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18 septembre 2003

Réflexions sur la construction européenne

Publié par Yves Franchet (Ensae 64) | N° 7 - Quel avenir pour l'Europe ?

Il est de bon ton dans plusieurs capitales européennes et lors de chaudes réunions électorales de stigmatiser la construction européenne, épopée douteuse aux mains des technocrates de la Commission européenne, entreprise échappant à la démocratie et visant à faire perdre aux pays Membres leur souveraineté. Les propos qui suivent s'efforcent de restituer et de démystifier ces tendances.


LE POURQUOI

Un nombre croissant de lecteurs de cette revue est familier avec la rapidité exceptionnelle de la globalisation économique mondiale, soit qu'ils en aient lu ou analysé les causes et les effets, soit qu'ils vivent dans leur profession les effets de la compétition croissante qui en découle. Les accords du Gatt, et la mondialisation des échanges financiers associés à une technologie des communIcations à coûts rapidement décroissants et à progrès exponentiel sont des facteurs essentiels de cette évolution.

Peut on y échapper ? Peut-être, mais à des coûts énormes en termes de revenu qui seraient inacceptables dans nos démocraties et pour combien de temps? Et à vrai dire, il n'y a pas d'exemple actuel de pays non intégré à l'économie globale qui fonctionne bien.

Il y a par contre beaucoup de pays intégrés à l'économie globale qui fonctionnent mal, et d'une certaine façon on peut dire que l'économie globale elle même fonctionne mal faute de mécanismes de régulation adéquats.

Chaque pays doit s'adapter au fonctionnement complexe et cyclique d'une économie globale dans laquelle les règles du jeu sont parfois mal définies, changent vite et surprennent. L'état de transition de nos économies est devenu permanent, et nous sommes plus proches de nos voisins d'Europe Centrale et de l'Est dans nos besoins d'ajustement que nous n'aimerions le penser.

Cet état de transition rapide et permanent crée de nombreux problèmes de gouvernement aux responsables politiques des pays. Les variables de contrôle macro﷓économique au niveau national se font rares: taux de change et taux d'intérêt dépendent plus de l'évolution du système économique global ﷓ voire de la perception



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Figure n°1 : Objectif monétaire commun : L'Ecu, transformé en Euro depuis la conférence de Madrid


qu'en ont les opérateurs globaux ﷓ que de la volonté politique. L’appréciation qu'ont ces opérateurs des grands équilibres de la balance de paiement, des prix, et des finances publiques joue un rôle de variable clef

dans la réaction du système et son évolution. Difficile dans ces conditions de faire des promesses électorales crédibles sur le devenir de l'économie et pis encore, de s'y tenir, difficile de ne pas décevoir.

Dans ses livres récents «La fin de l’État Nation » et le « Monde sans frontière »1, l'économiste politologue japonais Kenichi Ohmae décrit avec lucidité cette situation. Il décrit comment les États Unis perdent peu à peu leur capacité comme acteurs économiques, et comment ils sont remplacés d'une Façon inéluctable dans ce champ par des États﷓Régions, ensembles plus vastes, mieux aptes à contrôler une plus grande part de leurs marchés.

La seule vraie question, dit Ohmae, est de savoir comment la marée des flux économiques et financiers mondiaux peut être utilisée pour assurer aux citoyens des États Nations une vie meilleure selon les critères acceptés dans ces États.

Les États Nations doivent﷓ils baisser les bras ? Pas du tout. Mais plutôt que de rêver à une situation passée dont il est quasi certain qu'elle ne se reproduira pasi il leur faut s'organiser à deux niveaux:

• utiliser au mieux la globalisation économique pour continuer à jouer dans le système présent et futur un rôle à la hauteur des ambitions politiques, culturelles et économiques du pays;

• influencer la gestion du système global et y promouvoir activement des mécanismes de régulation efficaces, afin notamment de limiter les phénomènes



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Figure n°2 : vu d'une obligation en écu


de spéculation déstabilisant des économies saines.

Outre son objectif initial d'éviter que l'Europe ne soit à nouveau ravagée par .la guerre, l'intégration européenne des Traités de Rome et de Maastricht traduit ces objectifs en actions. Par une série d'actions politiques et économiques, elle permet à un groupe de pays, relativement homogène en termes culturel, de revenu par tête et de géopolitique, et ayant des intérêts communs, d'accélérer solidement sa transition vers l'économie globale et de protéger ses intérêts. Et l'union faisant la force, elle donne à ce groupe le potentiel d'avoir une reconnaissance mondiale suffisante pour promouvoir des mécanismes régulateurs efficaces de l'économie globale et de protéger des intérêts. Elle en fait également un point de référence et d'ancrage politique, pour les nouvelles démocraties de l'Europe centrale et de l'Est.

