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14 mai 2003

A quoi sert la bourse ?

L’enthousiasme a fait place à la déprime - voire à l’ironie - mais aussi à la remise en cause. Si Variances avait proposé un tel dossier il y a 3 ans, le débat aurait vraisemblablement eu lieu en d’autres termes. De par l’actuel marasme boursier, le ton sera, en tous les cas, en complet décalage avec l'impudique exubérance qui régnait sur les marchés boursiers au plus fort de la « bulle ». Il était alors en effet impossible de trouver l'espace, le moment, l'auditoire, pour développer un discours un peu critique, ou simplement analytique, sur les mécanismes boursiers.

Au plus fort de la « bulle »

Les chiffres parlaient d'eux-mêmes. Abondamment commentée dans les médias, la richesse qui s'accumulait sur les marchés actions constituait une gigantesque campagne de publicité pour le libéralisme financier. Le traditionnel débat entre libéraux et régulateurs tournait définitivement à l'avantage des premiers. Les maux que l'on savait de tous temps le libéralisme engendrer - croissance des inégalités, exploitation de certaines catégories sociales – allaient disparaître grâce à la manne boursière. Et ce trésor qui s'amassait sous nos yeux, c'était le capitalisme, par l'intermédiaire de son institution symbole, qui le créait. Au milieu des hurlements d'excitation qu'une foule bigarrée de petits porteurs, journalistes économiques, fondateurs de start-up, capital risqueurs et simples passants pris dans l'enthousiasme, poussait à chaque nouvelle hausse des cours, il eut été vain de faire entendre une autre voix.

Ceux qui avaient personnellement intérêt au développement et à la pérennité d’un système financier complètement libéral, à savoir les détenteurs du capital et les intermédiaires financiers, utilisaient la toute récente appréciation des cours boursiers comme argument politique dans le débat public. Ils pouvaient ainsi affirmer que le transfert au marché de pans entiers de l’économie, culture, transports, santé, assurance vieillesse, rémunération du contrat de travail, servirait l’intérêt commun. Mais les gouvernements sociaux démocrates européens prenaient aussi volontiers acte de cette nouvelle donne. Les mains liées par le pacte de stabilité et les critiques sur le poids des prélèvements publics, ils espéraient détourner cette source spontanée de création de richesse pour soulager leurs propres finances.

Le problème des retraites, spectre démographique si fatal et si lointain, pouvait enfin être résolu. C'est sûr qu'en prenant les 20 % de rendement du CAC 40 sur l'année 2000, et en les élevant à la puissance 40, se constituait une somme qui pouvait sans problème couvrir la liquidation en 2040 des pensions d’une population dont l’une espérance de vie serait montée à 110 ans et le taux de fécondité descendu, malgré le PACS, à 0,05. A l'époque, les plus sérieux se bornaient juste à demander qui donc allait bien pouvoir acheter en 2040 ces énormes paquets d'action accumulés pendant toute une vie, puisque tout le monde allait vendre en même temps. Le même calcul fait aujourd'hui, sur la base des rendements négatifs constatés en 2002, ont rendu les défenseurs du système par capitalisation plus circonspects.

De telles solutions, certes radicales, avaient au moins l'avantage de laisser le temps à nos politiques de se poser les vrais questions. Rappelons nous les débats enfiévrés sur la fiscalité des « stock options ». C'était une question d'attractivité du territoire, il fallait « enrayer la fuite des cerveaux », disait-on à l'époque. Cerveaux, qui en l'occurrence, étaient loin d'imaginer que deux ans après, ces options ne vaudraient de toutes façons plus rien.

Que faire des lendemains qui déchantent ?

Maintenant que la bourse est au plus bas, les défenseurs d’une autre régulation des rapports économiques doivent-ils profiter de la conjoncture actuelle pour lancer leur contre offensive ? Peut-être. Mais qu’auraient-ils à reprocher aux marchés boursiers ?

Certes pas de baisser, puisqu’ils jouent alors leur rôle de révélateurs d’information. Les krachs sont ces moments de très violente révision des anticipations des agents qui font suite à la prise en compte de nouvelles informations. Que nous enseignent les dernières évolutions ? 1) Que beaucoup des investissements réalisés n’auront pas la rentabilité attendue, ou du moins que cela prendra du temps ; 2) Que ces investissements ont été financés par une augmentation de l’endettement, dette que les entreprises auront du mal à rembourser ; 3) Que de toutes façons les techniques comptables sont retors et qu’il est difficile de savoir si une entreprise est en bonne santé ou non. Ce ne sont certes pas de bonnes nouvelles, mais les temps ont changé depuis la Grèce Antique où les messagers qui annonçaient les défaites étaient exécutés.

De même, faut-il voler au secours de l’actionnaire ruiné ? Sur l’échelle de violence des sanctions qu’inflige le libéralisme économique aux perdants, les salariés licenciés restent quand même des victimes plus évidentes.

