fusionner les bases de données d’un panel de consommateurs (Homescan de Nielsen) et d’un panel d’écoute de la télévision (le Médiamat de Médiamétrie), les champs d’application sont aussi nombreux que les techniques disponibles.
- la capacité de contextualisation : l'ENSAE donne également des fondements analytiques solides aux esprits naturellement curieux et passionnés du comportement humain. Elle leur permet de se tourner vers les sciences sociales, et plus particulièrement vers la sociologie, la microéconomie, et de mettre à profit ces enseignements dans une dimension plus business, le marketing.
Du marketing aux médias
A l'origine, je ne pensais pas du tout aux médias mais au marketing. Les médias, probablement par méconnaissance de leur fonctionnement, m’apparaissaient simplement comme un vecteur publicitaire, une composante du marketing parmi d'autres. Très rapidement, les médias me sont apparus comme des entreprises plus sophistiquées qu'un simple canal de transmission de la publicité : leur finalité ne pouvait s'exercer qu'au prix d'un travail éditorial et de communication approfondis, fondé sur les règles classiques du marketing permettant d'atteindre les objectifs de différenciation recherchés.
Tout d’abord responsable des études médias dans un grande agence de publicité, Lintas, j’ai eu l’impression de me trouver plongé dans un petit paradis fertile pour l’analyse des comportements et l’innovation, besoins omniprésents dans la publicité : les données d’audience se sophistiquaient car on passait à l’époque d’une audimétrie foyer (le fameux Audimat de Médiamétrie) à une audimétrie individus (le non moins fameux Médiamat actuel) ; il s’agissait de mettre en place les analyses et outils statistiques nécessaires à l’exploitation de ces nouveaux résultats et à leur introduction dans les domaines de l’analyse tarifaire de l’offre et de l’efficacité publicitaire.
Le tout sur fond de conseil en communication pour de grands annonceurs très "marketing-minded", tels Unilever et Nestlé ; mais aussi pour un client très particulier, TF1, à l'aube de sa privatisation. Client très particulier puisqu'il s’agissait à la fois d’un support publicitaire choisi pour diffuser les spots des campagnes des clients de l’agence, mais également d’une entreprise pour laquelle il nous fallait élaborer des campagnes de publicité à destination du grand public : toute l'ambivalence des entreprises médias m'était ainsi révélée.
En bref j’étais, dans la continuité de mes matières préférées, dans une « grande école d’application » multi-métiers focalisée sur la télévision et la publicité.
Victime ou portée par sa sophistication technique, la fonction médias des agences de communication a dû se rapprocher de l’achat d’espace publicitaire en migrant vers les agences médias dont le développement, à la fin des années 80, préfigurait l'organisation actuelle du secteur de la communication, réparti depuis en agences-conseils en communication et agences-conseils médias.
J’ai suivi cette évolution et rejoint l'agence médias du groupe Havas Advertising. Là encore, analyses d'audiences, de tarifs et mesure de l'efficacité publicitaire sont le matériau à l'aide duquel je conseille dans leurs achats d'espace publicitaire les annonceurs tels que Kraft Jacob Suchard, Procter et Gamble ou encore Colgate. Et j’ai pu, à cette occasion, prendre la mesure du dicton japonais issu de l’art du sabre, « Mille heures pour forger, dix mille heures pour polir », en découvrant l’infinité opérationnelle des outils à mettre en œuvre dans le cadre des stratégies de différenciation.
De l'achat d'espace en agences à la vente d'espace en régie publicitaire
Quoi de plus naturel ensuite, pour compléter les « dix mille heures », que de passer de l’achat à la vente d’espace publicitaire ? Toucher les téléspectateurs au moindre coût ou commercialiser leur présence au juste prix, il n’y a vraiment qu’un petit pas. En 1994, la régie publicitaire des chaînes de France Télévisions ouvrit largement ses antennes à la publicité et dut le faire de manière différenciée face aux chaînes privées, devenues de véritables concurrentes sur le marché de la ressource publicitaire.
Les moyens mis en œuvre ressemblent à un véritable « festival de l’innovation » dans tous les domaines, comme l'illustrent ces trois exemples :
- Le croisement des styles de vie du CCA (Centre de Communication Avancée, du groupe Havas) avec le système de mesure de référence de la télévision, le Médiamat, permet alors à France Télévisions d’aller au-delà des simples critères socio-démographiques : en adjoignant des variables plus qualitatives déterminant l’appartenance des téléspectateurs à telle ou telle catégorie de style de vie (novateurs, traditionnalistes, technophiles…), il devient possible de mettre en évidence les comportements d’écoute de ces différents types de public. France Télévisions dispose ainsi d’un outil pour préciser, analyser, et décrire socio-culturellement ses différents publics.