Il y a, à vrai dire peu d'alternatives. Chacun des pays membres de l'Union est trop petit pour assurer tout seul sa transition d'une façon efficace, a fortiori pour influencer seul l'ordre du monde.

Le vrai débat ﷓ comme le diable ﷓ est dans les détails: à quelle vitesse aller, comment protéger et continuer à développer l'aspect essentiel que représentent les spécialités culturelles des pays européens, comment mieux partager au sein de l'Union et de chaque pays, et avec nos voisins de lEst et du Sud.

À ceux qui refusent l'objectif d'une monnaie unique comme instrument de cette Union au nom de la perte de souveraineté qu'elle représenterait, je conseille de réfléchir à l'indépendance dont dispose réellement le Gouverneur de la Banque de France par rapport aux décisions de la Bundesbank ou de la Federal Reserve : bien



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Figure n°3 : La liberté de circulation des marchandises : transport de conteneurs.


étroite, à vrai dire, et pour un temps très court. Au sein du Conseil de la future Banque Centrale, sa voix pèserait plus sur les décisions à prendre concernant les variables Clefs qu'elle ne le fait actuellement.

COMMENT ?

Je reprendrai ici quatre des grands débats sur l'Union qui ont agité les média et le monde politique durant ces derniers mois:

- Poids relatif des institutions, Conseil, Parlement, Commission.

- Élargissement. vs approfondissements.

- Europe Fédérale vs Europe des nations.

- Eurocratie vs démocratie.

POIDS RELATIF DES INSTITUTIONS

Pour réaliser un projet ambitieux, il faut d'une part disposer d'une vision de l'avenir et des moyens pour l'exécuter, et d'autre part des moyens de contrôle à la fois au niveau de l'exécution du projet et de sa finalité, particulièrement dans un monde en évolution rapide. Au sein de l'Union européenne, les rôles initiaux des institutions sont clairs. La Commission européenne propose, le Conseil décide sous contrôle démocratique du Parlement européen, du Comité économique et social, et du Comité des régions. La cour de Justice et la Cour des comptes sont là pour assurer le bon fonctionnement du système, le respect des règles et le respect des droits individuels.

Au sein des délibérations, la Commission qui propose joue le plus souvent, outre le rôle de moteur pour faire avancer l'intégration, un rôle pédagogique pour éclairer les enjeux et pour promouvoir un consensus entre des intérêts immédiats nationaux divergents. Même si les pays membres sont en accord sur les objectifs à moyen terme, leurs intérêts immédiats à court terme peuvent être contradictoires



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Figure n°4 : Pena, Palais national, restauré grâce à la contribution de la communauté européenne.


sur de nombreux points.

Seule une Commission forte est capable de proposer des cadres ou des actions acceptables par le Conseil, en jouant un rôle qui ne favorise aucun pays mais uniquement une intégration européenne équilibrée et dynamique.

Prenons par exemple l'Acte Unique, qui traduit la décision unanime prise par les Chefs d’État des Pays Membres de compléter le Marché Unique avant le 1 er Janvier 1993. La mise en oeuvre de cet acte se heurte à une multitude d'intérêts particuliers qui freinent la réalisation d'un objectif démocratiquement adopté. La force de la Commission Delors a été de proposer cet acte et d'assurer que sa réalisation quasi complète se fasse dans les délais ouvrant du même coup aux producteurs de chaque pays l'ensemble du marché de l'Union.

Prenons l'exemple plus proche de mon univers quotidien celui de la normalisation statistique. Cette normalisation est nécessaire pour assurer un langage commun etaboutiraux statistiques comparables qui serventà la formulation au suivi et à l'évaluation des politiques communautaires, à la détermination du budget de l'Union et à l'allocation des fonds structurels européens. Tous les pays sont favorables au principe de la normalisation, mais chacun souhaite qu'elle se fasse selon son propre modèle et quand il aura le temps et les ressources, c'est﷓à﷓dire plus tard, Seule une Commission forte permet de dégager suffisammentde volonté pour avancer et faire adopter la Nace, Prodcom, et le SEC2. Une fois adoptés ces standards, il est intéressant de constater qu'ils deviennent souvent la base des standards mondiaux, belle illustration du vieux principe décrit plus haut.

