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16 avril 2007

Labouchère est un bon coup

Publié par Pierre Morichau (1967) | N° 26 - Immobilier et Logement

Je vais scandaliser, et peut-être bien pervertir, quelques uns de mes camarades statisticiens : il est possible de gagner systématiquement à la roulette. Lorsque je me suis mis à mon compte, il y a plus d’un quart de siècle, je fus listé dans les Pages Jaunes comme « statisticien ». Un homme fort aimable m’offrit à boire et me demanda de lui construire une martingale, c’est à dire une règle de jeu permettant de gagner systématiquement à la roulette. Il citait en exemple un groupe d’anglais, qui avait plumé un casino méditerranéen au début des années soixante-dix en gagnant tous les soirs.

Je fus d’abord réservé, sachant comme tout le monde qu’au casino l’espérance de gain est nulle, et même un peu négative à cause du zéro. Il crut alors me séduire en faisant état de ses relations amicales avec le plus célèbre gangster de l’époque, un personnage qui réglait ses comptes privés à l’arme à feu. Je pris la fuite.

Je viens de lire, par hasard, le livre écrit par le meneur de ce groupe anglais, Norman Leigh. Un vieux dicton du monde des casinos dit : « le rouge sort parfois, le noir aussi, mais c’est le blanc qui finit toujours par gagner. » Il n’y a pas de numéro blanc dans une roulette, mais Monsieur Blanc fut le premier exploitant du casino de Monte-Carlo. C’est assez clair, et pourtant Norman Leigh le conteste de façon très convaincante.

Un coup à blanc pour s’échauffer

Il n’y a pas que l’espérance mathématique dans la vie. Voici un exemple. Un homme joue à pile ou face une fois par an. On suppose que la pièce est parfaite, donc qu’il a exactement autant de chances de gagner que de perdre, donc sa fortune devrait être constante. Il joue toujours la moitié de sa fortune, ni plus ni moins, de façon à ne jamais être ruiné et à pouvoir jouer indéfiniment. Pourtant, avec une espérance exactement nulle, il voit sa fortune fondre rapidement. Démontrez...

Pour compenser ses pertes, il a alors l’idée de placer sa fortune à intérêt entre deux jeux. Il constate (au bout d’un temps qui aurait désespéré le chevalier de Méré lui-même) que s’il place sa fortune à 15% par an elle s’érode lentement mais sûrement. S’il la place à 16%, elle augmente lentement. Démontrez...

Démonstration : chaque fois qu’il perd, sa fortune est divisée par deux. Chaque fois qu’il gagne, elle est multipliée par 1,5 seulement. Comme il perd aussi souvent qu’il gagne, au bout de 2n coups sa fortune est multipliée par (0,75)n. Elle fond rapidement. En moyenne, sa fortune est multipliée par 0,75 tous les deux ans, ou divisée par 1,333. Pour compenser exactement cette perte, il doit la multiplier par 1,333 tous les deux ans, ou par la racine carrée tous les ans. Cette racine est 1,155, donc il doit placer sa fortune à 15,5% par an. CQFD.

Il faut donc se méfier de l’espérance nulle : même complétée par une bonne dose de chance, elle peut ruiner.

La martingale des naïfs

Une martingale ne consiste pas à miser sur un événement probable, mais à organiser son jeu de façon à miser réellement sur un événement certain. Exemple : on sait que lorsque le rouge est sorti vingt fois de suite, il a encore une chance sur deux (au zéro près) de sortir. Mais Markov nous enseigne aussi que si le noir a une chance non-nulle de sortir, il finira par sortir.

La martingale la plus simple du monde consiste donc à jouer obstinément sur une couleur toujours la même, et sur rien d’autre, sans aucune interruption, en doublant la mise après chaque perte. Après n coups perdants, la mise est 2n. Si la bonne couleur sort enfin, on récupère la totalité des pertes plus une unité. En effet, on vérifie facilement que :

2n = 1 + 2 + … + 2n-1 + 1

Pourquoi tout le monde ne fait-il pas cela ? Comment les casinos existent-ils encore ? D’abord, on lance la roulette environ trente fois par heure (en France). Une série monochrome de dix n’est pas si rare. En une soirée, vous gagneriez quelques euros, tout juste de quoi payer votre ticket d’entrée et vos limonades au bar. Vous feriez mieux de cirer les chaussures à l’entrée du casino.

