La mise en place d'outils modernes de gestion des ressources humaines
La mise en place d'outils modernes de gestion des ressources humaines (L’entretien annuel d’évaluation accompagné de la gestion des compétences) suscite toujours dans les entreprises des oppositions et réticences très fortes. L'étude complète d'un cas dans une entreprise publique montre l'ampleur des difficultés rencontrées et la lenteur de la démarche de mise en place (article de Christian Defélix). Cette étude de cas est complétée pour ce dossier par le point de vue d'un consultant (Gustave Pelzer) qui a aidé un grand nombre d'entreprises dans leur démarche d'intégration de tels outils.
L’INTRODUCTION D’UN SYSTÈME D’APPRÉCIATION DANS UNE GRANDE ENTREPRISE PUBLIQUE
Il suffit de consulter l'annuaire des diplômés de l'Ensae pour constater qu'un grand nombre d'anciens élèves travaille dans le secteur public: ministères, entreprises de service public ou collectivités locales. Nombreux sont donc ceux qui connaissent de près une gestion des ressources humaines (GRH) où le diplôme initial, le concours et l'ancienneté sont des éléments plus décisifs que les résultats obtenus dans le travail quotidien. On constate pourtant que cette GRH « traditionnelle» du secteur public importe depuis quelques années des outils et des principes utilisés dans les entreprises privées: d'abord dans les années 1980, sous la forme des « projets de service » ou des « cercles de qualité », puis, aujourd'hui, par une transformation des systèmes d'appréciation, qui revendiquent la prise en compte des «compétences ».
Ce phénomène provoque des prises de position très contradictoires. Ici, on idéalise les méthodes managériales, et on s'enthousiasme devant ce nouveau professionnalisme, tandis que là, on diabolise les «méthodes du privé»et on craint l'irruption du règne de l'arbitraire. Pour se forger une opinion, on peut alors consulter des livres, mais on y rencontre Ici même variété d'attitudes sur le sujet: d'un côté, dans les «bons manuels » de gestion, l'existence d'un système d'appréciation fondé sur la performance est présentée comme la condition sine qua non de l'efficacité; de l'autre, des recherches sur ce thème insistent sur les difficultés que les managers ont quotidiennement à faire vivre un tel système, voire à l'introduire dans une entreprise qui en est dépourvue. Serait-ce que l'appréciation, outil transversal apparemment «logique» et naturel, n'est pas une réalité aussi transparente?
Une réflexion sur les enjeux organisationnels de l'introduction d'un système d'appréciation est donc nécessaire aujourd'hui, en particulier à l'heure où le « modèle de la compétence » semble se généraliser dans les entreprisesl. L'observation d'une vaste réforme menée dans une grande entreprise publique française nous fournit ici le matériau d'enquête: comment conçoit-on la mise en place d'un système d'appréciation? Comment s'y prend-on pour l'introduire, et quelles sont, au-delà des discours idéologiques, les attitudes réelles des salariés ? Cette étude de cas nous apprend que la mise au point d'un tel système n'échappe pas à des incertitudes et que la phase d'introduction révèle des représentations très diverses.
MISE AU POINT DUN SYSTÈME D'APPRÉCIATION, OU LA DÉCOUVERTE DES
La légende
l'examen de la situation nous permet de voir que la réalité est un peu moins lisse. Derrière l'apparence de logique, la mise au point du système est faite de tâtonnements; derrière l'apparence de consensus, la décision de généralisation de ce système provoque des prises
de position contradictoires, face auxquelles on peut se demander quelles sont les attitudes du personnel.
Un outil logique?
Une histoire faite de tâtonnements
La grande entreprise publique dont il est question ici est une entreprise de réseau ; elle emploie 150000 personnes, dont une majorité de fonctionnaires. C'est en 1992 que le nouveau système d'appréciation est annoncé, mais en amont et en aval, de nombreux tâtonnements marquent sa mise en place.
