Un quantitativiste dans la communication …
Thierry Fabre nous emmène au cœur des différents métiers de la communication qui offrent, à ses yeux, de nombreuses opportunités professionnelles, riches d'ouverture intellectuelle et d'explorations sociologiques fondées sur des méthodes quantitatives approfondies.
L'étudiant de l'ENSAE vient chercher sur les bancs de notre école une formation quantitative de haut niveau. Quelques secteurs d'activité tels que la finance ou les assurances bénéficient largement des compétences de ces diplômés. Mais qu'en est-il du secteur de la communication dans lequel je travaille depuis près de 25 ans… pour mon plus grand plaisir ?
Un secteur d'activité diversifié
Au sens large, les métiers de la communication renvoient à un grand nombre de fonctions et de types de société…
- des grandes entreprises qui communiquent, les annonceurs, dont la première préoccupation est naturellement la performance de leurs marques et la rentabilité financière de leurs stratégies marketing ;
- les agences de publicité qui conseillent les annonceurs sur leur communication et les aident à construire leur identité de marque et à imaginer les messages créatifs qui vont les porter,
- les agences media et centrales d’achat d’espace publicitaire qui assurent les recommandations de choix des supports de communication les plus propices à véhiculer les messages auprès des cibles marketing,
- les agences conseil en évènementiel qui font rayonner les marques et les entreprises à l'aide d'opérations évènementielles de communication génératrices d'image,
- les agences conseil en relation client (Customer RelationShip Management ou CRM) qui assistent les entreprises dans leur travail de communication relationnelle auprès de leurs clients (tels qu’ils sont qualifiés dans leur base de données), en particulier en analysant leurs motifs de satisfaction / insatisfaction et les principaux leviers de fidélisation …
mais aussi :
- les sociétés d'études de marché (instituts de sondage) qui produisent pour les entreprises informations quantitatives et qualitatives, analysées, mises en perspective et utilisées pour affiner les stratégies,
- les médias (presse, télévision, radio, affichage, cinéma, internet et bientôt téléphone mobile) qui se transforment aujourd'hui en groupes de communication regroupant d'une part plusieurs médias devenus des canaux de transmission, d'autre part des sociétés de production de contenu,
- les régies qui vendent leur espace publicitaire à des fins de communication aux annonceurs et agences médias,
- des groupes de télécommunications,
- des fournisseurs d'accès internet…
…autant d'entreprises dans lesquelles de nombreux métiers résonnent avec les compétences acquises à l'ENSAE.
Un parcours comme le mien est exemplaire des opportunités qui nous sont offertes dans ces domaines …
Sorti de l'école après un stage au Crédoc, j'étais convaincu que mon désir serait d’analyser les comportements des consommateurs à l’aide des outils quantitatifs dont je connaissais et appréciais la puissance. Dans cette optique, je me suis orienté vers le marketing quantitatif et ai rejoint le département des grandes enquêtes de la Sofres, une des grandes sociétés d'études de marché et d'opinion.
A cette époque (en 1984-1985) se développait, dans le cadre de la « mission câble », un certain nombre de projets municipaux d’installation de réseaux de télévision par câble qui nécessitaient la réalisation d’ « études de faisabilité ». Dans ce cadre, j’ai participé aux premières études visant à évaluer le degré d’intérêt des populations locales pour ces nouvelles télévisions et à estimer, à court et moyen terme, les potentiels de taux d’abonnement. C’était une gageure s’agissant d’une offre au conditionnel, encore inexistante et sans référence, car la quasi-totalité des foyers français ne recevait alors que les trois premières chaînes de télévision (comme tout cela paraît désormais dépassé !). Pour surmonter cette difficulté, je me suis proposé d’appliquer à des données textuelles (les verbatims des interviewés) les méthodes d’analyse factorielle (c’était alors l’une des toutes premières fois en dehors du champ de la recherche) et cette approche a permis, en structurant le champ sémantique des raisons invoquées par les enquêtés pour s’abonner (ou ne pas s’abonner), d’aller au-delà des simples déclarations d’intention. Ce simple exemple illustre comment un quantitativiste de formation peut apporter dans le domaine du marketing, des éclairages intéressants sur les comportements des consommateurs …
C’est ainsi, sans que j'en prenne véritablement conscience, que la Sofres m'a entraîné pour un voyage dans l’univers des médias et le domaine de la communication.
Le média planning ou comment les marques "parlent" à leurs consommateurs
Car j’ai ensuite été contacté pour devenir responsable des études d’une grande agence de publicité internationale (J Walter Thompson), où l’on m’a proposé (entre autres) de mettre en place un panel de foyers représentatif des téléspectateurs en France : il s’agissait en effet d’avoir une estimation, par avance, du niveau d’audience des futures émissions de télévision au sein desquelles l’agence souhaite voir investir ses clients annonceurs.
Au-delà de cette fonction « sondagière », j’y ai découvert ce que l’on appelle « le media-planning ». La discipline consiste à optimiser la stratégie de communication des entreprises en recommandant les canaux et supports les plus appropriés et les plus efficaces. Les techniques du media-planning font appel à des méthodes à la fois qualitatives et quantitatives et reposent la plupart du temps sur des argumentations chiffrées.
Son champ d’application est loin d’être négligeable, puisque le total des budgets de communication des entreprises s’élève en France à environ 35 milliards d’euros, dont 12 milliards dédiés aux « grands médias » (la télévision, la presse, l’affichage, la radio, le cinéma et à présent Internet). Une certitude : le secteur de la communication est l'un de ceux qui participent et soutiennent fortement le développement de l'activité économique.
