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16 avril 2003

Le transport ferroviaire anglais confronté à la privatisation… 10 ans après.

Publié par Sébastien PETITHUGUENIN (ENSAE 2001), CONNEX, G-B. | N° 21 - Economies de Réseaux

Dans le débat classique opposant les tenants d’une privatisation des services ferroviaires aux défenseurs de la spécificité étatique française en la matière, le cas de la Grande-Bretagne rassemble souvent les opinions contradictoires : la privatisation du rail anglais apparaît comme un échec et ne saurait en aucun cas constituer un exemple pertinent duquel s’inspirer, même dans une optique de privatisation.


Vu de l’autre côté de la manche à l’occasion d’une expérience de 6 mois au sein de l’une des principales « Train Operationg Company » (TOC pour les intimes) de Grande Bretagne, la réalité me paraît différente. La thèse que je souhaite défendre dans les lignes qui suivent se résume de la façon suivante : la faillite actuelle des services ferroviaires en Angleterre n’est pas la conséquence de la privatisation et d’une façon plus générale ne dépend pas du mode de régulation public ou privé. Il s’agit plutôt d’un problème de sous-investissement chronique sur une durée de plus de 20 ans dont la privatisation n’a pas réussi à inverser la tendance (on verra plus loin quelques arguments économiques liés à la structure de réseau du système ferroviaire qui appuient cette affirmation). A ce niveau, on voudrait montrer au travers de quelques analyses concises que la distinction entre gestion de réseau par le public et le privé relève de l’anecdotique et que ce sont les mécanismes mis en œuvre précisément par le régulateur qui structurent en profondeur le fonctionnement du réseau. La perspective présentée ici n’a pas de prétention autre que de rendre compte d’une expérience au sein d’un réseau ferroviaire particulier, celui des trains de banlieue à Londres. Les conclusions en revanchent atteignent une généralité dont la pertinence reste à l’appréciation du lecteur.

Contexte du réseau ferré anglais

En guise de préambule, il s’agit de brosser à grands traits le contexte actuel de l’exploitation du réseau ferroviaire anglais. Celui-ci implique essentiellement trois types d’acteurs :

• les « TOC », compagnies privées auxquelles une concession d’exploitation d’une partie du réseau est confiée pour une durée de moyen terme (entre 8 et 15 ans pour les TOC oeuvrant dans la banlieue de Londres). Pratiquement, leur rôle consiste à diriger les personnels chargés de la circulation des trains (conducteurs, contrôleurs), de la vente des billets et de l’entretien des trains. Ces sociétés « louent » des sillons, c’est-à-dire des créneaux horaires d’utilisation du réseau ferré, à Railtrack.

• Railtrack, la société publique qui possède l’ensemble des infrastructures (rails, voies, gares) ferroviaires et qui en assure l’entretien. Après une tentative de privatisation audacieuse, censée relancer l’investissement dans le secteur des transports, le gouvernement anglais a fait machine arrière et repris en main cette institution dans un contexte financier difficile.

• le régulateur, la « SRA » (Strategic Rail Authority), dont la mission déléguée par l’état consiste à veiller au respect des missions fixées par le cahier des charges des franchises signées avec les opérateurs, et d’une façon plus générale à œuvrer pour améliorer la qualité du service rendu aux usagers. Ce ménage à trois a été organisé en conformité avec les recommandations des économistes soucieux d’organiser un système d’incitations et de concurrence au sein du « monopole naturel » que constitue un réseau de transport ferroviaire. Les principes sous-jacent peuvent s’énoncer ainsi : scinder la partie infrastructure de la partie exploitation qui répondent à des logiques différentes. La partie infrastructure représente un monopole naturel qui ne peut être scindé facilement pour des raisons de coordination évidentes (entre autres, le coût fixe de mise en place d’une ligne est si important qu’il dissuade toute concurrence réelle entre compagnies, et le réseau ferré a certaines caractéristiques qui le rapprochent fortement d’un « bien, public »), et aussi parce que son développement correspond aussi à des logiques politiques (développement équilibré du territoire). En revanche, pour la partie exploitation des trains, une concurrence peut être organisée et ce selon deux axes principaux :