En amont de la décision: notation traditionnelle, jeu sur les réglés et expérimentations
L'appréciation traditionnelle à France Réseau s'appuyait sur la notation issue du statut de la Fonction publique, avec un certain nombre de «spécificités»: ainsi, au lieu de comporter une note chiffrée allant de 0 à 20, le système comportait cinq notes élémentaires (rapport avec les usagers, qualité du travail ... ) et deux notes fondamentales (rendement et manière de servir), accompagnées d'une lettre indiquant un avis favorable ou non pour une promotion. L'esprit du système était ainsi de stimuler aussi bien la qualité du travail que celle du contact avec l'usager. Bien vite néanmoins, ce système rationnel avait buté sur un dysfonctionnement d'ensemble: la tendance à l'homogénéisation des notes, qui perdaient leur vertu de différenciation pour n'être plus qu'un rituel au résultat connu à l'avance. Plusieurs tentatives avaient été lancées pour contrer cette tendance - ainsi, au début des années 1970, un entretien préalable à la notation fut expérimenté -, cependant bien vite abandonnées.
Un premier tournant a lieu en 1989, à la suite du résultat d'une enquête interne indiquant que 80% des cadres n'avaient pas confiance dans la hiérarchie pour les évaluer. Le chef du service du personnel donne alors comme objectif de généraliser, pour les cadres titulaires de postes clefs, des entretiens finalisés sur une appréciation des résultats et s'appuyant sur des objectifs clairs. Cet objectif est ensuite légitimé par un accord social négocié en 1990, qui préconise «La prise en compte du professionnalisme »3 grâce à «la mise en place de nouvelles modalités d'appréciation des agents», en vue « d'ouvrir des perspectives
Le service du personnel se met alors au travail, mais bien des incertitudes existent: faut-il élaborer le même système pour les agents et pour les cadres? Uappréciation peut-elle aussi fermer des perspectives de carrière? Doit-on formaliser l'appréciation par des notes, chiffres ou lettres? Quelle doit en être la périodicité? Les services fonctionnels ontdu mai à se mettre d'accord, et il faut la légitimité d'un rapport de directeur opérationnel, pour déclencher, à partir de janvier 1992, une série de décisions: un entretien annuel et systématique, une généralisation aux non-cadres, et la nomination d'un chef de projet chargé de proposer un système d'appréciation opérationnel pour la fin de l'année.
En aval de la décision: hésitations et argumentations mouvantes
Mais les choses sont encore mouvantes après les décisions de 1992. Si le principe d'une appréciation par entretien annuel entre un collaborateur et son responsable hiérarchique est arrêté, les modalités pratiques restent sujettes à des revirements. Ainsi, on conçoit successivement deux supports différents à cet entretien - l'un pour les agents, l'autre pour les cadres -, puis un seul, puis à nouveau deux, après quelques mois d'expérimentation dans des sites pilotes. En outre, le service du personnel, rebaptisé entre-temps direction des ressources humaines (DRH), est conduit à tenir compte des partenaires sociaux: face à des syndicats réclamant une grille de notation relativement proche de la notation initiale, la DRH, qui ne voulait pas de notation formalisée, doit concéder le principe d'une lettre (A, B, C ou D) accompagnant l'appréciation littérale. Cette lettre est, dans les expérimentations en sites pilotes, systématiquement attribuée, puis réservée aux seuls cas de demandes de promotion.
Parallèlement à cette négociation et cette mise au point, la DRH développe sa communication et avertit peu à peu de la prochaine généralisation de cette appréciation par entretien; mais son argumentation change au cours du temps. Ainsi, lors de la négociation de 1990, l'évocation des nouvelles formes d'appréciation est située dans le cadre «des modalités négociées avec les organisations syndicales » et « en visant la plus grande transparence ». Pu i s, en 1992, lorsque le système est « officialisé», les justifications sont beaucoup plus relatives au travail - on parle alors de « développement du professionnalisme» et du «progrès continu des compétences et a les résultats
Ces tâtonnements de la mise au point se comprennent d'autant plus que, à l'extérieur comme à l'intérieur de l'entreprise, le modèle de la compétence, sous-jacent au nouveau système d'appréciation, est en débat.
