LA SANTE ? UNE DES PROCCUPATIONS MAJEUR DES FRANÇAIS
Pourquoi certaines personnes sont elles en bonne santé et d'autres non ? Phénomène seulement aléatoire?
Pourquoi alors constateton de telles différences de morbidité (en niveau et en structure) ou de consommation médicale selon la catégorie socioprofessionnelle, la localisation géographique, etc., à âge et sexe équivalents. Le Professeur Martine Bungener apporte ici un certain nombre d'explications, qui limitent le terrain de l'aléatoire, de la fatalité, pour accroître le terrain de la responsabilité individuelle et collective.
Car la maladie n'est pas uniquement physique et indépendante de la volonté humaine; le « silence des organes » n'est plus la condition suffisante pour que l'on parle de bonne santé. Confronté aux cas de Sida, Le Docteur Gustavo Gonzalez Canalis nous fait part de son expérience de praticien observateur de la très grande souffrance psychique qui découle de la découverte de la séropositivité,
avant même toute manifestation physique de la maladie: les dimensions psychologiques (l'homme face à lui-même) et sociologiques (l'homme dans son environnement) prennent une importance qui bouleverse nombre de certitudes et de convictions. En considérant l'homme comme un tout, avec un physique et un moral interdépendants, le clivage entre dépenses de santé et autres dépenses apparaît assez artificiel. Il n'est pas possible de faire abstraction du fait que la prime d'assurance est prélevée sur les richesses au détriment d'autres dépenses, éventuellement plus utiles en terme de santé.
La question se pose avec une acuité particulière lorsque l'assurance n'est pas choisie par l'agent mais imposée par les pouvoirs publics. Stéphane Jacobzone nous montre cependant que le caractère public de l'assurance peut être rendu nécessaire du fait d'un certain nombre de spécificités du marché (des prestations des agents professionnels) de la santé.
les déterminants de l’état de santé des populations
Pourquoi certaines personnes sont elles en bonne santé et d'autres non? C'est la question que pose explicitement dans son titre un récent ouvrage nord américain dont la traduction va être très prochainement disponible en France2. Mais c'est aussi une question que se posent depuis des décennies les responsables de la santé dans les différents pays développés confrontés à des inégalités d'état de santé qui paraissent irrépressibles en dépit des politiques et mesures spécifiques qu'ils ont cherché à mettre en place. Un premier niveau d'hétérogénéité en matière de santé est aisément identifiable parce qu'il est lié à l'âge. La petite enfance comme la vieillesse sont des périodes au cours desquelles les atteintes morbides sont plus fréquentes, alors que les âges intermédiaires de la vie sont surtout marqués
par des atteintes accidentelles. Le processus du vieillissement s'accompagne inévitablement de troubles issus de la dégénérescence des organes. L'appartenance de genre (sexe masculin ou féminin) induit également des différences remarquables en ce qui concerne l'état de santé des individus qui dépassent les seuls effets de la reproduction sur la santé des femmes. Mais ces deux variables (âge et sexe) n'épuisent pas les écarts constatés entre les individus et les populations, et qui subsistent alors même l'état de santé aux différents âges de la vie s'est sensiblement amélioré dans la plupart des pays développés. Cette hétérogénéité perpétuée de l'état de santé résulte alors d'une multiplicité de facteurs pas toujours ni tous bien identifiés, dont les conséquences sont parfois difficilement appréhendables et souvent mal appréciées mais qui surtout engendrent des processus cumulatifs dont les effets ne sont pas immédiats et peuvent se manifester très tardivement. Les inégalités d'état de santé entre les individus de même âge et de même sexe, entre les populations ou les groupes sociaux, se forment et s'appréhendent ainsi selon des causes et une temporalité multiples, à des moments et des âges divers de la vie, à différents niveaux: individuel et/ou collectif, et à plusieurs phases du processus morbide et curatif: vulnérabilité particulière, accès différentiel aux soins.
Pour clarifier ces processus complexes, on peut proposer de distinguer six étapes, qui ne doivent cependant pas conduire à occulter le fait qu'il existe à tous les niveaux des interactions multiples entre les phénomènes que nous allons évoquer.
LES INEGALITES INDIVIDUELLES BIOLOGIQUES
il est commode de considérer en premier lieu l'existence d’inégalités individuelles biologiques parce que les différences de patrimoine génétique se situent en amont de l'histoire morbide d'un individu particulier et va en partie la conditionner. Cependant le patrimoine génétique ne peut être dissocié de la question de l'hérédité et il existe donc des facteurs de différenciation future de l'état de santé de groupes ou de personnes qui vont préexister à l'existence même des individus et impliquer leurs ascendants.
