Quelles infrastructures des marchés financiers pour l’Europe ?
Qu’est-ce qu’un marché financier ? La combinaison d’infrastructures (bourse, chambre de compensation, dépositaire central) qui bénéficient d’effets de réseaux d’une part et d’autre part d’utilisateurs (brokers, banques), en concurrence les uns avec les autres et qui sont dans l’obligation d’accéder à l’infrastructure pour exercer leurs activités d’intermédiaires. Les marchés financiers, ainsi, n’obéissent pas à des règles différentes de celles des marchés de l’énergie (gaz, électricité), des télécommunications ou encore de certains types de transports (chemins de fer en particulier).
Un modèle mondial d’organisation des marchés financiers
Quelles sont ces infrastructures en matière de marchés financiers ? La bourse est l’infrastructure pour l’accession à la côte (listing) et les transactions (trading) ; à la bourse se connectent des courtiers (broker-dealers). A « l’étage » de la compensation des transactions, l’infrastructure est la chambre de compensation, à laquelle se connectent des « membres » (clearing members). A l’étage enfin du règlement et de la livraison des titres échangés, l’infrastructure est le dépositaire central (Central Securities Depository, CSD), qui gère le système de règlement-livraison des titres (Securities Settlement System, SSS) et auquel se connectent des banques. Ces banques, elles, assurent pour leurs clients (les acheteurs et vendeurs de titres) un service commercial qui permet, entre autres, la mise en place de la « jambe cash » du règlement de la transaction (cf. schéma 1).
Quelle est la matière première des marchés financiers ? Les titres, qui constituent l’input initial du marché, qui sont dématérialisés dans certains cas dès leur « origination » (ou sinon immobilisés) et dont l’on échange à l’infini les différentes formes plus ou moins dérivées. Le « dépositaire central » se trouve ainsi être le garant de l’équilibre de l’ensemble du système : « Banque centrale » des titres d’un marché, le CSD assure la correspondance exacte entre d’un côté les titres émis par un émetteur et de l’autre la quantité de titres en circulation et dont il constitue le sommet de la pyramide de détention. Une transaction ne devient ainsi finale que lorsqu’elle a été traitée par le système de règlement-livraison du CSD. Dans les systèmes de détentions dits « intermédiés », le CSD, pour un titre donné, ne connaît que le dernier des intermédiaires de la chaîne (l’investisseur final ne connaît de son côté que l’intermédiaire financier qui tient son compte-titres) : le CSD se trouve ainsi à la fois le point le plus aval du traitement d’une transaction aussi bien que le point le plus amont, qui précède toute transaction de par sa fonction de dépositaire de l’ensemble des titres émis.
Cette structure « verticale », extrêmement efficiente, se retrouve dans la quasi-totalité des marchés financiers domestiques (cf. schéma 2), y compris au Japon et, bien sûr, aux Etats-Unis.
Fusionner les infrastructures européennes ?
La coexistence, en Europe, d’infrastructures en situation de monopole naturel sur leur marché domestique respectif n’apparaît pas en revanche être une situation satisfaisante : les utilisateurs présents sur plusieurs marchés ne bénéficient plus des externalités positives des effets de réseaux des infrastructures mais, au contraire, se retrouvent face à une liquidité fragmentée aux différents niveaux de la chaîne de transaction. Cette fragmentation est ainsi, par exemple, préjudiciable pour les brokers, qui doivent mobiliser leurs réserves de collatéral afin d’obtenir des lignes de crédit nécessaires au règlement de leurs transactions. Les différences de règles de fonctionnement entre les différents systèmes domestiques accroît par ailleurs, de manière très significative, les risques opérationnels qui pèsent sur la bonne fin des transactions transfrontalières, au point d’être en mesure, dans certains cas (notamment celui des systèmes qui opèrent le règlement-livraison sans s’appuyer sur la monnaie banque centrale) d’engendrer un risque systémique. Enfin, le maintien d’un grand nombre d’infrastructures est coûteux pour leurs participants/utilisateurs, qui contribuent à leur entretien et à leur développement, directement (structures « user owned ») ou indirectement (par les commissions versées). La question centrale pour l’Union Européenne apparaît donc la suivante : comment passer de cette coexistence d’organisations domestiques efficientes des infrastructures au niveau de chacun des Etats membres à une organisation européenne des marchés qui ne perde rien de cette efficacité, tout en permettant le fonctionnement effectif d’un marché unique ?