• d’une part sur le renouvellement des franchises, l’opérateur se doit de fournir une performance correcte pour voir prolongée sa concession. • d’autre part, par le biais d’une concurrence comparative entre les différents opérateurs (« yardstick » competition). Ainsi, si les performances d’une TOC paraissent très en deçà d’une autre dont les conditions d’exploitation sont comparables, le régulateur peut intervenir et engager des audits, voire remettre en cause les clauses de la franchise accordée. Si l’on ne se penchera pas sur le fonctionnement interne de Railtrack, c’est par faute d’une expérience insuffisante. En ce qui concerne le TOC par contre, la pratique de la régulation par la SRA est révélatrice d’un certain nombre de difficultés qui nuisent à l’optimalité supposée du système. C’est sur ce point que l’on désire s’attarder maintenant.

Quelle performance et quels gains ?

Tout d’abord une question simple mais essentielle se pose : comment mesurer la « performance » (c’est le terme consacré ») d’une TOC et quels sont donc les gains attendus du système de compétition mis en place? La définition retenue pour la performance dans le contexte institutionnel anglais est tout simplement celui de la ponctualité des trains. Doté d’un appareillage de mesure impressionnant et nécessitant une collecte de données extensive, les retards des trains à chacune des stations visitées ainsi que les annulations sont mesurées et donnent lieu à l’attribution de pénalités (financièrement significatives) ou de bonus selon le niveau de l’indicateur par rapport à un benchmark. Il y a bien création d’une incitation pour les TOC à améliorer leur ponctualité dans le cadre du contrat que chacune d’entre elles a signé avec l’autorité régulatrice. En ce qui concerne l’aspect qualitatif du service, celui-ci est fixé par un cahier des charges très contraignant (fréquence des trains, nombre de services, horaires d’ouvertures) qui ne laisse que peu de latitude aux opérateurs. Les évolutions sur ce point sont réalisées à moyen terme en collaboration avec l’autorité régulatrice et concernent essentiellement le changement des trains utilisés sur les lignes dont le financement est largement subventionné par le régulateur. Il n’y a donc pas de réel effet d’amélioration de la qualité du service offert au consommateur qui découle de la concurrence entre TOCs, sauf à voir certaines surenchérir en terme d’investissement sur leurs fonds propres. Cette stratégie, si elle a pu être empruntée par quelques TOCs, survit difficilement à la difficulté d’amortir de tels investissements sur la durée de la franchise et apparaît comme déviante par rapport à une approche rationnelle de la situation dans le cadre défini. Le dernier gain qui peut être attendu du système est celui provenant de la réduction des coûts et d’une organisation plus productive de la production. Ces différents progrès sont à remettre en cause à la lueur de plusieurs phénomènes importants liés à la nature de réseau du système ferroviaire. En ce qui concerne le premier objectif, celui de la ponctualité, les faibles progrès constatés en Angleterre et la persistance de périodes de très faible ponctualité pose problème. Une analyse détaillée des causes des retards montre que ceux ci sont dus essentiellement aux défaillances de l’infrastructure gérée par Railtrack (signaux pour les trains défaillants par exemple) et aux pannes mécaniques rencontrées par les trains. En ce qui concerne les défaillances dues à Railtrack, il faut mettre en cause un investissement très faible et sur très longue durée (depuis les années Thatcher au moins) qui laisse un réseau dans un état de vétusté avéré qui nécessiterait un investissement massif, impossible à financer avec le seul revenu de la location des rails provenant des TOCs. Pour les défaillances mécaniques, l’augmentation des contrôles et entretiens des trains amène des surcoûts importants que les TOCs ne financent pas avec les gains attendus en baisse de pénalités de retard et relève donc d’un politique volontariste de la SRA le cas échéant. D’une façon plus générale, le système de prix et de pénalités développé au sein du système ne peut pas vérifier les conditions d’une quelconque optimalité économique pour une raison principale : la rentabilité « brute » de l’activité des TOCs est négative dans le système de prix actuel, encadré très précisément par l’autorité régulatrice. Une élévation de ces prix au niveau des coûts marginaux rencontrés par les TOCs n’est pas envisageable, politiquement et économiquement. En ce qui concerne le seul facteur économique, les fortes externalités positives reconnues aux transports collectifs (désengorgement des villes, pollution moindre) justifient les subventions publiques qui permettent aux TOCs d’exercer leur activité. La difficulté à estimer la valeur de ces externalités (problème similaire dans la définition du montant des droits à polluer) empêche une tarification optimale du secteur. Depuis 10 ans, et en suivant une pente générale de réduction du montant des subventions –attribuées selon un mixte du système de « price cap » et de « cost plus » - aux TOCs, le secteur n’a pas encore réussi à prouver la rentabilité de son activité, encore moins lorsque des objectifs ambitieux en terme de service aux usagers et de développement de son activité lui sont fixés. Dans cette perspective, si le système réglementé actuel a amené certainement des gains de productivité ils faut noter que ceux-ci ne se sont pas traduits par une réduction notable des effectifs. Les effectifs notoirement insuffisants de British Rail n’ont pas été réduits par les TOCs. Au contraire, ils ont augmenté dans de nombreux cas afin de satisfaire des contraintes de sécurité et de service fixées par le régulateur. De plus ces gains sont à mettre en regard avec les coûts importants de coordination entre les opérateurs qui existent du fait du partage du réseau (par exemple la redistribution des produits commerciaux des « cartes oranges » entre opérateurs est un sujet suffisamment complexe pour amener la création de services dédiés au sein de chacune des TOCs). Par ailleurs, du fait de la spécificité des conditions d’exploitation des réseaux, une réelle incertitude existe quant aux coûts de fonctionnement réellement rencontrés par les TOCs, qui dépendent en grande partie de facteurs indépendants de leur volonté (état du parc de train utilisé sur la ligne). Dès lors, une conclusion semble s’imposer : le point fort de la régulation, celui de la mise en place « d’incentive » pour les acteurs du système semble tourner à vide. Les TOCs n’ont pas réellement les moyens d’améliorer leur performance, quelle qu’en soit la définition choisie. La volonté d’appliquer un management efficace ne suffit pas pour contourner les difficultés liées à l’infrastructure et la nature déficitaire du réseau.

