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16 avril 2003

EDF au cœur de la tourmente

Publié par Nicolas WOJNAROWSKI (ENSAE 1999), Direction Financière EDF | N° 21 - Economies de Réseaux

EDF n’a jamais fait autant fait parler d’elle qu’aujourd’hui. Difficile en effet, en parcourant la presse, de ne pas trouver une référence à l’ « entreprise préférée des français ». Il faut avouer que les occasions ne manquent pas : tour à tour plongée dans la concurrence, mue en cliente privilégiée de Bruxelles, et enfin récemment bombardée enjeu électoral, EDF a joué en quelques années toutes les facettes du rôle qui doit la mener à l’ouverture de son capital, dont le principe vient d’être acté par le nouveau gouvernement. Alors faut-il privatiser EDF ? Le débat, lancé en réalité depuis plusieurs années, ne manquera pas de continuer à faire rage d’ici l’ouverture effective du capital de l’entreprise, qui, d’après les dernières déclarations, semblerait ne pas devoir avoir lieu avant début 2004. Dans ces conditions, l’objectivité demeure plus que jamais un préalable obligé à l’analyse d’une question trop souvent entachée d’une coloration idéologique telle que la pertinence et l’intérêt des réponses apportées s’en trouvent fortement affectés, quel que soit le courant défendu. Pour commencer, il faut insister sur la place très spéciale que tient l’électricité dans l’ensemble des biens échangés dans nos économies. S’il ne s’agit pas d’un bien public tel que défini par la micro-économie1, l’électricité correspond cependant à des besoins fondamentaux. Il n’est tout simplement pas possible aujourd’hui de subsister, et donc a fortiori de faire « tourner » un pays, sans électricité. Dans ces conditions, on ne doit pas laisser à des opérateurs électriques la possibilité d’augmenter les prix trop fortement et trop brutalement, ou de laisser une partie du pays dans le noir après s’être déclaré en faillite. L’économie de l’électricité, de par la nature et l’importance du produit dont elle traite, doit donc faire l’objet d’une surveillance très étroite de la part des pouvoirs publics. Cette implication obligatoire de la puissance publique peut alors prendre plusieurs formes. Au modèle de monopole étatique intégré, tel que connu en France depuis 1946 et la nationalisation du système électrique, s’oppose aujourd’hui celui d’un marché libéralisé avec des opérateurs désintégrés, « surveillés » par une instance de régulation chargée de garantir le bon fonctionnement de l’ensemble, et de vérifier notamment que les devoirs des opérateurs liés à la spécificité de l’électricité sont bien remplis (obligations de dessertes, investissements de long terme, sécurité si production nucléaire…). Ce second modèle a été mis en place dans bon nombre de pays au cours des dix dernières années, la France, qui présente pourtant un marché en partie ouvert2, faisant figure de retardataire dans cette évolution. Ainsi, s’il est ici encore nécessaire de conserver l’objectivité requise à l’étude de systèmes chacun marqué de particularismes forts, il commence à être possible d’observer et de comparer les premiers effets de la libéralisation sur les marchés électriques. En Californie, le marché électrique a été libéralisé en 1996. Il est moins utile de revenir ici sur la description de la crise électrique qui a frappé l’Etat américain à partir du début de l’année 2001 que de présenter les explications qui ont pu en être fournies. Celles-ci sont en effet assez représentatives des incertitudes et débats qui balisent l’évolution de la réflexion relative à l’organisation optimale des marchés électriques. Pour certains, l’éclatement de la crise énergétique californienne n’était que la conséquence de l’irresponsabilité d’un système de régulation, qui, en interdisant aux distributeurs d’électricité de répercuter dans leurs tarifs l’explosion des prix pratiqués par les producteurs, les ont inéluctablement poussés à la faillite. Pour d’autres, la faute se situe du côté des compagnies électriques privatisées, et notamment des distributeurs, qui, en préférant distribuer aux actionnaires les énormes profits réalisés les premières années suivant la dérégulation du marché plutôt que de les réinvestir, ont conduit inexorablement le système dans l’impasse. En Europe, la situation est différente selon la zone électrique