Une fusion « décrétée » par les Etats membres de leurs infrastructures de marché respectives est bien sûr inenvisageable. Longtemps sociétés mutuelles détenues par leurs utilisateurs, voire organismes publics, les principales bourses européennes sont devenues pour la plupart, au cours des quinze dernières années, des sociétés elles-mêmes cotées et détenues par des investisseurs institutionnels. Les autres infrastructures (chambres de compensation, dépositaires centraux), sans aussi systématiquement faire appel public à l’épargne, sont quoiqu’il en soit le plus souvent « for profit » et détenues par des intérêts privés. Une telle fusion européenne des infrastructures impliquerait de surcroît comme préalable une harmonisation à la fois des procédures techniques auxquelles sont soumises ces transactions ainsi qu’une harmonisation des régimes juridiques et fiscaux sous-jacents liés notamment à la nature des titres et aux règles de leurs transferts et de leur propriété (la liste des obstacles à l’unification du « post-marché » en Europe a ainsi été listée dans le cadre des groupes de travaux « Giovannini » animés par la Commission Européenne).
Les « forces du marché » apparaissent donc en théorie les mieux à même de mener ces rapprochements entre infrastructures. Le processus est à l’œuvre depuis plusieurs années, mais donne au total le sentiment d’une relative lenteur, en dépit d’une actualité en apparence « brûlante » au cours des derniers mois (qui n’a débouché toutefois jusqu’à présent que sur très peu de réalisations concrètes, si l’on fait exception de la montée du Nasdaq dans le capital du L.S.E) ; une raison possible de cette relative lenteur pourrait avoir sa source dans les obstacles juridiques ou techniques que nous venons d’évoquer, qui constituent certainement une désincitation à tenter un développement transfrontalier pour une entreprise habituée à un fonctionnement optimal dans un environnement dont elle constitue le point de passage obligé.
Le rôle moteur du législateur européen
L’action de la législation européenne (adoptée sur la base d’une initiative de la Commission européenne, soit par co-décision simple du Parlement et du Conseil soit par le processus de comitologie renforcée dit « Lamfalussy »), trouve alors toute sa place : pour inciter les Etats membres à lever lesdits obstacles aux activités et/ou aux consolidations transfrontalières, mais tout en s’attachant à garantir que le développement de ces activités ou ces consolidations, qui impliquent des monopoles naturels nationaux, se fasse sans induire d’externalités négatives en matière de fonctionnement du marché intérieur, notamment en ce qui concerne des infractions aux règles de concurrence.
Le législateur européen, soucieux à la fois de s’assurer de l’approfondissement du marché intérieur ainsi que de l’accès équitable aux infrastructures, s’est jusqu’à présent tout particulièrement attaché à rendre « contestable » le monopole naturel des bourses sur leurs marchés nationaux respectifs. La directive « prospectus » organise ainsi, pour une société d’un Etat membre, l’accès à la cotation de ses titres sur la bourse d’un autre Etat membre ; la reconnaissance mutuelle, comme « marchés réglementés », de l’ensemble des bourses de l’ensemble des Etats membres facilite de manière complémentaire les adhésions croisées (« cross membership ») des courtiers entre les différentes bourses. Enfin la directive « marchés d’instruments financiers » (Markets In Financial Instruments Directive, MIFID), présente l’ambition de vouloir rendre contestable le monopole des transactions sur titres cotés, notamment par la suppression des règles de « concentration des ordres » qui existaient dans la plupart des pays européens et qui obligeait à porter toute transaction sur le marché réglementé national.