Parallèlement, les annonceurs et leurs agences conseils peuvent cibler les programmes appréciés par tel ou tel public en faisant correspondre les valeurs des marques pour lesquelles ils communiquent et celles des publics des programmes.
- Le yield management est utilisé pour la vente d'espace publicitaire de la régie de France Télévisions : cette méthodologie consiste à optimiser le revenu par des systèmes de gestion des capacités (hiérarchisation des demandes clients et des priorités de réservation) couplés à des systèmes de pricing sophistiqués, à l’instar de ce qui se pratiquait de plus en plus dans les compagnies aériennes, les compagnies hôtelières et les loueurs de voitures.
C’était la première fois qu’un tel système était introduit en France pour la commercialisation de l’espace publicitaire de grandes chaînes de télévision. Il a même permis d’aller jusqu’à la commercialisation d’une partie de l’espace publicitaire sous forme d’enchères, dans une forme bien plus aboutie que dans les autres pays.
A l’époque, Air France était en train de lancer son propre système (les pionniers dans l’aérien ayant été American Airlines) et les premiers hôtels à adopter ces méthodes en France étaient ceux du site Eurodisney. C’est donc tout naturellement avec Michel Volle (1965), dont la société Eutélis travaillait déjà pour Air France, que le système a été lancé dans sa toute première forme ; il faut aussi souligner au passage que c’est le même Michel Volle, en tandem avec Dominique Henriet (1983), qui m’avait donné goût aux méthodes de pricing sur fond de microéconomie lors de mon mémoire de fin d’études !
- Le data-expanding, méthode purement statistique, illustre là encore une collaboration avec un professeur de l’ENSAE, et pas des moindres, qui avait de plus le bon goût de travailler chez Médiamétrie : Philippe Tassi (1972). C’est avec lui que le croisement statistique des deux bases de données individuelles, celle des audiences de la télévision (le panel Médiamat de Médiamétrie) et celle des consommations produits (le panel Homescan de Nielsen) a été mis en place et adapté au marché.
Il s’agissait là d’utiliser une méthode sophistiquée de fusion à partir de la détermination de sosies comportementaux réciproques dans les deux bases (pour faire court) ; cette méthode s’appelle le data-expanding, terme qui donnait à l’époque d’un point de vue marketing, une connotation innovante aux méthodes de fusion.
L’outil est depuis devenu une référence et après avoir été un fort élément de différenciation dans la stratégie de la régie publicitaire de France Télévisions face à celle de TF1, il figure maintenant parmi les outils des deux régies publicitaires.
Ces trois exemples témoignent des possibilités de différenciation par l’innovation et l'utilisation créative de méthodes statistiques bien connues de tout diplômé de l'ENSAE ! Non contents d’être nouveaux, ces outils permettaient surtout de modifier les pratiques du marché en faveur des chaînes de service public, en proposant « une autre façon de voir les choses ».
Le bouleversement numérique et les opportunités métiers
Devenu, à l’issue «des dix mille heures » de polissage, un marketeur-développeur, j’ai été choisi pour mettre en œuvre ces compétences en assurant la direction du projet numérique de France Télévisions (nouvelles chaînes de la TNT), côté « antenne » comme disent les professionnels du secteur. La réflexion éditoriale associée aux prévisions de business devint alors le cœur de mon activité. Mais après avoir travaillé sur six canaux, de l’information au sport en passant par la jeunesse, les régions, les arts et spectacles, et l’interactivité, le projet est réduit par les pouvoirs publics à la diffusion 24h sur 24 de France 5 et à la création de France 4…
Il alors temps pour moi de retrouver le secteur privé, toujours dans l’édition de contenu et dans le train de la TNT, pour travailler à un projet de chaîne sociétale coproduite par Pathé et Réservoir Prod, société de production de Jean-Luc Delarue. Cette chaîne n'aboutit pas pour des raisons économiques inhérentes aux partenaires… mais l’innovation et le développement en général demandent une aversion minimale, voire une forte attirance, pour le risque… calculé bien sûr, ce qui est la moindre des choses pour un statisticien !
Qu'à cela ne tienne, Médiamétrie, société de référence de la mesure d’audience en France, souhaite trouver des compléments de financement à son activité principale, en développant son chiffre d’affaires par l’introduction de nouveaux services à valeur ajoutée à destination de nouveaux segments de clientèle.