considérée3. En Grande-Bretagne, les prix ont baissé depuis la libéralisation totale d’un marché cependant fortement encadré par les instances de régulation (institution de plafonds pour les prix notamment). Cependant, les problèmes rencontrés depuis peu par le producteur privatisé British Energy, dont la production est essentiellement d’origine nucléaire et qui est aujourd’hui au bord de la faillite, jettent le discrédit sur l’organisation du système britannique, au moins en ce qui concerne la privatisation de cette compagnie4. En Allemagne, dans un marché caractérisé par un excédent d’offre par rapport à la demande (ces « surcapacités » sont d’ailleurs une caractéristique de l’ensemble de la plaque continentale), la libéralisation totale du marché électrique mise en place à partir de 1998 à été suivie d’une baisse des prix jusque début 2001. Cependant, cette tendance s’est inversée depuis, faisant craindre l’apparition d’une seconde phase dont les hausses de prix seraient une caractéristique, et qui suivrait « logiquement » une première phase de guerre des prix, marquée par la disparition de beaucoup d’opérateurs et l’émergence de quelques compagnies « poids lourds ». A ce même sujet, l’analyse de la situation en Espagne, où la libéralisation est menée à un rythme soutenue depuis 1998, révèle aussi un fait intéressant. En 2001, les autorités de régulation et Bruxelles se sont prononcées après bien des tergiversations contre une fusion annoncée entre Endesa et Iberdrola, respectivement premier et second électricien espagnol, en vertu de la loi de protection de la concurrence. Ceci est une illustration du paradoxe suivant : le démantèlement des monopoles historiques et leur mise en concurrence repose sur une hypothèse de contestabilité d’une partie des marchés considérés , et donc d’efficacité d’une concurrence maximale. Or, il s’avère que les tendances au regroupement des opérateurs sont fortes, comme l’indique l’exemple espagnol (voire allemand), à tel point que lorsque les spécialistes évoquent le marché électrique européen, c’est plus une reconcentration du secteur autour de quelques compagnies géantes qu’un marché caractérisé par une concurrence intense et une multitude d’acteurs qui est pronostiquée pour les années à venir. En tout état de cause, on voit donc qu’il est impératif qu’un marché libéralisé soit fortement et efficacement régulé, afin d’éviter qu’il ne tende vers une situation de monopole privatisé, ce qui serait un dénouement aussi paradoxale que dangereux pour le pays ou la zone considérée. La situation française demeure atypique. Comme nous l’avons vu, les critiques relatives à une prétendue fermeture du marché électrique français sont infondées. En réalité, il semble que ce soit plus la taille et le statut public d’EDF qui gêne nos partenaires européens. En ce qui concerne le poids d’EDF dans le paysage électrique européen, le point suivant doit être noté. EDF est en effet un des plus grands électriciens mondiaux, et le plus gros producteur d’Europe, exportant environ 15 % de sa production hors de France. Mais ceci est avant tout la conséquence du programme d’investissement nucléaire colossal mis en place par l’Etat dans les années 70, et qui permet aujourd’hui à EDF de disposer de l’outil de production le plus compétitif d’Europe. Et ce n’est pas là le moindre des paradoxes auquel se heurtent les détracteurs du système électrique français : ils défendent en effet un alignement de ce dernier sur les systèmes de nos voisins européens, sachant qu’il a pourtant permis et permet encore à la France de disposer d’une électricité parmi les moins chères en Europe… Par ailleurs, la spécificité nucléaire de l’appareil de production français pose la question de la sécurité en univers privatisé. Face à la préférence que peuvent manifester des investisseurs privés pour les profits présents, il sera encore une fois primordial que le régulateur impose des règles très strictes en matière d’investissement garantissant le bon fonctionnement et la sécurité du parc nucléaire. Le statut public tel que décrié par les partenaires européens n’est pas un vrai problème. EDF ne reçoit plus de subventions de la part de l’Etat depuis bien longtemps, et verse des dividendes à son actionnaire comme n’importe quelle entreprise privatisée. On trouve ici un