Chance ou risque?
La compétence en débat
Si l'appréciation des performances par entretien est le fruit d'une histoire managériale où plusieurs courants de pensée ont apporté leur strate, elle est néanmoins particulièrement «portée» aujourd'hui par le modèle de la compétence. Or, à l'extérieur comme à l'intérieur de France Réseau, la légitimité de ce modèle et de ses implications est mise en cause.
À l'extérieur: le débat sur la « compétence »
Accompagné par la connotation positive du terme de «compétence», le modèle en question est certes, comme le note F. Pigeyre (1 99~4), une opportunité pour rompre avec le poids excessif qu'a, en France, la formation initiale dans la détermination des carrières. Cet aspect séduisant pour le salarié, combiné avec l'intérêt qu'ont les entreprises de susciter l'initiative et l'engagement, explique d'ailleurs sans doute l'expansion de ce modèle de gestion, jusque dans les services publics. Mais cet aspect séduisant n'est pas exclusif de certaines zones d'ombre du modèle. Ainsi, selon E. Dugue (1994), la gestion des compétences ne servirait pas seulement à favoriser les mobilités professionnelles nécessaires aux restructurations des entreprises: elle serait chargée d'« adapter le personnel au remake taylorien » et de « masquer les rapports de force pesant sur le travail». Selon ce point de vue, en substituant la notion de compétence à celle de qualification, les entreprises voudraient faire intérioriser leurs objectifs par les salariés et imposer une vision unifiée de leur espace, où les intérêts seraient convergents. Dès lors, les savoirs professionnels n'auraient plus de place, les salariés seraient placés dans une situation de « grand écart psychologique», et leur évolution deviendrait douteuse au sein de filières qui ne sont plus repérables. Finalement, les « solidarités » seraient rompues, et la logique de la compétence pourrait bien constituer « un des moyens de la domination
Cette critique vigoureuse, dans laquelle il y a sans doute une part d'idéologie, n'est pas dénuée de fondements. Bien qu'il soit présenté de manière aseptisée par les directions, l'appel à la responsabilisation individuelle peut déstabiliser certaines identités professionnelles : Claude Dubar (1991) observe par exemple le malaise d'une identité d'exécutant stable, forgée dans l'apprentissage direct de savoirs- pratiques au sein d'un collectif de travail. Même s'il est excessif de parler de « remake taylorien », il y a bien, pour les personnes concernées, un risque d'exclusion, suite à « un rapport de force extrêmement favorable à l'entreprise, et défavorable, voire dangereux, pour le salarié », comme l'indique aussi F. Pigeyre (199,4). Il se peut en outre que ces pratiques contribuent à la constitution d'ensembles professionnels artificiels, comme les « personnels en contact » ou les « métiers du management » relevés par D. Courpasson et Y.F. Livian (1991), en décalage avec des évolutions de fond que sont le désir de renforcement d'appartenance à un métier, source d'identité reconnue.