Alors que la concentration des ordres était imposée afin d’éviter les comportements de « passagers clandestins » d’intermédiaires financiers qui pourraient utiliser les prix du marché sans y apporter leur liquidité (internalisation), réduisant ainsi la significativité de ces prix de marché et surtout accroissant leur pouvoir discrétionnaire d’imposer des prix de leur choix à leur clientèle, le législateur européen a su, par la MIFID, ouvrir la possibilité de l’internalisation mais tout en évitant une fragmentation de la liquidité par des obligations de transparence pré et post transaction sans amélioration de prix possible. Cette obligation de transparence avec obligation de respecter les prix affichés crée ainsi, de facto, un marché européen unique virtuel pour chaque titre coté (une sorte de « central limit order book », « CLOB » virtuel). La MIFID, qui devrait entrer en vigueur dans quelques mois, devrait ainsi constituer une expérience réussie d’incitation aux rapprochement entre infrastructures par « l’ouverture » des monopoles nationaux sous l’effet de la menace de la concurrence des internaliseurs, mais concurrence dont les éventuelles externalités négatives pour les consommateurs restent contenus par de nécessaires garde-fous.
Quelle action sur le post-marché ?
Une politique équivalente appliquée seule aux niveaux de la compensation et/ou du règlement-livraison se révèlerait en revanche contre-productive. Ainsi, au niveau de la compensation, l’introduction de la concurrence au niveau national n’est pas forcément une méthode pertinente, comme le montre l’exemple de la concurrence en Italie entre deux CCP (LCH Clearnet et Cassa Di Compensazione e Garanzia), qui se traduit par une fragmentation de la liquidité et donc des coûts accrus pour les utilisateurs. Une CCP européenne unique poserait à l’inverse un risque de « foreclosure » du marché aval des services liés au règlement-livraison, en étant en mesure de détourner l’ensemble des flux vers une infrastructure de règlement-livraison de son choix (qui pourrait alors être d’autant plus tentée de délivrer des services bancaires). Une CCP unique n’apparaît d’ailleurs pas constituer une solution unique ; un regroupement par classe d’actifs (une pour les marchés cash, une pour les marchés dérivés par exemple) semble une solution techniquement préférable .
A « l’étage » du règlement-livraison, les CSD, traditionnellement établis et réglementés au niveau des Etats Membres, le sont sur une base non commerciale qui limite les risques d’abus, notamment en matière d’accès et de prix, par la séparation stricte de leurs activités d’infrastructure de marché de celles des intermédiaires bancaires à valeur ajoutée. Une application de la politique de concurrence non encadrée à ces monopoles naturels pourrait entraîner une consolidation abusive de ces structures, notamment en permettant leur rattachement à des activités d’intermédiaires.
Le « leveraging » des eurobonds
L’organisation verticale domestique efficiente que nous avons décrite supra présente en effet en Europe une double exception à la règle mondiale : Euroclear Bank Bruxelles et Clearstream Banking Luxembourg, communément appelées « International Central Securities Depository » (ICSD). Un ICSD, infrastructure de marché qui exerce également des activités d’intermédiaires bancaires, est ainsi à même de tirer avantage de l’exploitation de sa plate-forme monopolistique pour favoriser ses propres activités bancaires au détriment des autres participants du marché en canalisant les flux de capitaux vers ses propres services d’intermédiaire bancaire.
Ces deux banques commerciales sont en effet, depuis leur création (à partir de 1968), les infrastructures CSD pour les eurobonds, titres apatrides à l’origine créés pour des raisons fiscales et qui ont donc par exception été concentrées dans les systèmes de ces deux banques commerciales. Aujourd’hui, le stock des eurobonds dont Euroclear Bank et Clearstream Banking Lux assurent la conservation dépasse les 6.500 milliards d’euros, soit plus que le stock de dette publique de l’ensemble de la zone euro. Le monopole commun de ces deux banques sur l’infrastructure des eurobonds oblige leurs concurrents (banques qui servent le post-marché des brokers) à utiliser les services des ICSDs, services d’infrastructures aussi bien que services bancaires liés (comptes cash par exemple, qui doivent être utilisés pour le règlement d’une transaction et normalement sont proposés par les établissements bancaires en concurrence).