des malheureux amalgames les plus souvent effectués lorsqu’il s’agit d’EDF : on confond concurrence et privatisation. C’est un point fondamental sur lequel nous reviendrons plus loin. Il émerge donc de l’analyse des différents marchés électriques existants que si une libéralisation est menée (au sens de la mise en concurrence de plusieurs opérateurs pour la fourniture d’électricité), il est fondamental que des structures de régulation fortes et efficaces soient parallèlement mises en place. Ces dernières doivent être à même d’assurer la pérennité à long terme et les règles sociales de base qui doivent être celles d’un système de production, de transport et de distribution électrique. La question qui découle de ceci est la suivante : est-il alors plus facile d’organiser un marché électrique libéralisé et bien régulé, ou de laisser la responsabilité d’un tel marché à un monopole géré par l’Etat ? Les difficultés rencontrées dans les premières expériences de libéralisation d’une part, et la haute compétitivité de l’électricité produite par EDF résultant de 50 années de monopole nationalisé d’autre part, peuvent sembler faire pencher la balance en faveur de la seconde solution. Cependant, on peut aussi accorder aux tenants des marchés libéralisés le bénéfice d’un doute né de la relative jeunesse des expériences de libéralisation. Par ailleurs, il faut se garder d’amalgamer ouverture des marchés de l’électricité et privatisation des opérateurs. Un opérateur public doit pouvoir être acteur sur un marché où règne une concurrence saine et loyale. La question de la privatisation d’EDF doit donc aussi s’analyser dans un cadre plus large, qui est celui du degré d’intervention que doit avoir l’Etat dans la vie publique. Cette question, éminemment intéressante et particulièrement actuelle, dépasse évidemment la problématique de l’organisation du secteur électrique. Nous n’avons pas l’ambition d’instruire ici exhaustivement ce débat. Cependant, en gardant comme angle d’approche l’organisation des secteurs publics, on doit observer que les récents évènements qui ont sévèrement affecté, par ordre chronologique, des entreprises telles qu’ENRON, British rail, Vivendi, British Energy, et maintenant France Télécom, toutes considérées en leur temps comme des fleurons dans leur domaine, nous montrent bien à quel point un désengagement, même partiel, des pouvoirs publics dans des domaines aussi fondamentaux de la vie publique doit être mené avec précaution. La question de la privatisation d’EDF est donc liée à bien des interrogations. Il est aujourd’hui impossible de répondre de manière définitive sur le bien-fondé d’une telle opération. Ce qui est cependant certain, c’est qu’une telle évolution doit demeurer solidement encadrée par la puissance publique, et que toutes les expériences semblables menées avec un déficit de régulation ont mené au fiasco. La France doit profiter du fait que d’autres ont « payé pour voir » pour profiter de ces expériences et ne pas renouveler les mêmes erreurs. Il appartient ensuite à tout un chacun de se faire un avis sur la voie à suivre, puis de le défendre comme il le veut, et comme il le peut.

1 Un bien public se définit par une double caractéristique de non-divisibilité et de non-exclusion (par exemple la qualité de l’environnement ).

2 Contrairement à ce que pensent beaucoup, le marché français est bien ouvert puisque plus du tiers de l’électricité consommée en France peut faire l’objet de remise d’offre concurrentielle de la part des opérateurs.

3 En fonction des maillages du réseau électrique, les pays appartiennent à des « plaques électriques » : plaque continentale (France, Allemagne, Suisse, Autriche), marché britannique, plaque scandinave, péninsule ibérique ou italienne.

4 Notons à ce titre que, considérant la libéralisation des marchés comme responsable des problèmes rencontrés par British Energy et de la crise californienne, la population suisse vient de rejeter par référendum le projet de dérégulation du marché helvétique.

5 Un marché est dit contestable quand il n’y a pas de barrière de coût naturelle à l’entrée ou à la sortie. Une conséquence est qu’il n’y a pas de monopole naturel sur un tel marché.

Autrice

Nicolas WOJNAROWSKI (ENSAE 1999), Direction Financière EDF

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