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16 avril 2003

Le tour vu du quai

Publié par Pierre MORICHAU (ENSAE 1967) | N° 21 - Economies de Réseaux

Ne cherchez pas, ce n’est pas une contrepèterie.


A l’escale, ce qui frappe immédiatement le visiteur qui se croyait compétent, c’est la fragilité des bateaux. Ils ont eu le culot de passer le Raz de Sein sur ça ! « Ça » est une espèce de gros dériveur avec un mât comme un spaghetti, en plus mince, haubané par des fils d’araignée. Il y a trente ans, si un tel esquif avait coulé en contournant la Bretagne, l’enquête aurait désigné l’inaptitude du navire comme seule cause. Le Tour de France à la Voile (TFV), première édition, a eu lieu il y a 25 ans avec comme bateau monotype Écume de mer, pas plus grand que le Mumm actuel, mais réellement habitable avec une cuisine et capable de traverser un coup de torchon en Manche. J’observe que le TFV de cette année a connu un début laborieux pour cause de vent fort, d’où je déduis que le choix d’un voilier à hautes performances n’est peutêtre pas le plus judicieux : même le bizenesse (cf. infra) n’y trouve pas son compte, puisqu’il a fallu sauter des étapes pour rattraper le retard.

Ce qui frappe ensuite, c’est que les bateaux sont couverts de publicité comme de vulgaires footballeurs. Aujourd’hui, Bouygues Telecom paie pour que son fanion soit visible dans tous les ports d’escale. Autrefois, Francis Bouygues finançait sur ses deniers personnels un splendide voilier de course qui n’arborait rien d’autre que son nom, Oryx. S’il gagnait quelques fois, il ne rapportait jamais un sou. Le skipper était un ancien de l’ENSAE, pas professionnel du tout (ça n’existait pas à l’époque) mais je reviendrai sur ce point. Sur notre représentant cette année, dont je ne vous écrirai pas le nom car il y faudrait deux lignes entières , même la bôme porte les noms de généreux donateurs. On y voit paraît-il le nom de l’auteur, ce qui est une violation insolente du codicille attaché au chèque. Peine perdue : au port, les plis de la grand-voile affalée recouvrent l’objet du délit. Pour que si des fois ça suffirait pas, un taud criard recouvre encore les susdits plis. L’objet n’est visible qu’en mer, là où les badauds n’accèdent pas. Mais il y a une justice immanente : on n’a jamais vu une régate se dérouler sans que la bôme ne scalpe au moins un équipier qui se croyait intouchable en vertu de sa petitesse. J’ai donc, moi-même personnellement, fracassé l’occiput d’un de ces sales gosses. Ça leur apprendra.

Enfin, et cette fois il va bien falloir être un peu sérieux, la pub et le commerce sont partout autour de la darse. On ne peut pas en faire reproche aux organisateurs ni aux concurrents : une voile en kevlar et un mât en fibre de carbone coûtent des sommes gastronomiques. Heureusement que l’argent perd toute odeur quand le vent souffle du grand large. Tout de même, annuler des courses par vent faible pour arriver au port à heure fixe, parce qu’il faut vendre de la verroterie, c’est un peu beaucoup. Même le TGV Méditerranée n’a pas de ces scrupules chronographiques : il arrive à Nice quand il peut. TFV commence à ressembler furieusement au Tour cycliste. À quand le dopage ?