À l'intérieur: des discours contradictoires
Le modèle de la compétence, malgré la présentation avantageuse qui en est souvent faite, n'est donc pas universel. S'il a des potentialités, il a aussi des présupposés - notamment, le fait de considérer tous les salariés comme prêts à se saisir d'un projet de responsabilisation individuel - et de possibles effets pervers - en renvoyant « systématiquement sur les individus les raisons de leur succès comme celle de leurs échecs », selon la formule de P. Gilbert (1991). Cette critique permet de comprendre qu'à l'intérieur de France Réseau, le nouveau système d'appréciation est, dès avant sa généralisation, objet de débats vigoureux et de discours contradictoires. En face du discours de la DRH et de ses diverses justifications, deux discours critiques existent, provenant de syndicats différents: une critique « modérée » et une critique « radicale ». La critique «modérée» provient des syndicats qui se sont impliqués peu ou prou dans la négociation de la réforme de 1990, même s'ils n'en ont pas approuvé toutes les modalités. Leur attitude consiste à défendre l'esprit de ce qui a été négocié et à émettre des réserves sur la mise en oeuvre. À la CFDT, par exemple, on se demande: « Comment se passe un entretien? Les principes généraux sont clans les textes, mais la pratique est à surveiller. » À la CFTC, «on apeurque cela dérive: ceux qui n'ont pas le critère, la formation pour tel poste ne seront pas demandés, ne penseront pas à se proposer même s'ils peuvent suivre la formation qu'il faut. » La crainte
Les autres syndicats présents à France Réseau ont un discours plus « radical » en ce sens qu'ils présentent l'entretien d'appréciation comme un outil intrinsèquement injuste et dangereux pour les salariés. Du côté de la CGT, par exemple, on considère que «Ies directions font assaut d'imagination pour atteindre des objectifs contestables: optimiser le travail humain (traduction: intensifier les charges de travail); individualiser les situations et mettre en concurrence les individus; associer l'intéressé à sa propre exploitation.( ... ) (L’entretien individuel est en particulier) un instrument - et pas des moindres -qui permet de faire basculer une culture de service public vers une culture d'entreprise privée. ( ... ) L'une des tâches de cet entretien individuel est d'inculquer d'autres valeurs que celles ancrées clans notre culture Fonction publique. » Du côté de Sud, nouveau venu dans le paysage syndical, on retrouve la même dénonciation de l'individualisation, et l'incitation à réagir collectivement devant la généralisation des entretiens d'appréciation: «Leur mise en œuvre ( ... ) a montré, s'il en était encore besoin, toute l'injustice et l'incohérence du système.( ... ) Le premier objectif est d'introduire un certain nombre de différenciations importantes parmi le personnel.( ... ) Le deuxième objectif est d'individualiser le travail des agents avec la négociation d’objectifs personnalisés. ( ... ) Au-delà des réactions individuelles de mécontentement, des requêtes et des recours déposés sur l'appréciation, il faut réagir collectivement et massivement contre les entretiens de d'appréciation».
Des discours explicites aux attitudes implicites
Le nouveau système d'appréciation officialisé en 1992, objet de tâtonnements et de justifications diverses, est donc au centre d'une dispute dès avant sa généralisation, prévue seulement pour 1994. Une des manières de comprendre ces désaccords est de les analyser en termes de «cités», ce qui conduit à questionner en ces termes les attitudes implicites du personnel.
Une lecture possible en termes de
« cités »
L.
Lorsque la DRH évoque en 1990 le futur système d'appréciation en parlant de modalités négociées dans la transparence, elle utilise une justification civique: on retrouve en effet comme principe supérieur commun la prééminence des collectifs (les organisations syndicales) et, dans le répertoire des objets, le souci des formes légales (les modalités négociées). Toutes différentes sont les justifications déployées à partir de 1992: celles-ci abandonnent la cité civique pour mêler les références industrielle (le développement du professionnalisme), domestique (Ventretien comme moment d'expression, permettant d'être entendu ou orienté), voire, en 1994, marchande (les engagements réciproques, la négociation des objectifs).
En face de la direction, les syndicats, eux, restent sur le terrain de la cité civique. Les « modérés » redoutent ainsi les cas particuliers ou l'affranchissement des formes légales et des textes, qui ne permettraient pas au système d'appréciation de fonctionner avec justesse, ni avec justice. Les « radicaux » se situent à un degré plus important d'attachement à l'ordre civique, notamment parce qu'ils sont sensibles à ce qui leur semble être un risque d'isolement du salarié - «état de petit» du monde civique - ainsi qu'à l'introduction de références marchandes telles que la concurrence entre les individus.
