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12 novembre 2003

Comment évaluer la demande en eau

Publié par Gilles Roger | N° 15 - Economie de l'eau

par Gilles Roger, socio-économique indépendant


Quand l'eau était à la portée de tous, physiquement et pécuniairement, on ne se trompait guère en attribuant cent cinquante litres par jour à chaque habitant. Maintenant, un investissement prématuré augmente sensiblement le prix de revient de l'eau. Un investissement sous-dimensionné oblige à des délestages, donc obère la crédibilité

d'un investissement déjà coûteux. Il oblige aussi à des compléments précipités, et cela coûte encore très cher par exemple, quand on a calculé trop juste les acquisitions de terrains.

On distingue habituellement deux demandes: celle de la population et celle des activités économiques. Il ne suffit pas d'estimer chacune par un unique chiffre, il faut aussi projeter sur très longue période, estimer les variations horaires et saisonnières et surtout estimer la capacité à payer des consommateurs.

DÉMOGRAPHIE ET URBANISME

On commence évidemment par le recensement de population, en descendant au niveau de l'îlot. Il faut déjà se soucier d'urbanisme car cela indique, d'une part le potentiel de densification, d'autre part le type sociologique donc sa consommation d'eau et sa solvabilité. L'occupation du sol étant largement administrée dans tous les pays du monde, il est indispensable de savoir s'il est prévu de changer le type urbain, par exemple de raser l'habitat « spontané » pour implanter des 'immeubles collectifs. Cela change, et le nombre d'habitants, et leur consommation unitaire puisqu'ils auront des salles de bain et des cuisines au lieu de robinets à l'extérieur.

En enquêtant sur place, on complète les données démographiques par des considérations qualitatives, par exemple (dans les pays en développement) la présence de maladies d'origine hydrique.

DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

Il faut distinguer, au niveau local, les grandes activités économiques qui procureront ses revenus à la population et les activités induites par la population elle-même, disons l'industrie et les activités de proximité.

Les industries, moyennes et grandes, consomment de l'eau : d'une part, pour les besoins de leurs salariés, d'autre part pour leur production. Si les industries existent déjà, elles ont forcément une source d'eau. On doit alors enquêter directement auprès de la direction de l'usine, qui sait généralement assez bien combien elle consomme d'eau potable et d'eau brute.

Les activités économiques de proximité se développent à mesure que la population grandit. Ce sont des commerces et des ateliers artisanaux, dont on estime la consommation spécifique par enquête dans des quartiers similaires. On peut se permettre d'être normatif quand on n'a pas le temps d'enquêter, y compris sur le nombre de ces commerces et ateliers rapporté au nombre d'habitants. Cette catégorie de consommateurs n'est pas négligeable : une blanchisserie employant cinq salariés consomme facilement autant qu'une usine de chaussures employant mille ouvriers.

LITRES POUR LES UNS, M3 POUR LES AUTRES

On en arrive (enfin !) à la demande en eau, c'est à dire la consommation en l'absence de pénurie physique et de contrainte budgétaire.
Pour la demande domestique,



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Figure n°1 : Dessin d'Olivier Ta pour le syndicat des Eaux d'île-de-France


on prend pour base la population, ou plutôt le nombre de ménages. Les consommations par tête sont assez bien connues et régulières : 5 litres par jour quand il faut aller chercher l'eau à une fontaine voisine, 20 à 30 litres quand il y a un point d'eau dans la cour, 120 à 150 litres quand il y a salle de bains et cuisine, 300 litres et plus quand il y a un jardin et une piscine, une voiture à laver, etc. Mais il faut encore enquêter sur place pour connaître le nombre de têtes par ménage. L’importance de la sociologie locale est évidente : dans un quartier modeste, il y a beaucoup de personnes pour un branchement et chacune consomme peu. Dans un ménage aisé, les personnes sont moins nombreuses et consomment plus. Dans un ménage très aisé il y a des domestiques, donc un grand nombre de personnes qui ne se soucient guère du prix.
Pour les activités de proximité, les services et les administrations (écoles, bureaux, etc.) on ajoute un pourcentage standard à la consommation domestique. Les usines, les hôpitaux, les casernes, etc. doivent faire l'objet d'estimations et de projections au coup-par-coup. Pour toutes les catégories de demandeurs, il faut estimer une répartition de la demande dans le temps (variations horaires et saisonnières).