Le dialogue entre les pays membres au sein de la



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Figure n°5 : La liberté de circulation des capiyaux : l'Europe des cartes bancaires


Communauté européenne ﷓même lorsqu'il estconflictuel ﷓constitue peut﷓être la plus grande richesse de ce mode d'intégration: échange d'expériencesoù ceuxqui sondes mieuxaclaptés expliquent aux autres leur pratique, et permettent à chacun une réflexion sur sa propre pratique. Il n'est pas étonnant que telle délégation qui vient en séance avec une position ferme et très nationale en reparte avec des idées différentes. Le prix a payerest parfois de voir l'eurocratie Bruxelloise de la Commission blâmée pour avoir forcé la main au pays, en oubliant que le conseil des Ministres décide. Ce prix n'est pas trop élevé s'il s'accompagne d'une convergence plus grande des esprits et des idées.

Le parlement européen doit jouer, comme garantie de la démocratie, un rôle plus important et plus responsable dans l'intégration européenne, à la fois au niveau de formulation des grandes politiques et des grandes décisions. Bien sûr, il ne faut pas oublier ce que disait Winston Churchill à savoir que la démocratieestle piredes systèmes, sauf tous les autres. Un certain nombre de mesures adoptées par le Conseil et critiquées par l'opinion publique comme une manifestation de l'outrecuidance des eurocrates de la Commission, sont en faitproposées parle Parlementeuropéen qui n'est pas toujours en mesure de contrôler l'activisme de certains groupes de pression.

Les parlements nationaux doivent aussi exercer leur pression de contrôle sur l'intégration communautaire, ils en ont souvent la capacité juridique, mais ne l'exercent pas assez.

EUROPE FEDERALE VS EUROPE DES NATIONS

Le débat commence par une question linguistico/sémantique de taille. En Allemagne, pouvoir fédéral implique une restriction très



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Figure n°6 : Vers des routes sans frontières.


forte des prérogatives au niveau fédéral à la fois par des instruments contraignants et le regard aigu et soupçonneux du Parlement des Landers (Bundesrat). En Grande Bretagne, le pouvoir fédéral est compris comme exactement le contraire, à savoir forte concentration des pouvoirs au centre, exécution subordonnée dans les régions.

Il semble très difficile de progresser j dans le débat autour du mot fédéral. il i semblerait plus simple de se baser sur une analyse des fonctions qui ne peuvent être réalisées efficacement qu'ensemble par les pays et pour lesquelles les décisions seraient alors prises ensemble, le reste des fonctions étant du ressort des pays. C'est ce qu'on appelle, en jargon communautaire, le principe de subsidiarité. Mais il faudrait alors reconnaître et dire que l'essentiel de la régulation macro﷓économique, par exemple, ne peut plus être exercée effectivement au niveau national.

Les Pays Membres ne tirent pas assez les conséquences de cet état de fait. Une partie de la véritable souveraineté consiste désormais à participer aux décisions qui doivent se prendre au niveau communautaire. Redéfinir le rôle de l'État Nation au sein du monde global reste un projet à développer.

ELARGISSEMENT VS APPROFONDISSEMENT

Par le petit bout de la lorgnette, les statisticiens de l'Union ont vécu ce pseudo dilemme au cours des cinq dernières années. Il est rapidement devenu évident:
• que la statistique étant la base de presque toutes les politiques communautaires, elle devait être rendue comparable pour tous les domaines où cette politique s'exerce, le niveau de comparabilité étant limité au strict nécessaire;
• que les pays futurs membres potentiels, ceux de l'Aele,



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Figure n°7 : Vers l'union politique et l'union économique et monétaire : le traité de Maastricht


mais aussi ceux d'Europe centrale et orientale, devaient et voulaient se préparer à cette intégration statistique à temps, c/est à dire trois ans en avance pour l'Aele et environ dix ans pour les pays d'Europe centrale.

Il a donc fallu approfondir et élargir à la fois, sans qu'il soit envisageable de reporter l'un ou l'autre à une phase ultérieure en limitant l'harmonisation statistique aux niveaux et aux variables strictement nécessaires. Le résultat est bien sûr une géométrie variable dans la mise en oeuvre, en matière de comparabilité, de qualité et de couverture des données statistiques.

