Gestion et tarification de l'eau: pertinence et impertinence du modèle français
Jean-François VERGES (63), PDG d'ICEA (Ingénieurs-Conseils et Economistes Associés)
Nous n'épiloguerons pas sur le fait que la distribution d'eau était satisfaisante à Fès (Maroc) il y a dix siècles alors qu'elle est problématique aujourd'hui. Nous évoquerons seulement les trois aspects économiques caractéristiques de ce secteur: la durée de vie des ouvrages, la comptabilisation des coûts et la tarification.
INTENSITÉ DE CAPITAL ET DUREE DE VIE
Les grands monopoles français investissent en pleine propriété en Grande Bretagne, rendant ainsi au service public marchand en concurrence l'hommage du vice à la vertu. Ils nous dévoilent, petit à petit, la vérité économique des coûts. C'est l'apport essentiel de la réforme britannique, qui inspire largement les directives présentes et futures de Bruxelles. L’eau potable en Grande Bretagne est distribuée par des entreprises régionales privées, coordonnées et supervisées par l'OFWAT. Il existe une seule spécificité difficilement transposable ailleurs: plus de 80 % des consommateurs ne disposent pas de compteur, et pourtant le gaspillage ne semble pas dépasser notablement celui qu'on observe en France et dans les autres pays développés.
L’OFWAT a dégagé des observations économiques intéressantes sur son secteur: (i) il est et restera longtemps marqué par la malédiction du « monopole naturel », (ii) la valeur nette des immobilisations atteint le niveau record de trente fois le chiffre d'affaires, (iii) l'entretien et le renouvellement des immobilisations ne coûte que 0,8 % de sa valeur actuelle, d'où des durées de vie comprises entre 100 ans pour l'eau et 150 ans pour l'assainissement) et (iv) les dividendes distribués aux actionnaires des exploitants privés peuvent atteindre 20 % des montants facturés et 11 % des capitaux propres, avec des tarifs légèrement inférieurs aux tarifs français.
Le régulateur britannique ne trouve pas anormal de rémunérer le capital, à condition de ne pas dépasser le niveau moyen de rémunération des actions cotées à Londres, car la distribution d'eau est une activité quasiment sans risque. En France, il se pourrait bien que la rémunération des capitaux propres soit supérieure, mais les chiffres ne sont ni publiés ni publiables du fait de la culture de l'opacité du secteur.
Les observations de l'OFWAT sont transposables dans presque tous les pays anciennement ou récemment industrialisés, Partout, les réseaux n'ont été construits que sur des durées très longues (des siècles) ou grâce à des subventions considérables des États. En exigeant une rentabilité nette (tous coûts payés, y compris celui du capital) de 7 % sur les immobilisations des projets qu'ils financent, et en exigeant en outre que les crédits soient remboursés intégralement, les bailleurs de fonds internationaux comme la BIRD feraient passer le prix de vente de trois dollars par mètre cube (prix moyen en Europe) à dix dollars. Dans les pays en développement, là où les réseaux sont encore à construire, cette exigence reviendrait à abandonner les projets ou à les réserver aux quartiers les plus riches. Ce serait socialement inacceptable et dommageable pour l'environnement.
INSTITUTIONS ET TRANSPARENCE
Le modèle britannique met les services publics d'eau et d'assainissement à la norme de la comptabilité commerciale mondiale, Tous les coûts, d'exploitation et de capital, doivent être comptabilisés, sans consolidation avec ces «activités amont» qu'affectionnent les entreprises « intégrées » françaises. Le régulateur se charge d'évaluer la valeur des immobilisations mises en place avant la privatisation. Il initie en plus, dans un contexte de monopole naturel persistant, des concurrences par comparaison entre une trentaine d'entreprises. Le consommateur a accès, par un site web gratuit, à des études comparatives en Grande Bretagne et dans d'autres pays. Par exemple, la dernière étude de VUS Geological Survey fait apparaître une diminution sensible et continue des consommations unitaires, en dépit
Le système français de délégation de la gestion par les collectivités locales à des entreprises privées repose sur un bon nombre de bonnes et mauvaises habitudes, ainsi que sur le tabou qui frappe la privatisation d'ouvrages « stratégiques » (au sens que donnent à ce mot les partisans de l'économie étatique) comme les égout et les aqueducs de Paris. La différence entre la concession française et la privatisation britannique porte sur le mot bien plus que sur la chose. La concession est en principe temporaire et les termes du contrat peuvent être renégociés périodiquement. En revanche, le système des redevances et des subventions croisées des agences de l'eau engendre un obscurcissement des coûts; il a gravement dérivé, ce que dénoncent le Commissariat Général au Plan et la Cour des Comptes. Au final, le principe «pollueur - payeur » est plutôt mieux respecté en Grande Bretagne qu'en France.
Lés systèmes de l'affermage et de la régie intéressée, majoritaires pour l'assainissement en France, sont plus différents de la (vraie) concession que celle-ci ne l'est de la privatisation: il n'y a pas de responsabilité réelle du gestionnaire privé (le prétendu risque commercial est inexistant) ni de transparence des coûts de revient. On comprend que les pays en développement, où le risque de l'entrepreneur est grand, doivent se contenter d'un système où les vrais risques restent à la charge des finances publiques. On comprend moins que ce système, qui laisse au délégant public la totalité du risque financier, perdure dans un pays comme la France.
Le système français a eu le mérite de favoriser la constitution de grands groupes privés « multi-utilities ». Ces grands groupes ont su affronter la concurrence mondiale avec succès, même en Grande Bretagne. Ils servent de modèles aux plus ambitieux groupes anglo-saxons. Pourtant EDF, dont le marché national est encore protégé, a du mal à rivaliser avec ses concurrents mondiaux, démontrant la limite du modèle de développement par interdiction de la concurrence. Le Japon s'est servi de ce modèle avec succès pendant cinquante ans, mais il montre lui aussi sa limite aujourd'hui. Il est temps d'instaurer en France, dans le secteur de l'eau et de l'assainissement, le cadre institutionnel qui prévaut sur les marchés mondiaux où les entreprises françaises réussissent si bien.
TARIF, SOLIDARITÉ ET EXTERNALITÉ
Le retard institutionnel pris par la France s'accompagne de tarifs étonnamment simplistes. Il est révélateur qu'on parle encore souvent de « redevance » alors que le client remplace partout l'usager. Les tarifs ne reflètent pas la structure des coûts, où les coûts fixes sont majoritaires. Ils ne distinguent pas les maisons isolées, bien plus chères à desservir que les grands ensembles d'immeubles collectifs (en particulier les HLM). Des forfaits permettent de facturer des volumes qui n'ont pas été consommés. Il n'y a pas d'incitation à l'économie. Il n'y a pas de solidarité des riches vers les pauvres, alors que l'état sanitaire de ces derniers a une influence directe sur la qualité de la vie des premiers.
Les habitants des pays anciens et riches comme la France vivent sur l'acquis des siècles précédents. lis profitent des efforts de leurs ancêtres. Il en résulte une contrainte budgétaire faible: moins de 1% du revenu des ménages, tandis qu'on trouve « acceptable » qu'un ménage africain consacre 5 % de son revenu à l'eau. Cette absence de contrainte budgétaire, seule capable de promouvoir une gestion efficace, fait que la France est bien mal placée pour donner des leçons aux pays plus jeunes.
(Une version légèrement différente de cet article a paru dans « Villes en Développement » du 24 décembre 1998)
Jean-François Verges ENSAE 63
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