Les consommations unitaires peuvent être déduites des facturations passées dans des zones similaires. Il y a parfois un effet de seuil tarifaire : quand on met les consommations facturées en graphique, on constate un grand vide immédiatement au-dessus d'une limite de tranche et une accumulation de points juste en-dessous d'une telle limite. Les consommateurs ne sont pas aussi négligents qu'on le croit. On rencontre aussi des paradoxes, par exemple : un service irrégulier (délestages programmés ou non) engendre une obsession du stockage pour ne jamais manquer. Les consommateurs vident leurs réserves chaque fois que l'eau revient, car l'eau se conserve très mal. Résultat : on déleste pour réduire les fuites dans le réseau, mais les consommateurs gaspillent plus !

À QUEL PRIX ?

La Banque Mondiale considère qu'un ménage peut affecter entre 2 % et 5 % de son revenu monétarisé à l'eau. Dans un ménage nombreux, dont plusieurs membres travaillent plus ou moins formellement, et qui dispose en plus d'un jardin et d'un poulailler, le revenu monétarisé est assez différent du revenu réel. Cette partie du questionnaire d'enquête, qu'on réserve évidemment pour la fin, peut être longue et laborieuse.
Il est encore très difficile de faire dire à un enquêté combien il dépense, combien il accepterait d'économiser si le prix augmentait, combien il investirait pour réduire sa consommation sans inconfort si le prix augmentait.
Dans le cas des activités de proximité, il est bien rare que le prix de l'eau soit déterminant (sauf exception, comme les hammams dans les pays arabes). Dans le cas des industries, le prix de l'eau est moins crucial que la disponibilité fiable. Les teintureries et les blanchisseries industrielles s'installent près des rivières, non pour une raison de coût, mais pour être assurées d'avoir de l'eau toute l'année.

ET QUAND ON SAIT ENFIN TOUT CELA...

.. d'autres bâtissent des modèles de simulation



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Figure n°2 : Dessin de Frank Margerin pour la Fondation Daniel Balavoine


pour projeter la demande effective. D'autres encore conçoivent le réseau qui satisfera cette demande, tout en respectant les ressources disponibles. Un projet comporte toujours des investissements étagés dans le temps. Typiquement, on étend le réseau « capillaire » tous les ans (donc il faut annualiser la demande des consommateurs branchés) mais on agrandit les grosses installations tous les dix ans seulement.

Pour projeter la consommation d'eau dans un réseau, il faut donc bien séparer:

﷓ l'effet de desserte, qui altère les consommations effectives, mais aussi la perception de ce que sera le « bon » service, grâce aux investissements prévus ;

﷓ l'effet de prix, car tout le monde paie, éventuellement en peine et en temps (quand il faut aller chercher l'eau à des kilomètres avec un jerrycan ... )

Il y a nettement trois cas distincts :

﷓ les pays riches, où le desserte existe mais doit être améliorée ;

﷓ les pays en développement, où la desserte est très insuffisante et où, paradoxalement, ce sont les plus pauvres (sans branchement) qui paient le plus cher ;

﷓ les pays d'Europe de l'Est, où la des﷓ tés, donc donner un signal de prix qui serte existe mais où le signal de prix est très faux.

On peut raisonner « en tendanciel » dans le premier cas et « en normatif » dans le second. Dans le troisième, qui vaut aussi pour les beaux quartiers des villes en développement, il faut combiner les deux méthodes et surtout corriger le signal de prix. Ce n'est pas facile : à Madagascar, par exemple, on a vu de vives hausses de prix engendrer des réductions de consommation brèves, d'un à deux ﷓ans au maximum, suivies d'un retour aux consommations antérieures. Le nouveau prix n'était que l'ancien, augmenté de l'inflation.

Il faut enfin ajouter le volontarisme p9litique. Il est de la responsabilité de l'Etat de gérer les ressources nationales rares, donc de donner un signal de prix qui peut être supérieur au simple coût technique marginal à long terme. Mais il doit aussi encourager les consommations socialement désirables, même si les consommateurs ne perçoivent pas les externalité, donc donner un signal de prix qui peut être intérieur au coût.

La méthode ci-dessus décrite s'accommode assez bien du micro-ordinateur et du tableur. Inconvénient : cela paraît si simple et si naturel que des gens peu compétents confondent hypothèses et mesures, contestent les conclusions, altèrent les relations et finalement brouillent ce qui n'était au départ qu'un travail de bénédictin consciencieux. L'économiste, sommé de trouver un résultat conforme aux expériences les plus triviales dans des sites différents de celui du projet, doit littéralement inverser son processus de calcul, ce dont les tableurs s'accommodent de fort mauvaise grâce.

En théorie, il faut instaurer un processus itératif pour ajuster la demande à l'offre, puisque le prix dépend de la demande et la demande du prix. On le fait rarement. S'il faut, en plus, marchander les résultats de l'enquête et les préjugés des décideurs...

Gilles Roger

Autrice

Gilles Roger

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