Fort de mon expérience dans le secteur de la production de programmes radio, télé et internet acquise chez Réservoir Prod, j’ai proposé de concevoir et commercialiser un système d’analyse des performances des programmes TV (nombre d’individus regardant une émission, influence de l’horaire de démarrage, de la durée de l’émission, du moment choisi pour la coupure publicitaire, de l’efficacité des bandes-annonces, …) auprès des producteurs de programmes et des détenteurs de droits sportifs comme la Fédération Française de Tennis, la Ligue de Football Professionnel ou encore les clubs de football.
Ce service est également proposé, en partenariat avec TNS Sofres, dans le domaine politique, et permet de savoir quand et pendant combien de minutes tel sujet politique a été traité et combien de fois il a touché son ou ses publics.
La révolution numérique est donc en marche ! Pis, l’introduction de la distribution de la télévision par voie IP (l’ADSL), proposée par les opérateurs télécoms (Orange, Neuf Télécom, Free …) au sein d’offres « triple-play » (téléphone, internet, TV) permet dorénavant, grâce aux « box » nécessaires à la réception du signal télévisuel, de faire remonter par le chemin inverse (voies de retour) les données d’usages des foyers abonnés centralisées dans leur « box » : canaux de télévision regardés, services interactifs, services de vidéo à la demande, enregistrements sur disques durs, écoute décalée, utilisations internet, consoles de jeux en ligne…
Il est maintenant possible d’observer les usages en temps réel de ces nouvelles technologies au sein d’un même foyer, sans passer par une estimation statistique. Ces observations sont en effet réalisées sur l’intégralité d’un parc d’abonnés, dont les effectifs dépassent aujourd’hui le million pour chacun des principaux opérateurs.
Au grand dam de certains spécialistes des sondages, il s’agit bien de travailler sur des populations exhaustives ! Et c'est ainsi un nouveau champ statistique qui s’ouvre dans le domaine de la télévision.
La palette des outils de mesure mis à la disposition des acteurs de la communication s'élargit.
Grâce à ces informations recueillies de manière exhaustive sur des populations de taille gigantesque en comparaison de celles de la plupart des échantillons utilisés dans ce secteur, il est possible d’observer des comportements trop faiblement représentés pour être mesurés sur des échantillons traditionnels. Néanmoins, ce nouveau champ de mesures ne prétend pas être une solution de substitution aux estimations statistiques qui, seules, permettent de "qualifier" les comportements en décrivant les populations concernées.
Grâce aux données d’usage, il est aussi possible de déployer de nouveaux services à destination des opérateurs télécoms aussi bien pour optimiser le mix marketing de leur offre (chaînes distribuées, services interactifs proposés, catalogues de vidéo à la demande,…) que pour créer des outils de marketing communautaire afin d'animer et de fédérer des groupes d’abonnés. Ce sont des outils propriétaires à destination des opérateurs des différents parcs que commercialise Digitime, joint venture à 50/50 entre Médiamétrie et Netgem dont je suis aujourd'hui le président.
Diffuseurs, éditeurs, producteurs, publicitaires, détenteurs de droits sportifs, studios de cinéma, sociétés de conseil, analystes financiers, fournisseurs d’accès internet, moteurs de recherche, sites communautaires, plates-formes d’échange, opérateurs télécoms, sont autant d’acteurs de ce marché qui doivent faire face à des enjeux de plus en plus complexes à gérer.
L’ère numérique, en démultipliant l’offre proposée et en générant une accélération de la fragmentation des comportements, accroît considérablement les besoins d’analyse.
Si la quête de la plupart des acteurs pour capter le plus grand auditoire possible au moindre coût reste la même, elle est devenue beaucoup plus compliquée. Dans le même temps, le numérique offre de nouvelles possibilités de mesures et permet la mise en œuvre de nouveaux outils d’analyse, accompagnant de lui-même sa propre révolution.
On peut mesurer dans ce domaine à quel point l’intérêt de la pluridisciplinarité et de l’avant-gardisme des techniques enseignées au cours de la formation ENSAE est grand, dès lors que, et je le souligne à nouveau, on a un goût prononcé pour l’analyse des comportements humains dans la société de l’information et du divertissement.
Les opportunités sont infinies. Elles laissent facilement imaginer que de nouveaux métiers vont voir le jour dans ce domaine passionnant et en pleine expansion : la véritable créativité pour un ENSAE ne serait-elle pas, alors, d’arriver à créer son propre métier en mettant en adéquation ses goûts et ses capacités avec les besoins du secteur ?
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