L'avantage d'une telle lecture est double. D'une part, elle permet d'éviter de sombrer dans une dénonciation facile des « idéologies empêchant le progrès managérial »: les positions syndicales peuvent se comprendre autrement que comme des manifestations d'obscurantisme: à savoir, comme l'expression d'une rationalité particulière. D'autre part, elle situe l'outil de GRH qu'est l'entretien d'appréciation au cœurs des rapports sociaux: derrière l'apparence d'une technique froide et objective, un système d'appréciation est bien lieu de confrontation des normes et des représentations, comme toute « technologie invisible » (Berry 1983).
Un questionnement sur les attitudes des personnels
Si les discours de la DRH et des syndicats sont les plus visibles et audibles, cela ne veut pas dire qu'ils soient les seuls. Au-delà de leur manifestation, il y a toute la partie immergée de l'iceberg: les agents et les cadres
Habituellement, le questionnement des représentations dans une perspective d'analyse des «cités » se fait par l'étude de déclarations écrites et orales. Dans la mesure où nous souhaitons obtenir une vue 1 d'ensemble, sur plusieurs établissements, de ces représentations et de leur éventuelle évolution, l'adoption d'une technique quantitative nous parait légitime. En particulier, une des méthodes d'enquête utilisées dans les recherches sur les représentations sociales consiste à proposer aux individus une série de termes sur lesquels ils sont invités à marquer leur degré d'accord ou de désaccord.
Adoptant cette technique,4, nous avons alors recueilli une dizaine de termes qualifiant l'entretien d'appréciation dans le discours managérial et dans les différents discours syndicaux, dans le but de les proposer aux agents et cadres des trois établissements étudiés. À cette dizaine de termes, nous avons ajouté quelques mots provenant d'échanges avec des agents travaillant en unité opérationnelle.
Au total, nous avons retenu dix-neuf termes5 nous paraissant « balayer » les qualificatifs les plus utilisés à propos des entretiens de progrès. Lesquels correspondent le plus à la population des agents et des cadres concernés? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées.
Celle de la DRH pourrait se formuler ainsi: le nouveau système répond à une aspiration des agents, et son expérimentation en sites pilotes s'est relativement bien déroulée; il y aura donc une attitude favorable, sinon instantanée, du moins après une première expérience du système. Le postulat implicite qui sous-tend cette hypothèse est que l'outil de gestion est intrinsèquement bon, et convaincra de lui-même.
Les syndicats, et notamment les plus «radicaux», ont une hypothèse inverse: l'outil ne fera pas illusion longtemps et sera rejeté par les salariés.
Entre ces deux hypothèses, la nôtre est intermédiaire: d'une part, en référence à une conception
L’ INTRODUCTION D’UN SYSTEME D’APRECIATION OU LE CONSTAT DE LA VARIÉTÉ IRRÉDUCTIBLE DES REPRÉSENTATIONS
Afin de donner en quelque sorte la parole aux personnes concernées, le principe d'un double questionnaire a donc été imaginé: soumettre aux agents et cadres de plusieurs établissements une série de qualificatifs pouvant décrire les entretiens d'appréciation, une première fois avant leur généralisation (en juin 199,4), une seconde fois après (en mai 1995). Le grand espoir de la DRH est qu’entre ces deux dates l'expérience de l'outil fasse disparaître d'elle-même les éventuelles appréhensions du personnel. Pourtant, la seule expérience de l'outil, on va le voir, est insuffisante.