Doit-on en conclure alors qu’il n’ y a pas de catastrophe ? Peut-être que non. Le plus blâmable est justement l’absence de catastrophe. Le CAC 40 a été multiplié par 3 entre 1998 et 2000, puis divisé par 3 entre 2000 et 2003, et c’est comme s’il ne s’était rien passé. Le grand brassage des capitaux des 6 dernières années n’a conduit ni à l’émergence d’un nouveau secteur, ni à la faillite d’un autre devenu obsolète.

Revenons peut-être un peu en arrière. La hausse commence au début des années 90. La France se demande si elle ne doit pas renouveler son modèle économique. Le chômage est au plus haut, l’investissement qui redynamiserait et consoliderait les entreprises est atone. Dans ce contexte, l’actionnaire apparaît comme le sauveur. Avatar moderne de l’entrepreneur Schumpeterien, il est celui qui va non seulement apporter à l’économie française les capitaux nécessaires à son développement, mais aussi changer notre vision de l’entreprise, sclérosée par des acquis sociaux étouffants et une frilosité de fonctionnaires.

Or, surprise : l’actionnaire, notamment sous sa forme la plus achevée, c’est-à-dire l’investisseur institutionnel, casse à la longue complètement le mythe du fou romantique, amoureux du risque et des grandes sagas industrielles. Pour se protéger, il se réfère sans cesse aux préceptes d’une gouvernance d’entreprise qui s’apparente plus à une charte de revendication des droits fondamentaux de l’actionnaire qu’à un manuel de stratégie. Aussi vindicatif au sein du Conseil d’Administration que le délégué syndical au sein du Comité d’Entreprise, il abreuve la direction générale de revendications farfelues, comme une garantie de 15% de rentabilité à coup sûr tous les ans, quelle que soit la conjoncture.

Et le fond du problème est là : il refuse d’assumer le risque entrepreneurial et cherche à le transférer vers d’autres agents économiques. Ceci sans compter que cette exigence de rendements élevés et réguliers est en soi un énorme coup de bluff de la part des investisseurs actions : par construction, l’action est rémunérée en dernier dans la « cascade » des flux financiers réglés par l’entreprise à ses divers créanciers, ce qui en fait le titre dont le rendement est le plus incertain.

Les marchés boursiers doivent porter le risque entrepreneurial

Les entreprises sont aujourd’hui jugées par les marchés boursiers autant sur la pertinence de leur stratégie industrielle que sur leur aptitude à se conformer aux exigences desdits investisseurs. Ceux-ci, pour valoriser leur capital, comptent certes sur les succès économiques des entreprises dans lesquels ils investissent, mais essaient également d’influer sur la part des excédents qui leur revient. A une logique d’arbitrage entre différents investissements sur des critères économiques, les marchés boursiers auraient donc partiellement substitué une démarche de négociation avec la direction générale de l’entreprise. Dès lors, la hausse des cours boursiers observée il y a quelques années ne révélait pas seulement une anticipation de hausse du revenu net de chaque entreprise. Ce mouvement intégrait aussi une anticipation de la capacité de la sphère capitalistique à prélever une part éventuellement croissante des revenus de l’entreprise.

Le travail de sélection et de soutien des projets les plus rentables est la raison d’être économique du marché boursier. Or, dans les faits, ce rôle n’est plus assumé : les agents développent d’autres comportements stratégiques pour maximiser le rendement des actions. Comme le critère prépondérant est désormais la part du revenu total qui sera reversée à l’actionnaire, les marchés boursiers deviennent les défenseurs de la rémunération du capital dans le débat sur le partage de la valeur ajoutée, devenu une pure négociation financière qui ne veut pas s’avouer. Le processus d’allocation du capital n’est alors plus guidé par la recherche de la plus grande productivité économique, considérée au sein du système de production dans son ensemble. C’est pourtant ce mécanisme qui, selon la théorie libérale, est censé aboutir à une allocation optimale du capital productif, et donc légitimer l’existence de la bourse.

Nous venons de vivre un cycle complet, croissance puis chute, et nous avons la désagréable impression de nous retrouver au même point qu’il y a 10 ans : fort chômage structurel, faible hausse de la productivité, fragilité des PME. Nous avons bien vu que les logiques d’investissement sur les marchés boursiers obéissaient à d’autres règles que la vision économique de long terme initialement affichée. Mais nous voyons surtout que le marché boursier peine à créer le climat de stabilité et de confiance durable nécessaire à des transformations profondes de l’économie réelle. S’il s’agit juste de prélever une dîme, sans être ni plus clairvoyant ni plus audacieux, il est peut-être temps de réfléchir sérieusement à d’autres systèmes de collecte des capitaux, puis de financement des investissements.

Plus que de leur éventuelle morale, les marchés boursiers doivent prioritairement nous convaincre de leur utilité économique. En d’autres termes : de leur plus-value.

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