L’EXPOSITION DIFFERNTIELLE AUX RISQUES
L'exposition différentielle aux risques dépend fortement des conditions de vie et de travail. Elle s'observe dès la petite enfance et même dès la naissance, puisque le déroulement de la grossesse, puis de l'accouchement, et le poids à la naissance sont reconnus comme des éléments prédictifs de l'état de santé ultérieur. Aux risques professionnels très inégalement répartis dans les sociétés industrialisées, se surajoutent certes des conditions de vie mais aussi des comportements individuels plus ou moins pathogènes ou à risque (tabagisme et alcoolisme, habitudes alimentaires, conduites risquées). Cependant ces derniers, même s'ils impliquent la responsabilité individuelle de chacun, ne sauraient être dissociés d'une approche plus globale considérant les modes de vie et la position sociale. Il faut ici rappeler qu'à toutes les époques et en tous lieux la hiérarchie sociale et l'échelle des richesses comme les niveaux d'éducation ont toujours été associés à une hiérarchie similaire des états de santé. Cependant, les processus en cause ne peuvent être interprétés de façon linéaire et mécanique qu'il s'agisse de comportements individuels ou d'événements de vie exogènes. Si on prend l'exemple du chômage considéré généralement comme susceptible d'engendrer une dégradation de l'état de santé, des travaux anciens3 ont déjà montré qu'en l'absence d'indemnisations significatives, l'impact du chômage sur l'état de santé est largement médiatisé par la situation de pauvreté et les privations que la perte d'emploi induit, mais aussi et cela a été ensuite confirmé4 que le chômage agissait également comme une mise à l'abri des risques professionnels et des effets pathogènes du travail contraint et de ce fait, avait donc simultanément des effets bénéfiques observables sur la santé des individus ou de certaines populations.
En miroir de comportements à risque différents entre les individus et les groupes, il faut considérer des comportements préventifs également différents qui résultent des niveaux de connaissances et d'attention portée au corps mais aussi des capacités de projections vers l'avenir et qui ne sont pas moins indépendantes des contextes sociaux et culturels.
LES CAPACITES INDIVIDUELLES DE VULNERABILITE OU DE RESISTANCES AUX RISQUES
De la capacité individuelle de vulnérabilité ou de résistance aux facteurs pathogènes rencontrés, confrontée à cette exposition différentielle aux divers risques accidentels ou morbides résulte, individuellement comme collectivement, des écarts importants de taux de mortalité par âge et, antérieurement, des atteintes morbides différenciées: plus ou moins fréquentes, plus ou moins précoces, plus ou moins graves, plus ou moins reconnues. L'épidémiologie recense les relations statistiques significatives qui font dépendre la mortalité et la survenue ou la fréquence de pathologies déterminées (cardiovasculaires, cancéreuses, ... ) de certaines variables spécifiques qui traduisent des expositions particulières (par exemple à l'amiante), des consommations (nombre de cigarettes, taux d'alcool, ... ) ou des comportements (toxicomanie,_) mais aussi l'appartenance à certaines catégories sociales (catégories socioprofessionnelles, niveaux d'éducation ou de revenus, ... ) ou encore à des populations géographiquement définies.
Dans l'énoncé des différences possibles d'atteintes morbides, nous avons mentionné à côté de la fréquence, de la gravité ou de la précocité, la reconnaissance. En effet, audelà ou plutôt endeçà de sa définition biologique, la perception d'un état morbide (la morbidité ressentie5) comme sa déclaration à un tiers (la morbidité déclarée), le plus souvent un médecin ou un professionnel de santé mais également à un membre de sa famille, une relation amicale, ou parfois à un enquêteur, ne sont pas identiques pour chacun et dépendent pour une part de l'expérience individuelle, elle-même instruite par les représentations dominantes et connaissances relatives à la maladie, les circonstances et le contexte dans lequel les manifestations morbides surviennent et vont être interprétées. La morbidité déclarée, la seule à laquelle il est possible d'avoir accès en dehors d'investigations cliniques spécifique, n'est ainsi elle aussi pas indépendante des comportements en matière de santé évoqués dans le paragraphe précédent. Elle se situe également dans une relation d'interdépendance forte avec les comportements de recours aux soins.
Les statistiques disponibles dans un grand nombre de pays font apparaître quasiment partout d'importants écarts de consommation médicale à niveau de morbidité équivalent. Ces écarts résultent eux aussi de mécanismes cumulatifs impliquant plusieurs facteurs parmi lesquels des disparités sensibles dans l'accès et le recours aux soins. Pour un problème pathologique donné, le recours aux soins peut exister ou non, et, s'il existe, être d'une part plus ou moins tardif, d'autre part, plus ou moins technique, plus ou moins spécialisé.