Ensuite et surtout, le casino se défend très simplement et victorieusement en imposant un plafond aux mises. Sur les bandes (rouge-noir, pair-impair, passe-manque), il est de l’ordre de 200 fois la mise unitaire. Après huit coups perdants, vous devriez miser 28, soit 256, c’est trop.
Vous pourriez demander à un acolyte d’entrer en piste et de jouer la moitié de votre mise calculée pour votre compte, ce qui repousserait le plafond à 400 unités, mais c’est interdit. Ça ne vous ferait d’ailleurs gagner qu’un tour, avec obligation de partager avec lui votre éventuel gain. Pas rentable du tout.
Vous pourriez encore attendre que le rouge soit sorti trois fois de suite pour jouer le noir, mais une série monochrome de 11 coups n’est pas encore extraordinaire. Et n’oubliez pas que lorsque vous touchez le plafond, vous ne pouvez plus récupérer vos pertes, qui sont exponentielles. Il faut gagner un grand nombre de fois une unité pour en récupérer 2n avec n grand.

Il existe d’autres martingales, utilisant des progressions plus raisonnables que 2n et combinant plusieurs chances (une bande, une douzaine, un numéro isolé, le zéro, avec des mises variées sur chaque) mais elles sont aussi perdantes, seulement un peu plus lentes à produire leur inévitable effet. Toutes les martingales ont ce principe en commun : augmenter la mise quand on perd, de façon à récupérer les pertes passées quand enfin on gagne, puisqu’on finira bien par gagner. C’est Norman Leigh qui a trouvé la solution : culbuter la bouchère.

La solution : « Labouchère inversé »

Henry Labouchère était, comme son nom ne l’indique pas, de nationalité britannique. C’était un politicien peu recommandable (oui, je sais, c’est un pléonasme). Il fut brièvement ministre de la reine Victoria, qui l’appelait « la vipère ». Il fut aussi, en qualité de journaliste et de touriste, témoin du siège et de la Commune de Paris en 1871. Il inventa une martingale, c’est à dire une loi de progression des mises, que Norman Leigh eut l’idée géniale d’inverser : puisqu’on perd toujours en augmentant sa mise après chaque coup défavorable, il doit suffire de faire le contraire pour gagner. En effet, quand le joueur accélère après un coup favorable, c’est le casino qui accélère après un coup favorable.

Le système de Leigh est simplissime : il joue systématiquement et simultanément sur le rouge et sur le noir, mais il joue plus sur la couleur qui sort que sur l’autre. Mais comment fait-il, puisqu’il ne sait pas quelle couleur va sortir ? En augmentant sa mise quand il gagne et en la réduisant quand il perd. Son événement quasi-certain, celui sur lequel il mise réellement, c’est que dans une soirée une roulette même parfaite ne produit pas exactement autant de rouge que de noir. Dès qu’une couleur sort plus que l’autre, il gagne. S’il sort exactement autant de rouge que de noir, il ne gagne ni ne perd. Il perd tout de même quand le zéro sort, mais c’est peu par rapport à ses gains.

La règle de Norman Leigh, ou la progression de Labouchère inversée, est la suivante: le joueur en s’attablant ouvre un bloc-note et écrit les quatre nombres 1, 2, 3 et 4 en colonne dans cet ordre. Puis il additionne les nombres extrêmes, écrit le résultat en bas de la colonne et joue cette somme sur une couleur, toujours la même. Quand il gagne, il recommence l’addition des extrêmes. S’il gagne tout de suite et continuellement, il joue 5, puis 6, puis 7, etc. S’il perd, il biffe les nombres extrêmes et joue le dernier nombre non biffé de sa colonne, donc il joue moins que ce qu’il vient de perdre.