Retour sur les objectifs publics

Dès lors, il faut voir dans le modèle anglais de gestion du réseau ferroviaire autre chose qu’un sempiternel retour du débat public ou privé. L’économie du transport ferroviaire anglais semble indiquer qu’il n’est pas possible de superposer simplement une gestion privée de l’activité d’opérateur et publique de l’infrastructure. Si les échecs en terme de sécurité et de service aux passagers semblent criants, on aurait mauvaise grâce de les imputer à une supposée mauvaise gestion des entreprises privées franchisées. Celles-ci n’ont tout simplement pas les moyens d’initier des évolutions coûteuses dont la rentabilité est essentiellement un surplus social et qui du coup suppose une implication à toutes les étapes de la politique de modernisation de l’entreprise du régulateur. C’est effectivement ce qui advient dans la réalité et permet de penser que le politique est directement responsable de la situation critique du transport anglais. Le contexte de la privatisation a donc été celui de la continuation de la diète imposée aux transports publics par d’autres moyens, et non celui de l’ouverture au privé supposée préalable à la mise en œuvre de projets susceptibles de donner au Royaume-Uni un transport ferroviaire de qualité. Avec un peu de recul, on peut même se dire que là où le privé peut faire le mieux, amélioration du service et de sa qualité, il a été bridé par le système qui ne lui permet pas de contrôler sa politique tarifaire. Pour le reste il reste tributaire de logiques de moyen terme ans le cadre de sa franchise qui interdisent une réelle initiative. Dans cette perspective, on peut affirmer sans risque de se tromper que les caractéristiques économiques spécifiques au réseau ferré amènent à repenser les conclusions de l’économie des biens publics et à prêter une attention très forte au rôle et aux attributions du régulateur. Dans un contexte français où la privatisation de la SNC F semble souhaitable, sinon prochaine,il pourrait être opportun de réfléchir hors des catégories usuelles sur l’exemple anglais.

Autrice

Sébastien PETITHUGUENIN (ENSAE 2001), CONNEX, G-B.

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