Le problème de l'accès différentiel aux soins renvoie à des processus de limitation de nature variée, plus ou moins susceptibles d'être corrigés par des interventions publiques ou collectives: en premier lieu la disponibilité physique et la proximité géographique d'une structure d'offre de soins; les impossibilités financières liées aux coûts ou aux débours prohibitifs pour certaines personnes en l'absence ou en dépit de l'existence d'assurances sociales. Mais les mécanismes de la demande de soins ne se déclinent pas seulement en fonction de capacités matérielles ou financières, et dépendent (exception faite des protocoles de dépistage systématique et obligatoire) d'une démarche explicite du patient qui prend en compte comme on vient de l'évoquer cidessus la reconnaissance initiale et l'acuité de la perception des troubles, l'état de connaissance les concernant (volonté et capacité éventuelle d'automédication) et qui dépend également de l'existence postulée d'une réponse médicale. Entreprendre une démarche de soins fait en outre intervenir la disponibilité du patient (en temps et l'anticipation
Ce dernier constat induit immédiatement une question conséquente: y atil en retour une réponse et une efficacité différenciées du système de soins selon la catégorie sociale du patient? et son corollaire: les soins dispensés, et donc en définitive le système médical lui-même, participentils à la production, la reproduction ou la perpétuation des inégalités d'état de santé? La réponse est connue en ce qui concerne les institutions de prévention dont la fréquentation est différemment distribuée selon les catégories sociales, un niveau culturel plus élevé prédisposant à leur plus grande utilisation. L'interprétation est plus délicate en ce qui concerne les soins curatifs, le constat d'une prise en charge différenciée ne préjugeant en rien de l'efficacité obtenue, qui est au demeurant particulièrement difficile à mesurer. Les inégalités de recours aux soins sont perceptibles au travers de la totalité des mesures de consommation médicale et des statistiques d'activité des institutions de soins. Les enquêtes décennales menées en France par l'Insee et le Credes6 depuis les années soixante montrent invariablement la propension des catégories les plus aisées à consommer quantitativement plus de soins les plus spécialisés et les plus techniques alors même que leurs indicateurs de morbidité indiquent en moyenne un état de santé plus satisfaisant. Leur recours plus habituel aux spécialistes n'est pas seul en cause, des travaux exploratoires révèlent par exemple une attitude différenciée bien que non discriminatoire des généralistes à leur égard en ce qui concerne les explorations fonctionnelles et les examens complémentaires prescrits7. Des observations similaires ont pu être faites à l'hôpital8. À chaque fois, il n'existait aucune stratégie consciente a priori, c’est simplement la volonté d'être le plus efficace possible pour le patient singulier qui se trouvait en face de lui à ce moment précis qui expliquait le comportement du praticien. Et seul le rapprochement a posteriori des décisions successivement prises a pu rendre visibles ces différences. C'est alors simplement le souci empirique d'efficacité qui explique que le praticien n'utilise pas les mêmes médiations selon la personnalité mais aussi le niveau socioculturel des patients.
EFFICACITE MEDICAMENTEUSE ET MILIEU SOCIAL
En l'absence de volonté consciemment discriminatoire, une telle attitude est peut-être empiriquement fondée sur le plan de l'efficacité espérée. Comme les déterminants externes de la son té, les réactions endogènes à la maladie ne sont pas identiques entre les personnes ou les populations. Les praticiens évoquent des écarts importants dans les niveaux de compliance des malades. Des patients sont dociles et obtempèrent aisément, voire scrupuleusement, aux prescriptions médicales, d'autres renâclent, contestent, trient à l'intérieur des ordonnances, ne font pas exécuter les examens notifiés. D'autres encore, déçus ou non, fuient la médecine institutionnelle pour quêter les promesses des médecines parallèles. Il importe donc de proposer à chacun une réponse appropriée et donc inévitablement singulière. De plus, audelà des attitudes individuelles, les conditions de vie affectent également les réponses de chacun face à la maladie. De nombreux travaux évoquent ainsi l'influence de facteurs tels que la capacité à faire face ou le support social dont l'individu peut disposer, sur les modes de traitement à privilégier (en particulier en cas de soins prolongés à domicile ou d'utilisations de techniques de suppléance: dialyse, respirateur, ... ), sur le cours de l'affection morbide, sa durée et ses séquelles prévisibles. Cela ne peut manquer d'intervenir au moins pour une part sur l'efficacité attendue et constatée ultérieurement, et donc sur l'état de santé futur. Cependant là encore, les processus en cause sont certes cumulatifs mais pas obligatoirement