Norman Leigh jouait avec une équipe de six joueurs autour d’une même table, un par bande. Les joueurs travaillant sans se regarder et sans calculer leur mise d’après celle d’un autre, ils ne jouent pas en groupe. il n’enfreignent pas la règle. A la sortie, ils mettent leurs résultats en commun, mais cela n’est pas interdit. Ils gagnèrent ainsi des dizaines de milliers de francs chaque jour quand la mise unitaire était cinq francs.

Jouer en équipe était indispensable pour couvrir toutes les bandes car chaque joueur devait ramasser ses gains, tenir son bloc-note à jour, calculer sa mise suivante, la constituer avec les jetons et les plaques en tas devant lui et la placer sur le tapis sans erreur, le tout en moins de deux minutes. Dans une salle surchauffée et enfumée, pendant des heures d’affilée sans boire - le casino a tôt fait de repérer celui qui gagne trop et de le persécuter pour le faire fuir - c’est un enfer. Il y a aussi des voleurs dans les casinos. Quand le gros gagnant regarde ailleurs, des mains prestes se tendent vers le tas de plaques et de jetons qu’il n’a pas le temps de ranger.

Ca marche vraiment ? Et pourquoi la bouchère ?

Oui, l’expérience montre que ça marche. Puisqu’on ne joue que sur une bande, vous pouvez simuler le jeu chez vous en jouant à pile ou face. Attention,vous devez réserver 1,37% de chaque mise pour le zéro pour être tout à fait réaliste : en France il y a un zéro et deux séries de 36 nombres sur le plateau de la roulette. Mais alors, comment se fait-il que les casinos existent encore ? Je viens de le dire : c’est de l’argent gagné péniblement. Je l’avais déjà écrit il y a dix ans dans mon livre « le guide du promoteur amateur » : on gagne beaucoup d’argent mais assurément pas en dormant. Le casino a encore d’autres moyens si celui que je viens de citer se révèle insuffisant : relisez le début de mon récit. Aujourd’hui un joueur seul pourrait couvrir plusieurs bandes, en s’aidant d’une calculette programmable, mais il lui resterait à défendre son magot sur la table. Et qu’il ne compte pas sur les croupiers pour l’aider à placer ses mises sur les cases lointaines.

Il y a aussi de la psychologie là-dedans. Je sais, pour avoir lu Dostoïevski et par expérience personnelle, qu’un gros joueur est un malade mental. Certains disent qu’il jouit à perdre, pas à gagner, ce qui me laisse dubitatif. Il est cependant d’observation courante qu’il ne quitte le casino qu’une fois lessivé jusqu’au dernier kopeck. D’autres disent qu’il jouit à gagner par la chance insolente, tandis que gagner en appliquant méticuleusement une méthode inventée par un autre ne lui procure aucune sensation agréable ; c’est plus crédible. Enfin et surtout, le casino dispose de moyens de défense autres que l’arithmétique. J’en ai évoqué un, les autres confinent au criminel. Je n’entrerai pas dans les détails pour ne pas risquer un procès en diffamation. Songez que, avec votre tête connue, vous allez sortir dans la rue après minuit, les poches bourrées d’argent liquide. Si vous devez embaucher des gorilles pour vous escorter, ça fait des frais.

Dernier problème : pourquoi la progression de Labouchère ? Eh bien, je ne sais pas. Une autre, même requérant une calculette, pourrait peut-être améliorer le score. J’observe que, lorsque le joueur perd, il recule en biffant le nombre en bas de sa colonne ; quand il gagne à nouveau, il repart dans une nouvelle progression arithmétique (pas géométrique) avec un point de départ plus faible mais une raison plus élevée puisqu’il a biffé des nombres en haut de sa colonne. La progression de Labouchère ne peut pas être préparée d’avance, puisqu’elle dépend du nombre de coups perdants précédant une série de coups gagnants. Si vous parvenez à modéliser ce jeu, et à démontrer que la progression de Labouchère a des propriétés indispensables, ou qu’une autre ferait encore mieux, ça m’intéresse beaucoup. Comme le savent tous les économistes les retraites fondent, ça ne fait que commencer, et quand ça finira je serai mort depuis longtemps.

Autrice

Pierre Morichau (1967)

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