Le résultat de juin 1994: une grande disparité des réponses
La passation du questionnaire
Le questionnaire ainsi constitué fut distribué à tout le personnel de trois unités opérationnelles types de France Réseau (un peu plus de .400 personnes), sous la forme d'un recto verso individuel et anonyme accompagné d'une enveloppe réponse à notre nom. Afin de diminuer la crainte d'une violation de l'anonymat ou de l'utilisation du questionnaire par la direction des centres, nous sommes venus nous-mêmes récupérer les enveloppes fermées sur les lieux de travail. 252 questionnaires remplis et utilisables ont été ainsi collectés, ce qui correspond à un taux de réponse de 60,5%. L'analyse de la structure de l'échantillon permet de dire que celui-ci représente de manière satisfaisante la population des agents et des cadres opérationnels de France Réseau.
Précision importante: la période de distribution du questionnaire fut marquée par deux événements particuliers, à savoir la fin d'un processus de reclassification des agents et la tenue d'un débat interne sur le statut juridique de l'entreprise. Ces deux événements, en effet, nourrissaient la peur d'une privatisation, et une collusion de cette peur avec l'appréhension du nouveau système d'appréciation était possible.
Les résultats
Les résultats globaux montrent une grande disparité des réponses, que deux traitements statistiques différents permettent de visualiser. Le premier
- une attitude d'hostilité, repérable aux valeurs minimales prises par les variables connotées positivement (confiance, échange ouvert et franc, etc.) et aux valeurs maximales prises par les variables connotées négativement (magouilles, flicage, etc.): on devine là une population homogène de personnes pour lesquelles l'entretien de progrès est clairement incompatible avec la confiance ou le dialogue, et constitue une occasion de « magouilles », de « flicage » et de dérives;
- une attitude partagée, repérable aux valeurs intermédiaires prises par toutes les variables, qu'elles soient connotées positivement ou négativement: on suppose qu'il y a derrière ces nuances une population de répondants plutôt hésitants ou attentistes, qui n'est que « moyennement d'accord » avec tous les qualificatifs proposés;
- une attitude favorable à l'entretien de progrès, parfaitement symétrique de la première, repérable aux valeurs minimales prises par les variables connotées négativement et aux valeurs maximales prises par les variables connotées positivement: on trouve ici un ensemble de répondants homogènes, qui voit sans hésitation dans l'entretien de progrès l'instrument d'un développement des compétences et d'une responsabilisation, sans risque de dérives ni de «magouilles» et, chose remarquable, compatible avec le service public.
La seconde technique utilisée est le simple retour aux données par les « tris à plat »: elle permet de chiffrer les proportions respectives de ces trois attitudes. Le pourcentage de répondants « ta u t à f a i t d'accord » pour associer les termes « positifs »7 à l'entretien de progrès varie entre 9,1 % (solidarité) et 27,8 % (professionnalisme): il n'y a pas plus d'une personne sur quatre à adhérer avec la présentation officielle de l'entretien de progrès. S'il y a beaucoup de réponses intermédiaires entre 29,8 % et 53,2 %, soit entre un sur trois et un sur deux -, les pourcentages de désaccord sont également importants: de 23,8% (négociation des objectifs) à 52% (solidarité). Si plus d'un répondant sur deux se positionne clairement par rapport à l'entretien d'appréciation, ce n'est pas en faveur de ce dernier: un sur trois n'adhère pas du tout à la présentation officielle, alors qu'un sur cinq seulement est d'accord avec celle-ci.
Parallèlement, entre 29,0% et 63,9% des répondants au questionnaire se déclarent tout à fait d'accord avec les qualificatifs négatifs9: de un sur trois
Les résultats de mai 1995: une relative confirmation
Le questionnaire de juin 1994 sondait en quelque sorte les représentations a priori pour le plus grand nombre, puisque les trois quarts de l'échantillon (les non-cadres) n'avaient jamais passé d'entretien d'appréciation à cette date. Près d'un an plus tard, la même technique d'enquête a été utilisée dans les mêmes centres: à cette date, 80% de l'échantillon a déjà expérimenté au moins une fois l'entretien d'appréciation. Les résultats font ressortir une relative confirmation des réponses.