De surcroît, Euroclear Bank a racheté progressivement au cours des dernières années les CSD français, belge, néerlandais et britannique. Clearstream Banking Luxembourg fait partie pour sa part du groupe Deutsche Börse, qui inclut le CSD allemand (Clearstream Francfort). Bénéficiant dès le départ d’une position de marché privilégiée, les ICSDs ont ainsi progressivement étendu leurs activités commerciales pour couvrir de multiples marchés géographiques et devises de règlement, en concurrence avec les banques conservatrices. Le développement des activités bancaires des ICSD induit une progression parallèle des risques de crédit qu’ils concentrent (les ICSDs n’autorisent pas le recours au règlement des transactions en monnaie banque centrale mais seulement dans leur propre monnaie « commerciale ») jusqu’à représenter un risque systémique pour le système financier européen.
« Unbundling », accès, mais interopérabilité sous surveillance : feuille de route du législateur ?
Une démarche législative de séparation stricte des activités d’infrastructure et des activités bancaires commerciales (unbundling) s’avère donc nécessaire au niveau européen, afin d’éviter que la réunion, au sein d’une même société, d’une infrastructure et d’une banque, ne se révèle un levier imparable d’extinction des concurrents de cette entité (« leveraging » de l’infrastructure).
Les services financiers partagent avec les industries de réseaux la présence d’infrastructures incontournables. La libéralisation des industries de réseaux et leur ouverture à la concurrence est passée en Europe essentiellement par l’assurance de conditions équitable d’accès des opérateurs (quel que soit leur pays d’origine) aux infrastructures de réseau. Par son action législative, la Commission Européenne a rompu de fait sur ces marchés l’intégration historique entre le gestionnaire du réseau et l’opérateur prestataire de services. Elle a ouvert les services à la concurrence et permis l’arrivée de nouveaux entrants, en complément des opérateurs historiques. Même s’il n’existe pas d’approche unique, le législateur européen a retenu dans tous les cas l’indépendance de gestion entre les activités d’opérateur ouvertes à la concurrence et les activités de gestionnaire de l’infrastructure, afin de garantir l’égalité d’accès au réseau selon des critères non discriminatoires, objectifs et transparents .
Le post-marché présente une difficulté supplémentaire par rapport aux autres économies de réseau du fait du caractère double des flux à gérer : titres d’une part et cash de l’autre. Alors que le dépositaire central des titres constitue la clef de voûte de l’édifice financier, la pratique internationale (à l’exception des ICSD) est d’éviter au CSD qu’il ne prenne tout risque de crédit. Le service de la partie « cash » d’une transaction est donc pris en charge par des banques commerciales, ce qui permet de diluer le risque de crédit entre des acteurs en concurrence et qui sont soumis à une régulation prudentielle adéquate.
Il est donc difficile de créer un CSD européen virtuel par constitution d’un réseau des CSD nationaux sur le modèle du réseau des banques centrales constitué par Target, voire de ce « CLOB », marché boursier européen virtuel que crée la MIFID. En effet, rendre « interopérables » deux CSD de manière à ce qu’un participant de l’un s’épargne le besoin d’accéder au deuxième ne peut fonctionner sans que le CSD du participant ne doive servir la transaction de ce dernier comme le ferait une banque, c’est-à-dire en portant un risque de crédit sur la partie « cash ». L’interopérabilité transforme ainsi les CSD en banques, effet inverse de ce qui est recherché à travers « l’unbundling »
Il ne semble au total pas y avoir d’alternative possible à la création d’un CSD unique paneuropéen. Cet objectif est réalisable, comme le montre le projet « ESES » de fusion des CSD de la zone euronext dont les participants sont parvenus à négocier la création avec Euroclear Bank, propriétaire des CSD nationaux concernés. Le législateur européen devra de son côté s’employer à faciliter la mise en place d’un CSD européen créé sur la base des meilleures pratiques domestiques par l’adoption de strictes règles « ex ante » à la fois de séparation entre les activités bancaires et d’infrastructures, d’accès équitables aux infrastructures, de transparence des coûts, prix et revenus des infrastructures afin d’en éviter le « leveraging » et une concurrence inégale des propriétaires des infrastructures avec leurs participants.
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