Sauf imprévu majeur les concurrents ne naviguent pas de nuit, ce qui est pourtant un art merveilleux ; il récompense des qualités humaines que tout le monde n’a pas. Dans le même ordre d‘idées, manchards et atlantistes vitupèrent la volage météo méditerranéenne au motif qu’elle ne donnerait pas la même chance à tous. C’est une conception véreuse de la démocratie, comme je m’en vais le démontrer. Il y a deux arguments. Le premier est qu’un navigateur compétent et attentif peut considérablement améliorer ses chances de trouver la bonne option tactique ; la météo n’est absolument pas une loterie. Le deuxième argument, c’est qu’un vent régulier accompagné d’une mer du même tonneau ne favorise pas le meilleur équipage mais le meilleur bateau, donc le plus cher. Montre-moi ta facture, je te dirai si tu gagnes. On pourrait aussi courir les régates dans un bassin de carène, ou les simuler sur un Cray. La prévision météo est un des derniers domaines où l’ordinateur ne fait pas mieux que l’homme, ne nous en privons pas ! Il y a un aléa, c’est vrai, mais il est maîtrisable et il donne l’opportunité d’exercer un talent de stratège : faut-il jouer l’option la plus probable ou celle qui donne une chance (même infime) de victoire ? Faut-il s’assurer d’une place honorable ou arriver soit premier, soit dernier, sans rien entre les deux ? Un statisticien- économiste devrait exceller à ce jeu. La prépondérance du commerce et de la professionnalisation pousse à la première solution (j’y reviens incessamment) tandis que les aficionados préfèrent évidemment la seconde. Ma dernière goutte de bile, mais il faut avoir subi la mal de mer sur un estomac déjà vidé pour savoir combien elle est amère, sera pour le règlement régissant les équipages. Qu’il y ait des professionnels, comment l’éviter ? Et pourquoi s’en plaindre ? Il faut bien donner à M6 quelque chose à se mettre sous la caméra. Mais on autorise les équipages étudiants à se faire renforcer par des pros, et ça c’est pas une bonne idée du tout. C’est pour les aider à figurer en bonne place, je n’en doute pas, mais ce n’est bénéfique qu’à courte vue. Pouce. Les équipiers ne tarissant pas d’éloges pour leurs cornacs, je dois à partir d’ici changer d’appellation.

D’abord « la célébrité » (ça va, comme ça ?) veut monter sur le podium, son gagne-pain en dépend, donc elle « assure » comme j’ai dit plus haut. Il y a trente ans, les professionnels étaient peu nombreux et le métier nouveau. Il fallait en faire parler, quitte à chavirer au large. Les professionnels prenaient des risques considérables et pas toujours considérés. Maintenant les subventions sont multiples, il y en a pour tout le monde, donc les pros font carrière plus ou moins à l’ancienneté, comme dans une administration. La compétition devient ennuyeuse comme un assaut olympique de fleuret où seuls les experts perçoivent les finesses des passes d’armes. Songez donc : en coupe America, où il n’y a que deux concurrents après la sélection, l’important n’est pas d’arriver vite mais d’arriver avant l’autre. Les deux concurrents tentent de se marquer dès avant le départ et n’ont qu’une idée : empêcher l’autre d’avancer en lui coupant le vent. Passionnant…

Ensuite et surtout, j’en ai fait l’expérience : la présence d’une célébrité sur le pont inhibe tout le reste de l’équipage. On n’ose plus seulement se gratter le nez sans solliciter respectueusement sa méthode et sa bénédiction. Ne pouvant veiller à tout, et redoutant l’erreur qui pourrait tourner au ridicule, la célébrité « assure ». Je n’en veux pas du tout aux célébrités, d’autant que j’ai aussi fait cette observation : plus la personne est célèbre, plus elle est modeste et sympathique. Mais elle devient aussi taciturne, ce qui fait qu’on s’ennuie à bord autant que sur terre. Ce n’est plus une régate, c’est un enterrement. On ne tient plus une écoute mais un cordon du poêle. C’est un fait : le travail des professionnels est moins attachant que celui des amateurs. Ou alors il faut que les pros vendent leur mort, comme des cascadeurs, ce qu’on ne veut certainement pas voir. Ce serait ça, la voile moderne ? Une espèce de Paris-Dakar, un sport pour garagistes qui ont réussi et pour chanteurs qui espèrent encore ?

En conclusion, nos jeunes camarades ont fait une prestation magnifique. Il me semble pourtant qu’ils auraient fait encore mieux s’ils avaient été lâchés, seuls parmi les requins, sur un vrai bateau et par un temps à ne pas mettre une vedette dehors. L’année prochaine, j’espère !

Et le mot de la fin, le seul que vous lirez, pressés comme vous êtes : la logistique était assurée par deux camionnettes où régnaient deux jeunes femmes ; « femme de marin, femme de chagrin » disait-on en Vendée au temps de la marine en bois. Comment ces héroïnes, auxquelles rien ne manque pour réussir dans la vie, ont pu supporter ce gang d’affamés mal lavés pendant tout un mois, cela passe l’entendement. La navigation à voile est bien un sport de masochistes.

Autrice

Pierre MORICHAU (ENSAE 1967)

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