Les résultats
Le taux de réponse a été légèrement plus faible, quoique satisfaisant, 218 questionnaires ayant été collectés. Comme en juin 1994, l'analyse de la structure de l'échantillon permet de dire que celui-ci reproduit globalement les caractéristiques de la population de référence. La même technique d'analyse des correspondances multiples est utilisée pour visualiser les réponses, et fait apparaître que la structure d'ensemble ne change pas. Les modalités se distribuent toujours en trois pôles: un pâle « hostile » à gauche de la carte, un pâle de réponses mitigées en haut et à droite, un pôle « favorable » en bas à droite.
L'examen de tris à plat confirme cette répartition: les taux d'accord aux termes « positifs » se situent entre 8,3 % (solidarité) et 28,9% (dialogue), tandis que les taux d'accord aux termes « négatifs » restent compris entre 23,,4 % (subjectivité) et 53,7% (moyen de contrôle pour la hiérarchie).
Autrement dit, s'il y globalement toujours beaucoup de réponses intermédiaires, on distingue un gros tiers de réponses hostiles au nouveau système d'appréciation, contre un quart de réponses favorables.
Comparaison avec les résultats de juin 1994
Si la structure d'ensemble est la même, il y néanmoins quelques évolutions par rapport aux résultats de l'année précédente, que les seules moyennes ne permettent pas de repérer. Ainsi, on observe que le pourcentage de personnes tout à fait d'accord a augmenté pour les termes confiance (de 10,7 à 14,2%), échange ouvert et franc (de 15,9 à 19,7%),et dialogue(de 19,8 à 28,9%),
En revanche, une deuxième tendance équilibre la précédente: les pourcentages de « ta u t à fa i t d'accord » diminue pour une série de termes du discours «officiel»: c'est le cas par exemple pour développement des compétences (de 23,4 à 16,1 %), responsabilisation (de 25 à 22 %), solidarité (de 9,1 à 8,3 %), service public (de 17,5 à 13,8%), négociation des objectifs (de 27 à 18,8%), et professionnalisme (de
27,8 à 24,3 %).
Leçons de l'enquête
Cette petite enquête, menée sur seulement trois unités opérationnelles, ne prétend pas juger de la qualité du travail de la DRH de France Réseau, ni «pronostiquer» de la viabilité de son nouveau système d'appréciation. Elle est néanmoins suffisante pour qu'on en tire quelques leçons, tant pour l'aide à la décision des managers que pour la réflexion.
Leçons pour l'aide à la décision
L'hypothèse de la DRH, relativement «optimiste» quant à l'acceptation sociale du nouveau système, est démentie au vu des résultats: il existe avant comme après la généralisation des entretiens d'appréciation une proportion importante de personnes hostiles, et les réponses « partagées » de juin 1 99~4 ne se sont pas transformées en réponses favorables après l'expérimentation de l'outil. De même, l'hypothèse des syndicats «radicaux» se trouve contredite dans la mesure où, ni avant ni après la généralisation, il n'ya de raz-de-marée d'hostilité au système. Autrement dit, l'entretien d'appréciation ne convainc pas de lui-même, pas plus qu'il ne déçoit de façon massive: ce n'est ni un outil « magique », intrinsèquement bon et emportant naturellement l'adhésion, ni un outil «maudit», intrinsèquement dangereux et entraînant la désaffection. Une fois de plus, la réalité se trouve dans une position intermédiaire.
