Le risque nouveau est arrivé !
par Jean-Louis Terrier, président de Credit Risk International
Pourquoi et comment le risque-pays atil évolué au point de concerner désormais l'ensemble des pays du monde, même les riches, et plus seulement les pays en développement ? Peuton espérer mettre en place un système de veille efficace, reposant sur des indicateurs avancés, sensibles et fiables ?
QUE FAUTIL ENTENDRE PAR RISQUEPAYS ?
Au sens strict, il y a trois types de risque :
la rupture politique affectant le droit de propriété par confiscation, expropriation ou nationalisation, avec ou sans indemnité, à quoi on peut assimiler la répudiation de contrat et le remboursement de dette ;
l'inconvertibilité, quand la banque centrale du pays d'accueil s'avère impuissante à transformer les ressources en monnaie locale en moyens de paiement internationaux ;
le nonpaiement par l'État ou par une entreprise publique, quand ceux-ci sont acheteurs ou débiteurs en devises étrangères.
Ces trois risques sont interprétés par ceux qui s'y exposent du fait de leur activité professionnelle, chacun dans son langage :
les juristes parlent de « fait du prince», sachant qu'un recours contre un État souverain est en pratique fort difficile et rarement suivi d'une condamnation exécutée
les banquiers parlent de « risque souverain » et demandent une garantie « souveraine », donnée par l'État qui est la source du risque ;
les assureurs parlent de « risque politique », sachant que ce risque n'est pas plus « probabilisable » qu'une catastrophe naturelle majeure, donc qu'il n'est pas susceptible d'une assurance fondée sur l'espérance mathématique ; le risque politique exige l'intervention d'un assureur spécialisé agissant pour le compte de son propre Etat, ou bien se réassurant sur un marché ad hoc.
La « crise des dettes » dans les années 80 a engendré des sinistres politiques, qui ont coûté à l'État français (donc au contribuable) près de trente milliards de dollars entre 1985 et 1994. Les « crises de marché » des années 90 étaient la matérialisation de risques de faillites et de défauts de paiement de débiteurs privés, donc des risques commerciaux assurés différemment.
COMMENT LE RISQUEPAYS A T-IL EVOLUE ?
Pour une bonne part, le traitement du problème de la dette latinoaméricaine il y a dix ans portait en lui le germe des crises de marché actuelles. Dans les pays endettés, comme dans l'Europe de l'Est « en transition », a été mise sur orbite une fusée à trois étages :
premier étage : mondialisation des échanges, la concurrence internationale remplaçant le schéma dévoyé de l'industrialisation par importsubstitution ;
deuxième étage : réduction du poids de l'État dans l'économie nationale par privatisation de nombreuses entreprises publiques ;
troisième étage : après le recyclage de la dette par le Plan Brady de février 1989, déréglementation financière et éclosion de marchés financiers locaux pour lever des capitaux et de la dette obligataire pour remplacer les prêts bancaires syndiqués.
La fusée a bien été mise sur orbite, mais une orbite plus basse que prévue dans de nombreux cas. Le risque politique n'a pas été supprimé mais privatisé. Il n'y a plus de risque de nationalisation mais un « risque de performance » auquel s'ajoute un « risque de volatilité économique ». Les grandes infrastructures et les services publics sont concédés aux privés par des B.O.T. (BuildOperateTransfer) excluant la garantie souveraine. Il reste que le droit de la concession, naissant donc évolutif, comporte un risque qui n'est pas strictement de nature commerciale. Il reste aussi que le service d'une infrastructure engendre des recettes en monnaie locale, donc un risque de non convertibilité ou de dévaluation que les assureurs rangent maintenant dans le risquepays. Le « risquepays privatisé » comporte toutefois un parachute : on n'a jamais vu un Etat refuser de secourir son système bancaire quand celuici tombe en banqueroute généralisée.
À partir de 199293, les financiers frais émoulus des « bangs » occidentaux (et trop jeunes pour avoir vécu les grandes crises) ont découvert les fabuleuses opportunités des marchés émergents ainsi créés. La reprise économique américaine, la seconde «endaka » (réévaluation du yen japonais), l'implosion de l'URSS poussent à l'investissement massif : plus de 300 milliards de dollars en Asie entre 1993 et 1997.
UNE NOUVELLE CONFIGURATION DES CRISES
Les crises des années 90 se distinguent des précédentes parce que les intervenants sont privés, parce que les montants en jeu sont incomparablement plus élevés mais surtout parce que les marchés « travaillent en temps réel ». Il n'y a plus de décalage entre la perception du risque et le fait générateur de la crise parce que c'est cette perception qui devient le fait générateur. Il faut aussi souligner l'aspect psychologique des crises, la prolifération des initiés, le rendement immédiat exigé par les fonds de pension, la confusion entre création et circulation de richesse, les phénomènes collectifs d'engouement et d'affolement, le « zapping des fondamentaux ». Cela se traduit par trois effets tangibles :
la traînée de poudre, quand la mauvaise nouvelle se répand ;
la boule de neige, quand les acteurs sont contraints de liquider des positions pour honorer d'autres engagements ;
les dominos, quand les acteurs doivent prendre des bénéfices, ailleurs et avant qu'il ne soit trop tard, pour couvrir une perte localisée.