Pendant plus de dix ans j’aurai pratiqué, comme responsable média du groupe de communication Saatchi puis comme directeur général de ZenithMedia (l’agence media du groupe), les trois volets « conseil / achat / études » du media-planning :
• la fonction « conseil » en faisant les recommandations de stratégie d’investissements à ses clients annonceurs qui cherchent à communiquer,
• la fonction « achat » en négociant les conditions financières d’insertion de la publicité dans les medias,
• la fonction « études » en traitant et analysant les bases de données d’audience des medias et en étudiant l’efficacité publicitaire des campagnes medias.
Exercer les métiers du media-planning constitue une expérience passionnante car cela exige de nombreuses qualités, souvent considérées comme antinomiques :
• faire preuve de rigueur scientifique tout en « vendant » sa recommandation aux clients ;
• assimiler la démarche publicitaire tout en comprenant les contraintes et des objectifs de la marque ;
• avoir de la sensibilité pour chacun des medias tout en intégrant les paramètres financiers de l’achat d’espace
Ces multiples facettes (scientifique et commerciale, publicité et marketing, medias et finance) font, selon moi, tout l’intérêt du media-planning, en particulier pour un diplômé de l’ENSAE.
De plus, d'immenses bouleversements sont en train de révolutionner le fonctionnement et les règles qui régissent ce secteur d'activité sous l'impulsion du développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (les fameuses NTIC). Cela rend ce domaine d’autant plus passionnant.
Des méthodes quantitatives au service d'un regard sociologique
Aujourd'hui, je suis directeur au BIPE, cabinet de conseil aux entreprises, spécialisé dans l’analyse économique, les études prospectives et le marketing stratégique.
J’y dirige les missions relatives aux secteurs de la consommation et de la distribution, et bien sûr aux medias et à la communication. Ces différentes activités de conseil nécessitent aussi l'utilisation de méthodes quantitatives relativement sophistiquées, appliquées à des bases d'informations souvent de grande taille. A titre d’exemple, j’ai récemment réalisé pour le Ministère de la culture et de la communication une étude prospective sur les pratiques culturelles et médiatiques à l’horizon… 2020 ! Cet exercice est bien sûr ardu, l’univers culturel apparaissant à première vue tellement rebelle aux extrapolations qu’il empêcherait toute tentative prévisionnelle. Pourtant, en appliquant notre outil d’analyse générationnelle (justifié par le fait que de nombreuses ruptures culturelles sont de fait de nature générationnelle), nous avons pu dégager des scenarii prospectifs crédibles, mettre en évidence et évaluer quelques tendances de fond : la féminisation accrue de la culture dite « académique », l’émergence d’une culture « numérique », une remise en question de la domination de la culture dominante (domination explicitée dans les années soixante dans "Les héritiers" de Pierre Bourdieu ) qui est illustrée par une sorte de crise de la transmission verticale, et intergénérationnelle, de la culture …
Là encore, de nouveaux métiers font leur apparition et les enjeux financiers toujours plus importants imposent à tous une obligation de rentabilité, de professionnalisme et d'analyse pointue. Cette exigence repose sur des méthodologies éprouvées et de plus en plus diversifiées :
• techniques du datamining et du géomarketing,
• analyse des contenus,
• approche ethno-méthodologique des comportements et des attitudes,
• traitement économétrique des leviers de satisfaction pour une meilleure fidélisation des clients,
• méthodes d’évaluation et d'analyse du capital des marques,
• études d’observation, visites mystère et shopper survey, etc.
La communication, un large "champ des possibles"
Peu de diplômés de l'ENSAE travaillent dans ces domaines et c'est bien dommage. Probablement par manque d'informations sur l'intérêt intellectuel réel de ces activités, leur potentiel de développement et le caractère gratifiant de participer à un secteur d'activité en extraordinaire évolution. Il est vrai aussi que les salaires d’embauche pour un(e) jeune ENSAE sont moins attrayants que ceux observés aujourd’hui dans les métiers de la finance (compter 30 à 35 K€ brut par an pour un débutant).
Pourtant, l’ENSAE devrait assez naturellement mener à ces fonctions de chargé d’études ou de consultant, que ce soit dans les domaines du marketing, des études, de la publicité ou des médias.
Certains étudiants, comme moi et quelques autres, abordent leurs études à l'école avec le désir d'approfondir et de maîtriser la diversité des méthodes d'analyses quantitatives dans un souci de mieux comprendre le fonctionnement de l'individu.
Ces étudiants choisissent en options les cours de sociologie et sondages, gardant en mémoire (comme nous le rappelait Alain Desrosières dans le précédent numéro de Variances) que le même Bourdieu, déjà cité, fut l’un de nos brillants professeurs pendant quelque années !
Ces étudiants, considérés parfois comme atypiques, suivent souvent en parallèle d'autres formations plus marketing ou orientées vers les sciences humaines ou sociales (ethnologie comme ce fut mon cas, mais plus souvent psychologie, sociologie, démographie…).
Ils le font de manière personnelle et indépendamment de l'école. Je pense qu’il faudrait introduire, en troisième année de l’ENSAE, quelques enseignements dont le contenu, décalé par rapport aux matières fondatrices enseignées, apporterait aux élèves intéressés un sens supplémentaire, une capacité d’adaptation, une vision « socio-logique » leur permettant de se préparer aux divers métiers du marketing, des études et de la communication.
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