Plus précisément, le DRH peut tirer deux leçons particulières. En premier lieu, il ne doit pas se contenter des résultats d'une expérimentation en sites pilotes: ceux-ci, même s'ils sont utiles, ne peuvent refléter la généralité d'une acceptation sociale. On sait en effet que les sites pilotes sont toujours choisis en fonction de leur réceptivité plutôt élevée aux innovations et que le fait d'être objet d'attentions de la part d'une DRH est de nature à provoquer un «effet Hawthorne »: l'observation modifie les attitudes observées. En second lieu, si le DRH peut se réjouir du recul de la dénonciation des « magouilles » et des «passe-droits», il doit être attentif au fait que les termes connotant l'efficacité
Leçons pour la réflexion
L’hypothèse intermédiaire que nous avions proposée ne s'est révélée que partiellement validée au vu des résultats. Certes, il y a effectivement une disparité assez grande des réponses et des représentations qui les sous-tendent, et les pôles «hostile» et «favorable» dénotent des représentations apparemment stables et contradictoires. Mais nous avons été surpris par l'importance relative du pôle hostile, étant donné les résultats disponibles des derniers panels internes. Ce résultat est à mettre en rapport avec l'évolution du contexte stratégique de France Réseau, qui rend probable la perspective d'une privatisation et provoque une suspicion à l'égard du nouveau système d'appréciation: celui-ci n'est pas perçu en lui-même. Ainsi se trouve confirmée cette idée simple, mais si souvent battue en brèche dans la pratique et dans certains manuels: il ne faut pas envisager les techniques de gestion séparément du contexte social interne, ni du contexte stratégique de l'entreprise.
Par ailleurs, les différents pâles de réponses peuvent être interprétées avec la grille de lecture des « cités ». Le pôle « hostile » se caractérise par une dénonciation qui reprend la terminologie de la cité civique: les «passe-droits» et autres « magouilles » sont autant d'infractions à la légitimité de procédures collectives et transparentes. En regard, le pâle « favorable » ne se présente pas comme un pôle anti-civique, mais constitue plutôt un système de légitimité « synthétique », qui manie des justifications très diverses: l'entretien d'appréciation est vu comme étant au service du « professionnalisme » (justification industrielle), il favorise le «dialogue» (justification domestique), il est compatible avec le service public (justification civique), et il donne lieu à une négociation des objectifs (argument marchand). Ce pôle représente donc un compromis entre plusieurs mondes, et l'enjeu de la généralisation des entretiens d'appréciation à France Réseau peut se lire comme un affrontement entre d'une part la pureté du monde civique, d'autre part le dosage de différentes grandeurs. Seule la poursuite d’une étude longitudinale permettra de constater l'issue de cet affrontement.
CONCLUSION
Derrière son apparence lisse et logique, le système d'appréciation issu du modèle de la compétence
Christian Defélix (Ensce 90)
1 Nous empruntons à P. Zarifiarr(l 988) cette expression de «modèle de la compétence» pour désigner l'ensemble des pratiques de GRH centrées plus sur l'appréciation des performances individuelles que sur une gestion collective. L'objectif comportemental du modèle (la responsabilisation, le souci de gestion au niveau de chaque opérateur) est recherché notamment au travers de «fichiers de compétences» tenus par les DRH pour opérer un suivi individualisé des personnes et de leur mobilité, et par la fixation avec le salarié d'un cadre opérationnel qui identifie les objectifs et évalue les résultats en comparaison. Les entretiens d'appréciation individuels sont des supports pour de tels «fichiers de compétences» et un tel cadre relationnel.
2 Pour plus de commodité, nous l'appellerons «France Réseau» dans Ici suite du texte.
3 Les expressions placées en italique et entre guillemets sont des extraits de déclarations ou de documents internes.
4 Merci à Philippe Pechard pour son aide lors de la conception du questionnaire.
5 Ces termes sont présentés en annexe.
6 Ces variables, dont les modalités allaient de 0 à 7, ont été considérées non comme des variables quantitatives, mais comme des variables qualitatives ordinales, ce qui justifie le recours à une ancilyse des correspondances multiples.
7 Il s'agit de confiance, échange ouvert et franc, développement des compétences, responsabilisation, solidarité, service public, négociation des objectifs, professionnalisme,
9 Il s'agit de subjectivité, magouilles, entreprise privée, jugement, flicage, concurrence, inégalités, passe-droit, dérives, moyen de contrôle pour la hiérarchie.
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