On rirait de ces problèmes s’ils ne concernaient que des joueurs aux fortunes virtuelles. Hélas l’économie réelle se voit balayée par les mêmes typhons, jetant dans la misère des millions d’humains dépourvus de toute protection en cas de chômage. Il ne faut pas se cacher cette face des choses, il faut tordre le cou à trois alibis trop faciles :
selon certains économistes, il existerait toujours un prix d'équilibre pour le marché... mais quand il n'y a plus de marché, il n'y a plus de prix !
on croit certains dominos trop gros pour tomber ; Yamaichi Securities au Japon en 1997, le fonds LTCM aux USA l'année suivante, les chaebols coréens ont prouvé le contraire ; il faut voir comme un signe des temps que la Coface, lors de son colloque de janvier, a décidé de passer en revue tous les pays, y compris les industrialisés, et pas seulement les émergents ;
la planète serait la même qu'il y a vingt ans, donc les remèdes actuels et futurs pourraient être trouvés dans la morale passée ; c'est oublier que, depuis 1980, les flux drainés par les marchés financiers ont été multipliés par 1700 ! Le FMI n'a plus les moyens d'assumer le rôle (qui ne lui fut d'ailleurs jamais dévolu) de prêteur de dernier ressort.
LA VOLATILITÉ, PARTIE INTÉGRANTE DU RISQUE PAYS ?
Il faut cependant se garder de tout fatalisme. Les pays n'ont pas été seulement victimes de crises (ou de complots, selon le Premier ministre Mahatir de Malaisie), ils ont une part de responsabilité. Les pays asiatiques n'ont pas cru devoir s'ajuster à la dévaluation compétitive du yuan chinois fin 1994, puis au retournement du cours pivot yendollar, puis au
« cycle des chips » en 1996. Il faut écouter les analystes quand ils dénoncent le dérapage du déficit des paiements courants au Mexique en 199394, le laxisme budgétaire brésilien depuis 1997 et le « triangle d'incompatibilité » thaïlandais avant 1997. Ce triangle était composé d'une libéralisation anarchique des flux de capitaux, d'une déréglementation bancaire et du maintien d'une parité monétaire fixe.
Crédit Risk International et Nord Sud Export s'apprêtent à publier un classement des pays par risque profondément modifié. La Coface, qui avait bien vu venir la crise thaïlandaise en son temps, a modifié sa méthode de notation. Cela n'affectera pas les primes d'assurance, puisque depuis le 1er avril 1999 ces primes sont harmonisées au niveau de l'OCDE, au même titre que le classement des pays en sept catégories de risque.
Finalement, c'est vers plus de réglementation que l'on s'achemine, notamment en ce qui concerne les systèmes bancaires. Rappelons qu'en 194445 les pères fondateurs de BrettonWoods craignaient la libéralisation financière, tandis qu'ils prônaient résolument la libre circulation des marchandises. Les premières propositions de réforme du « ratio Cooke» viennent d'être publiées par le Comité de Bâle. La Commission Bancaire française a reformulé (avec la DGI) les règles de provisionnement des risques-pays par les banques... sans trop se soucier, il est vrai, de ce que font ou laissent faire ses homologues européennes.
Un retour à la sagesse n'est pas à exclure, même s'il est à craindre qu'il suivra plus qu'il ne préviendra une crise grave. Le risquepays est devenu risqueclient, ce qui revient largement au même pour l'assuré, mais absolument pas pour l'assureur.
PEUTON PRÉVOIR LES CRISES ?
Des deux côtés de l'Atlantique, on s'efforce intensivement d'améliorer l'analyse des risques, tandis que les organisations multilatérales réclament aux pays emprunteurs toujours plus de transparence et de ponctualité dans les statistiques financières. Il faut cependant reconnaître la différence entre les « crises de marché » et les vieilles crises d'endettement : la crise nouvelle menace les investisseurs étrangers en direct, plus seulement les banques.
Ce qui suit est une batterie d'indicateurs spécifiquement destinés aux entreprises exportatrices et aux investisseurs. Ils ne résultent pas d'analyses de régression sur le passé : puisque précisément les crises nouvelles sont d'un type nouveau, le passé ne peut pas servir de modèle ! Ces indicateurs ne prétendent pas prévoir la date de déclenchement de la crise, tout au plus peuventils la déclarer inévitable. Enfin, ils ne remplacent pas l'analyse de risquepays, ni l'analyse de risqueprojet.
En revanche, ces indicateurs permettent de surveiller une situation délicate et d'en reconnaître l'évolution vers le danger pur et simple. Les critères quantitatifs sont notés sur une grille allant de 1 à 7, avec une rigueur d'expert qui remplace la vérification scientifique. Les indicateurs permettent aussi d'estimer les effets économiques généraux de la crise menaçante et sa durée probable.
Cette batterie d'indicateurs était en place en 1995. Elle a permis d'assez bonnes prévisions (avec les réserves faites cidessus) pour les crises thaïlandaise et indonésienne.
Jean-Louis Terrier, président,
Credit Risk International
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