La priorité a été mise sur quelques variables Clefs, essentielles pour le suivi des politiques macro﷓économique et sociale.

On constate que malgré cette vitesse variable dans la transmission vers un langage commun, le fait d'avoir un objectif commun a permis d'accélérer cette transition, grâce en particulier à la diffusion des meilleures pratiques et au changement de mentalité que cette coopération introduit. Aucun pays ne veut être laissé à la traîne, et cela lui donne l'énergie du changement de sa pratique commune.
Ce qui se passe en statistique est également visible dans beaucoup d'autres domaines, une différence notable dans l'ajustement consistant dans la résistance au changement parfois forte des lobbies industriel et agricole dans les domaines directement liés à la production des biens et services. Une monnaie unique sera plus forte que quinze monnaies pour promouvoir un mode de régulation monétaire efficace face au dollar et au yen.

Cette nécessité de mener ensemble approfondissement, et élargissement en acceptant une géométrie variable dans la mise en oeuvre et très visible dans



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Figure n°8 : La signature du traité de Maastricht, le 7 février 1992.


les domaines économique et monétaire, mais aussi dans le domaine des politiques étrangère et de sécurité intérieure﷓ les deux piliers intergouvernementaux.

EUROCRATIE VS DEMOCRATIE

Il est essentiel que les citoyens de l'Union soient conscients des enjeux en cours et soient consultés régulièrement soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs élus nationaux et communautaires sur l'intégration européenne.
Et même si le renforcement du pouvoir du parlement européen par le traité de Maastricht va dans ce sens, on est loin du compte.
Dans nos sociétés de l'information, la démocratie ne peut fonctionner correctement sans une information claire, objective et disponible sur le sujet à débattre.
Cette information est actuellement mal véhiculée et mal expliquée. Qui doit la fournir? La Commission européenne?

Mais elle est alors soupçonnée soit de propagande pour elle-même, soit de ne pas respecter le principe de subsidiarité. Les gouvernements des États membres ? Mais on entend souvent attribuer à la construction européenne ﷓ et en particulier à la Commission ﷓ la cause des difficultés de la transition vers un monde global plutôt qu'expliquer la nécessité du changement à des citoyens d'autant plus réticents qu'ils sont mal informés. Le résultat est parfois paradoxal: des millions d'agriculteurs sont ainsi convaincus que l'intégration communautaire est la source de tous leurs maux, alors qu'une absence de politique agricole commune aurait vu s'effondrer leurs revenus et le milieu rural. La ratification désaccords du Gatt est dans l'esprit de millions d'individus une capitulation en rase campagne, alors que le libre échange commercial est la cause d'une large part du bien



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Figure n°9 : L'Europe vert...


être des citoyens. L'explication du monde global dans lequel nous vivons et nous allons vivre est terriblement absente.

Décrire ce monde, en expliquer les bienfaits et les limites, définir les actions à mener pour assurer que les règles de fonctionnement de la globalité soient améliorées et que l'épanouissement de la démocratie se poursuive dans chaque État Nation, telles me paraissent être de, vraies questions pour de vrais débats.
Faut﷓il donc simplement expliquer le monde comme il tourne et ainsi justifier l'eurocratie? Non, il faut aussi améliorer fortement le fonctionnement des institutions communautaires. Ces institutions créées pour fonctionner à 6 pays membres autour de quelques politiques ne sont plus adaptées à un fonctionnement à 15 pays et plus sur l'ensemble des politiques économiques et sociales. La Conférence intergouvernemental de 1 996va s'y employer. La tâche est rude, car les acteurs de ce changement y arrivent avec des agendas chargés, et souvent très divergents. Plutôt que de se rassembler autour des thèmes transparence, responsabilité, efficacité, modes de transition dans un monde global ; le risque est grand de voir les acteurs se battre autour des thèmes sur lesquels j'ai commencé plus haut: fédéral vs États Nations, élargissement vs approfondissement, pouvoir des institutions.

Yves Franchet (Ensae 64)
Directeur général Eurostat

1 Kenichi Ohrnae, The Borderless Word, Harper Business 1990, The end of Nation State, Free Press 1995.
2 Nace: nomenclature d'activités économiques communautaires. Prodcom: classification de produits communautaires.
Sec: Système européen de comptes nationaux.

Autrice

Yves Franchet (Ensae 64)

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