linéaires et leurs résultats peuvent soit s'additionner et s'amplifier, soit se compenser ainsi que le suggère l'étude de l'hypertension artérielle et de ses complications éventuelles. Cet exemple apparaît particulièrement pertinent pour souligner les divers niveaux auxquels peuvent s'engendrer et s'interpénétrer les facteurs d'inégalité d'état de santé et de consommation médicale. L’atteinte hypertension est en effet très inégalement répartie dans la population. Ses facteurs de risque mettent en cause l'âge, les comportements alimentaires et tabagiques mais aussi l'environnement familial, professionnel et social, autant d'éléments très disparates selon les catégories sociales. Elle représente en outre elle-même un risque vis-à-vis d'autres pathologies, essentiellement cardio-vasculaires et rénales, et participe ainsi à la reproduction d'inégalités sanitaires. Mais comme permet de le préciser une enquête menée en 1982 à l'hôpital Broussais9, dans un service hautement spécialisé, à partir de 300 dossiers médicaux sélectionnés aléatoirement, ses caractères spécifiques, et particulièrement son aspect asymptomatique pendant une longue période de latence, font que le moment où est posé son diagnostic se disperse dans la vie de ceux qui en souffrent, selon leurs habitudes médicales et la fréquence antérieure de leurs recours aux soins, à l'avantage des plus médicalisés d'entre eux. Cependant, l'assiduité à un traitement long et non dénué d'effets secondaires demeure très aléatoire et est susceptible de remettre e . n cause les avantages d'un recours thérapeutique précoce; cette dernière source d'inégalité s'inscrivant a contrario de celles précédemment observées. Ainsi se retrouvent ultérieurement en phase intensive de soins, à des niveaux de morbidité et de complications comparables, des personnes détectées précocement, souvent sur-consommatrices de soins mais peu persévérantes, et d'autres dont la consommation médicale antérieure était très faible et soignées trop tardivement, et cela quelle que soit la diversité préalable de leur situation vis à vis des facteurs de risque reconnus de l'hypertension. Cette similarité tardive complexifie la perception intuitive des implications sociales dans la genèse des inégalités de santé et interdit d'interpréter les situations morbides rencontrées comme la résultante isolée d'un effet mécanique de l'exposition aux risques environnementaux, mais comme la conséquence conjuguée du mode de vie et de la consommation médicale.
CONCLUSION
La sixième étape que l'on peut considérer est celle qui traduit de façon objective l'effet discriminatoire de l'ensemble des déterminants de l'état de santé que nous avons tentés de passer ici en revue : le constat d'une mortalité différentielle importante quant aux causes identifiées et à la précocité de sa survenue. De ce constat dérive le concept de mortalité évitable (avant soixante-cinq ans) qu'évoquent les rapports de 1995 et de 1996 du Haut comité à la Santé Publique. L'analyse des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre l'objectif proposé de réduction de moitié de cette mortalité évitable recense de nombreux facteurs de risques comportementaux qui échappent aux compétences traditionnelles du système médical curatif ou aux mesures classiques de politique sanitaire et sont du ressort simultané de la responsabilisation individuelle de chacun et de l'organisation sociale en général, un aspect stimulant et renforçant l'autre. Ne chercher à mobiliser qu'un seul des deux, quel qu'il soit d'ailleurs, nous semblerait au vu de ce qui précède totalement vain.
Mortine Bungener,
économiste, directeur de recherche au CNRS, URA 0934
1- Why are some people heaithy and others not? Robert G. Evans, Morris L. Barrer and Theodore R. Marmor, eds, Aldine de Gruyter, 1995.
2 - Éditions John Libbey, à paraître fin 1996.
3 - P.Lasarfeld, m.jahoda, H. Zeisel, Les chômeurs de Marienthoi, Éditions de Minuit, 1981.
4 - Chômage et Santé, M. Bungener, C. HorellouLafarge, M.V. Louis, éditions Economica, 1982, De l'influence du chômage sur l'état de santé? M. Bungener, J.Pierret, in Trajectoires sociales et inégalités, Recherches sur les conditions de vie, coordonné par F. Bouchayer ed. ERES, 1994, 446 1.
5 - Levy, Bungener, Duménil, Fagnani, Économie du système de Santé, Dunod, 1975.
6 – anciennement Credoc.
7 - La prescription d'examens complémentaires en médecin générale. À propos d'une enquête sur 616 consultations ou visites effectuées par des généralistes, M. Bungener, A. Letourmy et al., La Revue du praticien, n°100, 28 mai 1990,pp. 131138.
8 - Décision thérapeutique et gestion de l'infection parle VIH: une approche de la diversité des modalités de prise en charge, M. Bungener, Sciences Sociales et Santé, vol. XI, n° 34, octobre 1993, pp. 549.
9 - Les inégalités en matière de traitement de l'hypertension artérielle, M. Bungener, F. Fagnani, C. Le Pen, rapport d'ATP, novembre 1983.
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